Julian Assange – Ce que nous dit l’audience du 26 juin 2024 à Saipan — Frédéric Dumas

Julian Assange – Ce que nous dit l’audience du 26 juin 2024 à Saipan — Frédéric Dumas
Julian Assange – Ce que nous dit l’audience du 26 juin 2024 à Saipan — Frédéric Dumas

La conclusion des 14 ans de privation de liberté au Royaume-Uni de Julian Assange, au moyen d’une procédure de plaider-coupable propre au droit américain, mérite qu’on relise le déroulement des évènements de la journée du 26 juin. Le Guardian, journal britannique, a couvert en temps réel l’arrivée de Julian Assange ce mercredi 26 (mardi 25 soir en Europe) jusqu’à l’intérieur de la salle d’audience de la juge Ramona Manglona, sur les Iles Mariannes. Ce confetti de territoire américain est trop petit pour avoir le statut d’État (cinquante mille habitants, soit la population d’une bourgade), perdu dans une immensité d’eau au milieu du Pacifique Nord ; il fut pris aux Japonais lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette URL que le Guardian a consigné le déroulement de l’audience et le contenu de ce qui s’y est dit : https://www.theguardian.com/media/live/2024/jun/26/julian-assange-live…

Ce compte rendu se consulte à partir de la dernière page, puisque les évènements y apparaissent du plus récent au plus ancien. On y apprend ainsi des détails qui complètent l’atmosphère restituée par les télévisions.

Techniquement, depuis le lundi 24 juin et n’ayant pas encore quitté le territoire britannique, Julian Assange était libre : dans la nuit, il avait été extrait de la prison londonienne de Belmarsh et déposé à l’aéroport de Stansted, au nord de Londres. Dans la journée, il relisait une dernière fois l’accord de plaider-coupable négocié avec le Ministère de la Justice américain et le signait dans un des salons privés de l’aéroport. Il a quitté le Royaume-Unis sur un vol privé affrété par l’Australie, sans escorte policière, mais accompagné d’une infirmière, de son avocate Jennifer Robinson et de l’ambassadeur australien à Londres Stephen Smith. Bien que toujours accusé par le Ministère de la Justice américain, c’est donc un homme libre qui se présente le 25 juin au tribunal (mercredi 26 juin dans le Pacifique), sur l’ile américaine de Saipan, après une escale à Bangkok. Un voyage de plus de douze mille kilomètres.

À son arrivée au tribunal, pendant toute l’audience, puis plus tard lors de son vol ultérieur vers Canberra la capitale australienne, Julian Assange fut accompagné non seulement de ses avocats Jennifer Robinson (Australie) et Barry Pollack (États-Unis), mais aussi de Kevin Rudd, ambassadeur australien en poste à Washington, et Stephen Smith, ambassadeur australien en poste à Londres. Les juristes sauront dire si on a déjà vu une protection consulaire aussi baobesque être mise en oeuvre pour une affaire pénale. La présence de deux ambassadeurs dans la salle d’audience rehaussait au niveau d’affaire d’État la procédure en train de se dérouler. Leur présence dans l’avion de retour vers l’Australie semblait vouloir prévenir aussi, s’il était besoin, tout coup fourré putatif de la part des services spéciaux américains. Dans tous les cas, leur présence ne pouvait qu’aider, et même honorer Assange.

Pendant le déroulement de l’audience, avant que la juge Manglona ait pu suffisamment la faire avancer, passer en revue complètement l’accord de plaider-coupable, et bien avant de prononcer la culpabilité de Julian Assange, Wikileaks twittait que l’avion affrété par l’Australie reprendrait son vol et quitterait Saipan trois heures plus tard. Un signe que l’action du tribunal était chronométrée par l’organisation logistique convenue entre le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis, et que sa tâche était celle d’une chambre d’enregistrement.

L’absence totale de peine prononcée, au-delà de l’emprisonnement déjà subi à Belmarsh, va dans ce sens aussi. Le Ministère de la Justice demandait au tribunal de prononcer la peine le jour même, ce qui est inhabituel, mais ne pouvait formellement dicter au juge quelle peine prononcer. Pourtant, comme dans un théâtre bien réglé, la juge Manglona s’en est tenue à la peine suggérée, et s’est interdite toute initiative : ni période probatoire (faute d’antécédents délictueux), ni amende pécuniaire (l’accord de plaider-coupable «le déconseillait»), ni interdiction de s’exprimer (le fameux «gag order»).

Au cours de ces journées de lundi à mercredi, il est admirable que tout ce soit passé à la vitesse de l’éclair malgré les dizaines de milliers de kilomètres parcourus, les différentes frontières à passer (Royaume-Uni, Thaïlande, États-Unis, Australie), exactement comme cela avait été planifié entre les trois États, et avec un décalage horaire tel que les médias occidentaux ne pouvaient transmettre au public européen que des évènements déjà «froids», car s’étant déroulés une dizaine d’heures avant, pendant la nuit en Europe, comme pour préserver leur bon déroulement de tout interférence médiatique.

Quand on met bout à bout ces détails, on se demande ce qui restait de la puissance régalienne des États-Unis dans le dénouement de l’affaire Assange. Certes, sans l’accord du gouvernement américain, Julian Assange serait toujours à la prison britannique de Belmarsh. Mais quand même, la première puissance du monde a concédé une remise en liberté préalable à son ennemi public, avant qu’il ne se présente volontairement sur son territoire ; elle a ainsi renoncé au pouvoir coercitif qu’elle exerçait par sa procédure d’extradition. Elle a concédé aussi que le territoire du verdict puisse ressembler à un comptoir colonial perdu au bout du monde. Le pouvoir régalien exercé par les États-Unis était aussi affaibli, symboliquement, par la présence permanente d’une protection consulaire australienne au plus haut-niveau, et par ce programme si précisément chronométré de l’audience au tribunal de Saipan. Rien dans le déroulement de cette libération n’a fait penser à la grande puissance de l’Amérique.

D’autres détails dans le déroulé de l’audience rapporté par le Guardian éclairent aussi le fond de l’affaire. La négociation entre l’équipe de défense de Julian Assange et le Ministère de la Justice américain a vaporisé toutes les allégations dont les États-Unis avaient constitué leur acte d’accusation et leur demande d’extradition, à l’exception d’une seule, le coeur chimiquement pur du contentieux.

La seule accusation pour laquelle Julian Assange ait accepté de plaider coupable est aussi la seule qui soit factuellement vraie, et celle qu’il revendique. Devant la juge Manglona, fut ainsi retranscrite par le Guardian sa déclaration de culpabilité :

«En tant que journaliste, j’ai encouragé ma source à fournir des informations que l’on disait classifiées afin de les publier. Je pensais que le premier amendement protégeait cette activité, mais je reconnais qu’il s’agissait d’une violation de la loi sur l’espionnage.»

Voilà le début et la fin de la culpabilité reconnue par Julian Assange en échange de son retour à la liberté et mettant un terme à toute poursuite américaine : je suis journaliste, j’ai agi comme agissent tous les journalistes. La loi américaine sur l’espionnage criminalise le travail de journaliste. Je reconnais qu’il me serait donc difficile d’obtenir un acquittement devant la justice américaine ; c’est pourquoi j’ai négocié cette reconnaissance de culpabilité avec votre Ministère de la Justice.

Dans sa reconnaissance même de culpabilité, Julian Assange continuait à adresser la même critique aux États-Unis, en les plaçant devant leurs contradictions : votre loi américaine sur l’espionnage prétend criminaliser le travail de la presse depuis des sources gouvernementales non-officielles, elle prétend s’opposer au contrôle public de l’action politique, lorsque celle-ci est délictueuse mais couverte par le secret d’État. Elle prétend priver le journalisme de son rôle historique de contre-pouvoir.

Le New York Times ne s’y trompe pas et publiait ses inquiétudes dès le 25 juin 2024 : https://www.nytimes.com/2024/06/25/us/politics/assange-plea-deal-press…

Les États-Unis sont parvenus à enregistrer la reconnaissance de culpabilité d’un journaliste. Mais le point même sur lequel Julian Assange reconnait sa culpabilité est le coeur de l’antagonisme existant aux États-Unis entre la raison d’État et la liberté de la presse d’investigation. Julian Assange a désormais cette affaire derrière lui, tandis que le reste de ses confrères y sont désormais confrontés comme menace potentielle devant eux.

Frédéric Dumas

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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