Au sein des cercles académiques, l’on s’accorde généralement à reconnaître que le plaidoyer des chrétiens en faveur de la restauration juive a pris son essor après la Réforme protestante, s’enracinant profondément dans le sol fertile de l’Angleterre du XVIIe siècle [1]. Selon cette école de pensée, les prémices du sionisme chrétien ont précédé et pavé la voie au sionisme politique juif. C’est ainsi que Dominique Perrin a écrit à ce propos :
« En réalité l’idée d’une restauration politique juive en Palestine a d’abord germé hors du monde juif. Ce sont principalement des intellectuels protestants qui sont les auteurs de diverses propositions. […] Ils se rattachent à tout un courant du puritanisme anglo-saxon qui, par confiance dans la vérité de la parole divine, acceptait comme littérales les promesses à Israël formulées dans la Bible juive et reprises dans le Nouveau Testament. » [2]
Cependant, comme l’a brillamment démontré Youssef Hindi, l’idée du rétablissement d’Israël en Palestine avait déjà pris racine dans l’esprit de certains kabbalistes juifs de l’époque médiévale. Deux siècles et demi avant l’avènement de la Réforme, Moïse Nahmanide (1194-1270) fut « le premier kabbaliste à théoriser le messianisme actif en écrivant […] que la venue du Messie est conditionnée par des actions et une attitude adéquate de la part du peuple juif » [3].
À cet égard, il est opportun de rappeler qu’au commencement de la Réforme, les premiers théologiens protestants s’opposaient généralement au millénarisme, associant cette doctrine au judaïsme. En 1530, à la suite de la Confession d’Augsbourg, les luthériens rejetèrent formellement le millénarisme. L’article XVII dénonçait « certaines doctrines juives que l’on rencontre aussi actuellement, d’après lesquelles, avant la résurrection des morts, les saints et les pieux régneront seuls sur la terre et anéantiront tous les impies » [4]. De même, le réformateur suisse Heinrich Bullinger (1504-1575) exprima dans la Deuxième Confession helvétique : « Nous rejetons également le rêve juif d’un millénaire, ou d’un âge d’or sur terre, avant le jugement dernier. » [5] En 1553, sous l’égide de Thomas Cranmer (1489-1556), l’Église anglicane formalisa une déclaration contre le millénarisme, voyant dans cette doctrine une « fable de l’adoration juive ». Cet article fut cependant omis en 1563 lors de la révision sous le règne d’Élisabeth Ire.
Dans un article récent intitulé « Le prisme biblique et la lumière nietzschéenne », Laurent Guyénot confronte avec éloquence et sagacité la thèse conventionnelle relative à l’ascension du sionisme au sein des cercles élites britanniques. Il récuse l’hypothèse tenace selon laquelle cette promotion du sionisme résulterait essentiellement de motifs théologiques, en particulier du dispensationalisme. Cette doctrine théologique postule, entre autre, que le retour du Christ serait conditionné par l’établissement des juifs en Terre sainte. Guyénot considère que cette interprétation est réductrice car elle échoue à saisir la complexité des dynamiques historiques et idéologiques à l’œuvre dans le soutien britannique au sionisme.
Laurent Guyénot avance alors une thèse audacieuse : en admettant l’Ancien Testament au sein de la Bible, le christianisme aurait, selon lui, implicitement avalisé le récit national juif, où le peuple élu par Dieu se trouve au centre. En acceptant cette narration, les chrétiens, avance-t-il, se seraient laissés captiver par l’idéalisation d’Israël en tant que peuple choisi et chéri par le Divin, prédisposant ainsi à une adhésion au projet sioniste. Une adhésion qui, selon l’auteur, aurait octroyé aux juifs une sorte de mandat divin pour évincer hier les Cananéens, aujourd’hui les Palestiniens, qui oseraient s’opposer à la suprématie d’Israël. En des termes aussi incisifs que percutants, Guyénot écrit :
« On peut aussi dire qu’à l’intérieur de chaque chrétien il y a un sioniste. Cela ne vaut pas seulement pour le « chrétien sioniste », qui est un sioniste qui s’assume, mais aussi pour le chrétien en général, qui est un sioniste qui s’ignore. Il est sioniste dans la mesure où il est biblique. Il a trouvé normal qu’Israël renaisse en Palestine, et il a reproché au monde arabe de ne pas trouver ça normal. »
Selon Laurent Guyénot, le sionisme chrétien ne serait donc pas une question exclusivement protestante, mais engloberait le christianisme dans son ensemble :
« Tenant pour une vérité indiscutable, ou à défaut pour une idée raisonnable, qu’Israël fut le peuple élu, le seul peuple aimé de Dieu à l’époque biblique, l’opinion publique européenne, catholique comme protestante, a été plutôt bien disposée à l’égard d’un projet qui visait explicitement à faire renaître ce même Israël. »
Cependant, en analysant la place qu’occupe le peuple Juif dans la théologie chrétienne, nous constatons que cette question est bien plus complexe qu’il n’y parait.
Sionisme et tradition catholique
Il convient tout d’abord de souligner l’anachronisme flagrant qui émane de l’usage du terme sionisme durant le premier millénaire de l’ère chrétienne. En effet, il est crucial de comprendre que, contrairement aux assertions véhiculées par les zélotes de cette doctrine, les soulèvements juifs du Ier et du IIe siècle contre la domination romaine n’ont point abouti à une expulsion massive et totale des habitants de la terre d’Israël. Par ailleurs, l’interdiction émise par les autorités rabbiniques eux-mêmes concernant le retour des juifs en Terre sainte rendait par là même impossible et inconcevable la concrétisation d’un tel dessein. Néanmoins, à partir des inclinations des pères de l’Église envers le judaïsme et des évolutions théologiques du dogme chrétien, il nous est permis de conjecturer l’accueil qui aurait été réservé au sionisme si cette idéologie avait vu le jour en leur temps.
Au cours des deux premiers siècles de notre ère, certaines figures éminentes du christianisme se sont exprimées en faveur d’un rétablissement des juifs en terre sainte ; toutefois leur prise de position se doit d’être nuancer. S’il est vrai que, par exemple, Tertullien (160-225) écrivit dans De la pudicité qu’il « convient au chrétien de se réjouir et non de s’attrister du rétablissement des juifs, puisque notre espérance tout entière repose sur le même fondement que l’attente d’Israël ». Il ajoute, dans le même traité, que « les plus nobles prérogatives ont été accordées au juif ; toutefois, elles lui ont été enlevées à cause de son intempérance ; à plus forte raison, la terre des promesses paternelles » [6].
à la même époque, Irénée de Lyon (130-202), un autre champion de la foi chrétienne, exprimait des opinions similaires. À travers les pages de son œuvre monumentale, Contre les hérésies, il pourfendait les ombres de la gnose déviante tout en exaltant la promesse immuable faite à Abraham : « Pourtant Abraham ne reçut sur terre aucun héritage, pas même un pouce de terrain, mais toujours il y fut « un étranger et un hôte de passage. » […] Si donc Dieu lui a promis l’héritage de la terre et s’il ne l’a pas reçu durant tout son séjour ici-bas, il faut qu’il le reçoive avec sa postérité, c’est-à-dire avec ceux qui craignent Dieu et croient en lui, lors de la résurrection des justes. » Mais il ajoute aussitôt : « Or sa postérité, c’est l’Église, qui, par le Seigneur, reçoit la filiation adoptive à l’égard d’Abraham. » [7]
Cette conviction selon laquelle l’Église avait supplanté l’ancien Israël fut ultérieurement désignée sous le terme de « théologie de la substitution » ou de supersessionnisme. Cette pensée trouve ses premières ébauches dans l’épître de Barnabé, rédigée aux confins du premier siècle ou aux aurores du second. L’auteur de ce traité, évoquant les terres où le lait et le miel coulait à flots, ne dissimule point son dessein de revêtir la robe sacrée du peuple élu. Avec une assurance inébranlable, il proclame : « C’est donc bien nous [les chrétiens] qu’il a introduits dans une terre excellente. » [8] Ainsi, par la plume inspirée de cet écrivain anonyme, se dessine la destinée glorieuse du nouvel Israël, laissant derrière lui les vestiges de l’ancien peuple élu.
La paternité de la théologie de la substitution est cependant attribuée à Justin Martyr (100-165), considéré comme l’un des premiers apologistes chrétiens. Malgré ses origines juives avant sa conversion au christianisme, il manifestait dans ses écrits une certaine hostilité envers la foi de ses ancêtres. Il leur reprochait notamment leur incapacité à discerner les prophéties de l’Ancien Testament, celles-là mêmes que les chrétiens interprétaient comme les prémonitions du Messie attendu, Jésus-Christ. Il soutenait que le christianisme constituait la continuité et l’aboutissement des enseignements prophétiques, consacrant ainsi la croyance en la supplantation du judaïsme par le christianisme, comme émanation authentique de la volonté divine.
Si la question du rétablissement des juifs dans leur ancienne patrie n’était pas totalement absente dans l’esprit des premiers pères de l’Église, l’éclat d’un tel projet se voilait devant la conviction de la prééminence du christianisme sur l’antique Israël. Tel est le constat que dresse sur l’Église primitive l’érudit et professeur en langues bibliques Carl Ehle (1927-2013) : « Ce qui est singulièrement absent des premiers projets millénaristes, c’est le motif de la restauration d’Israël […] les pères de l’Église à partir du deuxième siècle n’ont encouragé aucune idée d’une renaissance de l’Israël national. » [9] Jusqu’au concile de Vatican II, l’idée que l’avènement de Jésus reléguait aux oubliettes l’Ancienne Alliance a profondément teinté la manière dont les chrétiens se percevaient eux-mêmes ainsi que le judaïsme
Après les écrits de Justin Martyr, dont la plume a répandu avec zèle le concept du supersessionisme, émergea une deuxième interprétation théologique qui vint brider davantage l’idée d’une renaissance de l’Israël national : l’amillénarisme.
Au cours des deux premiers siècles de notre ère, les chrétiens avaient été de fervents pré-millénaristes. Les tenants de cette tendance croient généralement en une interprétation littérale et future des prophéties bibliques concernant les événements de la fin des temps, notamment le retour de Jésus-Christ, la résurrection des morts, le Jugement dernier et le règne millénaire de Christ. À leurs yeux, le retour de Jésus-Christ se produira avant le millénium (une période de mille ans) décrit dans le livre de l’Apocalypse. Pendant cette période, le Christ régnera physiquement sur la terre, établissant une période de paix et de justice avant le jugement final.
Malgré son ardent plaidoyer en faveur du prémillénarisme, Justin Martyr attestait de la coexistence, au sein de la communauté chrétienne, de pensées divergentes, sans toutefois les reléguer au rang d’hérésie. Il concède que son interprétation littérale des prophéties bibliques ne faisait pas l’unanimité parmi ses coreligionnaires, affirmant que « beaucoup de ceux qui appartiennent à la foi pure et pieuse et qui sont de vrais chrétiens pensent autrement » [10].
Or, aux abords du IIIe siècle, émergeait une marée d’opposition grandissante à l’égard du pré-millénarisme, portée sur les ailes du discours éloquent d’Origène (185-253). Ce théologien originaire d’Alexandrie (Égypte), professait avec conviction que, par la venue du Messie Jésus, toutes les prophéties liées à l’ère messianique avaient trouvé leur aboutissement. Selon cette croyance eschatologique, connu sous le nom d’amillénarisme, le millénium se voyait interprété de manière symbolique, représentant le règne spirituel de Christ dans les cœurs des croyants pendant toute l’ère de l’Église, plutôt qu’un règne terrestre physique et temporel. Les prophéties concernant Israël devaient être appréhendées à travers le prisme de l’allégorie plutôt que de la littéralité [11]. Cette perspective amoindrissait l’espoir d’une restauration juive sur la terre d’Israël [12].
À la suite des travaux d’Origène, d’autres pères de l’Église exprimèrent leur opposition au pré-millénarisme. Denys d’Alexandrie (190-264) se dressa contre l’interprétation littérale des Écritures proposée par l’évêque Nepos, contribuant ainsi à l’adoption de l’amillénarisme dans la région [13]. Eusèbe de Césarée (260-339), historien de l’Église, méprisa le prédicateur Papias pour sa lecture littérale de l’Apocalypse, le considérant comme « un homme de petite capacité mentale », illustrant ainsi la montée en puissance de l’amillénarisme et la désaffection envers les interprétations millénaristes [14].
Reprenant à son compte la méthode d’interprétation d’Origène, Augustin d’Hippone (354-430 CE) enfonça le dernier clou dans le cercueil du pré-millénarisme. Bien qu’initialement acquis à cette tendance, tel un navire voguant sur les flots de la pensée, il dévia rapidement de sa route, préférant s’abreuver aux sources d’une interprétation allégorique. Dans les lignes majestueuses de son œuvre intemporelle, La Cité de Dieu, Augustin développe et systématise l’amillénarisme, la croyance selon laquelle le millénaire évoqué dans l’Apocalypse de Jean est spirituel et non terrestre. Il écrit : « Les juifs sont rétablis dans leur pays, et Dieu leur accorde de jouir en paix de ce qu’ils désiraient autrefois dans des guerres sanglantes. Mais cette paix est une figure de la paix spirituelle. » [15]
Depuis les travaux d’Augustin, la vision amillénariste s’est imposée et a dominé l’exégèse catholique sans conteste pendant plus de mil ans, reléguant quasiment au néant le pré-millénarisme. Le savant théologien d’Oxford, Alister McGrath, a souligné que « toute la théologie médiévale porte en elle l’empreinte augustinienne, plus ou moins profondément » [16]. L’éminent évêque d’Hippone demeure toujours l’un des éléments les plus puissants de la pensée religieuse occidentale. Son influence a non seulement modelé le visage de l’Occident médiéval mais a également marqué de son sceau les réformateurs protestants, qui invoquaient incessamment ses enseignements lors de leurs propres joutes intellectuelles. Ainsi ne serons-nous pas surpris d’apprendre que, dans les dédales des croyances eschatologiques médiévales, les théologiens catholiques se sont montrés peu sensibles au projet de rétablissement d’Israël.
Joachim de Fiore (1135-1202) fut certainement de ceux là. Même si certains pensent qu’il aurait pu être d’origine juive [17], sa pensée était incompatible avec le sionisme. « La conversion finale des Juifs était un thème médiéval commun, mais qui revêtait une signification particulière pour Joachim » [18], note la spécialiste Marjorie Reeves. Il était courant dans l’eschatologie médiévale d’envisager une époque future dans laquelle « Rome devait être la capitale temporelle du monde, Jérusalem la capitale spirituelle » [19].
Sur les pas de Joachim, tel un géant parmi les théologiens, avançait Thomas d’Aquin (1225-1274). Dans son œuvre monumentale, la Somme théologique, il sondait les abysses de la condition juive, énonçant avec une autorité inébranlable que les terres de Palestine ne devraient point s’incliner sous le joug juif, ce peuple ayant sur son dos le fardeau collectif de la crucifixion :
« Quant aux juifs, ils doivent être maintenus dans une condition servile à cause de leur crime de crucifixion et parce qu’ils sont le peuple déicide. De plus, il faut les empêcher de répandre leur doctrine, et cela, en premier lieu, à l’aide de la puissance de l’Église, à savoir en les empêchant de se propager librement. » [20]
Cependant, malgré cette tendance dominante, quelques voix marginales émergèrent à la fin du Moyen Âge, prédisant un destin pour les juifs en terre d’Israël. Gérard de Borgo San Donnino (?-1276), par exemple, enseignait que certains juifs seraient bénis en tant que tels à la fin des temps et réintégreraient leur patrie ancestrale [21]. De même, Jean de Rupescissa (1310-1366) pourrait être considéré comme un chrétien sioniste. À son sujet, Robert Lerner commenta ainsi :
« Pour lui, les juifs convertis deviendraient la nouvelle nation impérial de Dieu et Jérusalem seraient complètement reconstruites pour devenir le centre de la foi purifiée. Pour preuve, il s’appuie sur une exposition littérale des prophéties de l’Ancien Testament qui jusqu’alors avaient été lues par les exégètes chrétiens pour s’appliquer soit au temps de l’incarnation, soit à la Jérusalem céleste dans l’au-delà. » [22]
Au-delà de ces rares érudits médiévaux, l’âme catholique persistait, dans ses pensées, ses paroles et ses actes, à s’opposer farouchement à toute idée de retour des juifs en Terre sainte. Il convient à cet égard de rappeler les vaines tentatives des kabbalistes juifs, visant à entraîner les nations catholiques dans une guerre contre l’empire ottoman, afin d’établir un État juif indépendant en Palestine. Ces aspirations s’achevèrent invariablement dans l’ombre lugubre des désillusions pour leurs instigateurs.
Au XIIIe siècle, Abraham Aboulafia (1240-1291) entreprit un périlleux voyage jusqu’à Rome, animé du dessein d’aborder le pape Nicolas III pour plaider la cause des siens. Mais les grilles du destin se refermèrent sur lui, le condamnant à mort, bien que la sentence suprême ne trouva pas son exécution.
Deux cent cinquante ans plus tard, à Ratisbonne, David Reuveni (1490-1541) et Solomon Molcho (1500-1532) s’aventurèrent à rencontrer l’empereur Charles Quint. Leur entrevue, empreinte de mystères, ne laissa guère de traces écrites, mais les parchemins témoignent de l’audacieuse proposition de Molcho : une alliance armée judéo-chrétienne pour reconquérir les terres saintes. Les geôles impériales devinrent leur destinée, les ramenant en Italie. À Mantoue, le tribunal ecclésiastique scella le sort de Molcho dans les flammes de l’exécution, en ce sombre mois de décembre 1532 [23].
Plus près de nos jours, se dresse l’opposition du pape Pie X à l’égard du dessein sioniste. En janvier 1904, alors que Theodor Herzl quêtait des appuis pour son rêve d’un foyer juif en Palestine, il franchit les portes du Vatican. Mais l’auguste souverain pontife lui opposa un refus catégorique. Dans les pages de son journal, Theodor Herzl retranscrit les paroles que lui aurait adressées le pontife suprême : « Nous ne pourrons pas empêcher les juifs d’aller à Jérusalem, mais nous ne pouvons en aucun cas soutenir cela. » Et d’ajouter, d’une voix grave empreinte de conviction : « Les juifs n’ont pas reconnu Notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif. » Ce non possumus pontifical demeurera longtemps le leitmotiv du Saint-Siège, préoccupé par le maintien de la paix en ces contrées, la protection des fidèles chrétiens, et la sauvegarde des lieux saints [24].
Ainsi donc, tel que ce court récit l’a esquissé, depuis les premiers pères de l’Église jusqu’à une époque récente, les théologiens catholiques se sont généralement montrés réticents à l’égard du retour des juifs en Terre sainte. À l’exception d’Irénée de Lyon et, dans une moindre mesure, de Justin Martyr, les pères de l’Église n’ont guère plaidé en faveur de l’établissement des juifs dans leur antique patrie, certains manifestant même une opposition ouverte. Par conséquent, prétendre que la présence de l’Ancien Testament dans la Bible des chrétiens expliquerait leur inclination favorable envers le sionisme se voit contredite par l’opposition constante et abondamment attestée des théologiens catholiques.
Leurs opinions étaient souvent influencées par leur interprétation des Saintes Écritures et par les contextes historiques dans lesquels ils évoluaient. À partir du IIe siècle, se dessinent les prémices du supersessionisme, doctrine selon laquelle l’Église chrétienne aurait supplanté Israël. Un siècle plus tard, sous l’égide de la lecture allégorique proposée par Origène et popularisée par Augustin, la pensée prémillénariste qui avait autrefois prévalu dans l’Église céda la place à l’amillénarisme. Cette dernière tendance, rejetant l’avènement physique et temporel du Christ sur terre, reléguait par la même occasion le retour des enfants d’Israël en Terre sainte au rang de préoccupation mineure pour la venue du Christ ou l’accomplissement des promesses divines [25].
Cependant, ne serait-il pas concevable que tous les théologiens catholiques, depuis les premiers pères apostoliques jusqu’à Pie X, aient erré dans leurs interprétations des Saintes Écritures ? Ne serait-il pas plausible que l’opposition croissante des chrétiens envers les juifs, le supersessionisme et la lecture allégorique soient le fruit d’une mauvaise compréhension des textes sacrés ?
L’honnêteté nous invite à considérer cette hypothèse. Pour y répondre, il nous faut plonger dans les écrits qui ont engendré le christianisme. Leur examen révèle, comme souvent, un tableau complexe et nuancé.
Retour sur le christianisme primitif
Divers indices laissent entrevoir que le christianisme primitif formait initialement une fédération de petites communautés, toutes se réclamant de la foi en Jésus, mais profondément divergentes les unes des autres. Ces courants évoluèrent au fil du premier siècle, se déplaçant tant géographiquement que sociologiquement. Leurs théologies se métamorphosèrent au gré des vicissitudes et des nouveaux défis, générant des synthèses ou des scissions, et donnant naissance à de nouvelles interprétations. Les mouvements initiaux liés à Jésus n’ont pas laissé des empreintes historiques et littéraires d’une uniformité marquée. Certains ont perduré, tandis que d’autres ont rapidement sombré dans l’oubli, et peut-être certains demeurent méconnus par manque de documentation.
Intéressons-nous à présent à deux courants majeurs qui ont laissé leurs empreintes théologiques dans le texte du Nouveau Testament :
1. La communauté de Jérusalem – Cette assemblée est formée d’habitants de Jérusalem (ou de Judée), adeptes de l’araméen et lecteurs assidus de la Torah en hébreu, d’où leur appellation d’Hébreux. Ils confessent en Jésus le Messie d’Israël tout en demeurant profondément attachés à leur identité juive et au vénérable Temple. Ils ont saisi la mission de Jésus comme une rénovation intrinsèque du judaïsme. À leurs yeux, Jésus incarne le « nouveau Moïse », l’ultime interprète de la Torah qu’il vient accomplir, instaurant ainsi une forme de « rabbinisme chrétien ». Les membres de cette communauté se tournent exclusivement vers le peuple d’Israël auquel ils appartiennent, aspirant à revitaliser la foi juive à partir des enseignements de Jésus, tout en préservant leurs repères identitaires fondamentaux tels que la circoncision, le sabbat, et certaines règles alimentaires. En réalité, ces pratiques renvoient à l’ensemble des prescriptions de la loi de Moïse. La figure éminente et le guide de cette communauté sont Jacques, le frère de Jésus. Il est manifeste que la communauté de Jérusalem se perçoit comme l’épicentre du mouvement initié par Jésus, et elle aspire à superviser tous les domaines missionnaires en dehors de Jérusalem, provoquant ainsi des conflits inévitables.
2. Les chrétiens hellénistes – Sous la houlette de l’apôtre Paul, cette communauté était principalement composée par des juifs de la diaspora, résidant autour du bassin méditerranéen, portant l’empreinte culturelle de la Grèce. Paul, que l’on nommait aussi Saül de Tarse, se dressait en pharisien juif qui, touché par une expérience mystique sur le chemin de Damas, s’était converti au christianisme. Il devint un artisan de l’expansion du christianisme parmi les non-juifs, les gentils, et contribua de manière significative à l’élaboration théologique de l’Église naissante. Une des distinctions majeures résidait dans l’accueil des gentils sans les astreindre à la circoncision ni aux rigueurs d’autres préceptes de la loi juive. Paul plaida en faveur de la foi en Jésus-Christ comme voie de salut, au lieu de la stricte observance de la loi mosaïque. À l’inverse de certains groupes chrétiens judaïsants, attachés à perpétuer les coutumes et rituels juifs, les disciples guidés par Paul jouissaient d’une plus grande liberté dans leurs pratiques.
Ces deux communautés – les chrétiens judaïsants et les chrétiens hellénisés – étaient toutes deux porteuses en leur sein de conceptions religieuses singulières qui transparaissent subtilement dans les écrits néotestamentaires. Jacques insistait avec vigueur sur l’indispensabilité des œuvres en complément de la foi. Dans son épître, il proférait : « Mes frères, que sert-il à quelqu’un de dire qu’il a la foi, s’il n’a pas les œuvres ? La foi peut-elle le sauver ? […] Ainsi la foi, si elle n’a pas les œuvres, est morte en elle-même. » (Jacques 2:14, 17-18) De son côté, Paul, propagateur infatigable de la justification par la foi en Jésus-Christ plutôt que par les œuvres de la loi de Moïse, laissait poindre sa conviction dans la lettre aux Romains : « Car nous estimons que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi. » (Romains 3:28)
Avec le passage du temps, l’Église est parvenu à édifier un équilibre subtil entre ces deux perspectives, élaborant avec une minutie croissante la doctrine de la justification par la foi et la juste place des œuvres dans l’existence chrétienne. Il n’empêche qu’à l’origine, les débats furent rudes. La querelle, se cristallisant autour des pratiques religieuses, s’incarnait dans une question délicate : fallait-il contraindre les chrétiens d’origine païenne à se plier à la loi de Moïse, comme le préconisaient les judéo-chrétiens ? Pour Jacques, la réponse était affirmative, tandis que Paul apportait un non ferme à cette injonction. Derrière cette joute doctrinale transparaissent d’autres questionnements : était-il légitime d’octroyer une primauté aux initiateurs du christianisme, les judéo-chrétiens, par rapport aux helléniques, les pagano-chrétiens, qui le recevaient ? La structuration doctrinale du christianisme devait-elle émaner d’une réitération, où le judaïsme serait transplanté tel un germe dans le terreau du christianisme, ou bien résider dans une inculturation, où le judaïsme s’intègrerait en se pliant et s’adaptant à une culture étrangère ?
Dans ce tourbillon d’opinions discordantes, le tumulte éclata de manière véhémente lors de l’incident d’Antioche (Galates 2:11-14). Dans la communauté antiochienne, les chrétiens d’origines juive et païenne en étaient venus à prendre en commun leurs repas, ce qui allait à l’encontre des prescriptions alimentaires juives. Pierre et Barnabé, premier compagnon missionnaire de Paul, n’avaient pas vu, dans un premier temps, d’objection fondamentale à une telle pratique. Mais quand surviennent des émissaires de Jacques pour rappeler tout ce beau monde à la raison, ils renoncent à cette commensalité, à l’exception de l’apôtre Paul qui se montra intransigeant sur cette question.
Se retrouvant seul face aux partisans de Jacques et de ces propres alliés (Pierre et Barnabé), Paul tient bon face à tous. Céder, en l’occurrence, c’eût été pour lui reconnaître qu’il y a des croyants « à deux vitesses ». Il y aurait, d’une part, ceux qui, étant encore soumis à la Loi, relèvent de l’élite. Il y aurait, d’autre part, ceux qui, non astreints à cette Loi, se voient certes reconnaître un statut, mais celui de simples assimilés qui ne sont pas admis au même titre que les autres au banquet du Royaume. Or, pour Paul, les croyants sont tous égaux devant Dieu, dépendants qu’ils sont tous, fondamentalement, du salut manifesté en Jésus-Christ.
Puisque les gentils ne suivaient tous les principes de la loi mosaïque, leur inclusion dans le judaïsme a posé un problème pour l’identité judéo-chrétienne de certains proto-chrétiens [26]. La circoncision en particulier était considérée comme un signe de l’appartenance à l’alliance abrahamique, et la faction la plus traditionaliste des chrétiens juifs – probablement des pharisiens convertis – insistait sur le fait que les convertis païens devaient également être circoncis [27]. Là encore, Paul s’est fortement opposé à l’insistance sur le respect de tous les commandements juifs [28], considérant cela comme une grande menace pour sa doctrine du salut par la foi en Jésus.
L’histoire, en son implacable progression, verra la prééminence du parti de Paul triompher, érigeant ainsi une refondation universelle sur des assises nouvelles. Cette victoire nous est contée dans Actes 15. Face aux vives altercations causées par ceux qui enseignaient que le recours à la circoncision était indispensable au salut, il fut décidé de tenir à Jérusalem un concile apostolique (versets 1-3). À l’issue des débats, il fut décidé de ne pas « tracasser les païens qui se convertissent à Dieu » en leur imposant de se soumettre aux préceptes de la Loi de Moïse (verset 19). Ce fut là une victoire décisive pour Paul qui contribua à consolider son interprétation du salut.
Au-delà des justifications théologiques, cette décision traduisait en réalité le nouveau rapport de force. Si à l’origine les tous premiers chrétiens étaient, pour la plupart, issus du judaïsme, ils devinrent au fil du temps de plus en plus marginaux, à mesure que des non-juifs commencèrent à embrasser le christianisme. Bien que le christianisme ait commencé comme une secte juive, le message apostolique reçut un meilleur accueil dans le monde païen que chez les juifs eux-mêmes, de sorte qu’en quelques décennies à peine, les chrétiens judaïsant, jadis majoritaires, devinrent une minorité, rendant leurs appétence pour la loi mosaïque plus difficile à imposer aux chrétiens gentils. D’autant plus que la communauté de Jérusalem fut cruellement décimée par les ravages de la première guerre juive, qui s’étendit de 67 à 70, marquée par la dévastation du Temple par les Romains.
Cette marginalisation progressive du parti des chrétiens judaïsants n’a cependant pas conduit à leur disparition. Au cours du IIe siècle, les pères de l’Église témoignent encore de la présence de semblables mouvements dissidents. Irénée de Lyon signale leur rejet de l’apôtre Paul, allant jusqu’à le qualifier d’apostat vis-à-vis de la Loi [29]. Jusqu’au IVe siècle, des allusions persistent à ces croyants qui, selon les dires d’Épiphane de Salamine (vers 315-403), « sont en désaccord avec les juifs par leur foi au Christ, tout en se distinguant des chrétiens par l’observance de la Loi de Moïse » [30]. L’existence de cette communauté de croyants judéo-chrétiens semble indiquer que le débat entre Paul et Jacques n’était nullement l’expression harmonieuse de deux facettes de la vie chrétienne mais s’apparentait davantage à une joute entre deux conceptions théologiques rivales.
En dépit du fait que cela n’a pas été son intention première, la théologie du salut par la foi défendue par Paul a contribué à séparer le christianisme du judaïsme (à moins que ce soit le christianisme qui ait extrait les éléments du judaïsme qui sommeillaient en lui !). Quoi qu’il en soit, en faisant de la foi en Jésus-Christ la seule voie pour le salut des juifs et des gentils, il a rendu le schisme entre les disciples du Christ et les juifs traditionnels inévitable et permanent. Sans la campagne de Paul contre les légalistes qui s’opposaient à lui, le christianisme serait peut-être resté une secte dissidente au sein du judaïsme [31].
Cependant, dans les méandres de la pensée de l’apôtre, les nuances s’entremêlent et persistent, suscitant maints débats. En effet, il voyait dans les juifs non point des exclus, mais des prémices du salut, énonçant que celui-ci s’offrait « d’abord pour les juifs, ensuite pour les gentils » (Romains 1:16 ; 2:9-10). Ainsi, dans sa vision, l’Église ne se substituait guère à l’Ancienne Alliance, mais s’y inscrivait en une continuité organique. Il conceptualisait alors l’inclusion des gentils comme une « greffe » féconde sur l’arbre sacré d’Israël (Romains 11:17-20). Selon sa perspective, le refus obstiné du Christ par les fils d’Israël n’était qu’un épisode éphémère. Il attendait avec une ardente espérance le jour béni où les juifs se plieraient devant la vérité révélée en acceptant le Christ (Romains 11:25-26).
Cela ne l’empêchait cependant pas d’être l’un des premiers auteurs chrétiens à affirmer qu’en n’acceptant pas les affirmations sur la divinité de Jésus, les juifs non croyants se sont disqualifiés eux-mêmes du salut (Romains 10:1-4) [32]. Aussi, les obstacles spirituels qui avaient séparé les juifs des païens étaient dorénavant éliminés dans l’Église : « Il n’y a plus ni juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates 3:28) Les païens et les juifs étant dorénavant unis, Paul appelle cette fraternité des croyants « l’Israël de Dieu » (Galates 6:16).
« Le juif [spirituel], ce n’est pas celui qui en a les apparences ; et la circoncision, ce n’est pas celle qui est visible dans la chair. Mais le juif, c’est celui qui l’est intérieurement ; et la circoncision, c’est celle du cœur, selon l’Esprit et non selon la lettre. La louange de ce juif ne vient pas des hommes, mais de Dieu. » (Romains 2:28-29)
Nous pouvons observer une ambiguïté similaire chez Jésus. Tout en se revendiquant accomplisseur de la Loi mosaïque, il semble pourtant, en certains actes, transgresser ses préceptes, réduisant la rigueur des règles rituelles. D’un côté, il proclame prioriser sa mission envers les enfants d’Israël (Matthieu 10:5-6 ; Actes 3:26), tandis que de l’autre, il accueille avec une bienveillance infinie les pécheurs et les rejetés de la société.
Cet état de tension préfigure incontestablement l’émergence d’une mission appelée à embrasser désormais les confins de l’universel. Surtout que vers la conclusion de son ministère, Jésus se dressait de plus en plus véhémentement contre Israël. Initiant ses réprimandes envers les élites juives, il critiqua l’hypocrisie des scribes et pharisiens (Matthieu 23), avant de prophétiser leur rejet de manière allégorique, à travers la parabole des vignerons homicides (Matthieu 21:36-44), puis en annonçant sans équivoque la rupture inévitable avec Israël tout entier : « Le royaume de Dieu vous sera enlevé, et sera donné à une nation qui en rendra les fruits. » (Matthieu 21:42-44)
Dans les derniers écrits néotestamentaires, notamment l’Évangile selon Jean, se cristallise cette séparation irréversible entre les disciples du Christ et le peuple juif. Ces deux communautés se dressent désormais comme deux entités étrangères l’une à l’autre, s’excluant mutuellement, au point que le Jésus dépeint par Jean évoque les coutumes juives comme des usages extérieurs à sa propre essence. Ainsi, le quatrième évangile s’érige en un document singulier dans le Nouveau Testament, où l’Église et la Synagogue se figent comme deux entités fermées, cloisonnées de manière irrévocable [33].
Dans le sillage de ces fondements scripturaires, s’est épanouie la théologie du remplacement chère à Justin Martyr. Cette doctrine, s’inscrivant dans une perspective où le destin divin se métamorphose, prétend que le christianisme s’est substitué au judaïsme selon le dessein de Dieu. Ainsi, le peuple élu d’Israël, jadis choisi par la main divine, se voit déchu de son statut et frappé de malédiction pour avoir rejeté et condamné le Sauveur, Jésus-Christ. Les faveurs et les promesses divines accordées à l’« ancien Israël » sont transmises à l’Église, laquelle devient le « nouvel Israël », le « nouveau peuple de Dieu ». Il s’ensuit que le judaïsme, désormais, ne détient qu’une valeur relative, subordonnée au christianisme, considéré comme sa préfiguration imparfaite et son témoin dépassé.
Dans les premières heures du christianisme, une transformation s’est opérée, métamorphosant une secte juive en une foi majoritairement peuplée de gentils, détachés émotionnellement et culturellement de leurs racines hébraïques. Il n’est donc pas surprenant de voir surgir au IIe siècle des figures éminentes désireuses de prendre leur distance par rapport au judaïsme. Par exemple, Marcion rejetait fermement la Torah dans son intégralité. De son côté, Justin Martyr proclamait avec fermeté : « Nous sommes le véritable Israël », soulignant ainsi le glissement inexorable loin des traditions juives [34]. Les idées audacieuses de Marcion, certainement jugées trop iconoclastes, furent promptement conspuées comme hérétiques, tandis que celles prônées par Justin furent accueillies avec ferveur et se répandirent.
Malgré leurs différences, ces deux érudits exprimaient un même phénomène : l’éloignement graduel mais inexorable du christianisme vis-à-vis de ses racines hébraïques. Cette scission atteignit son apogée au IVe siècle, alors que Constantin condamnait le judaïsme comme étant « dangereux » et « abominable », que Jean Chrysostome fulminait contre les chrétiens qui osaient fréquenter les synagogues et participer aux festivités juives, qu’Ambroise de Milan dénonçait Théodose pour avoir protégé les droits des juifs, et qu’Augustin développa une théologie amillénaire [35].
Il serait ainsi audacieux de prétendre que le christianisme est, par son essence, porté à embrasser les idées sionistes et d’affirmer qu’un chrétien sioniste est un croyant qui s’assume tandis que son coreligionnaire non sioniste serait un disciple tiède. Ces considérations négligent les profondes différences qui séparent le judaïsme du christianisme. Avant d’être de nature théologique, ces différences furent sociologiques, politiques et étroitement liées à des événements historiques.
En adoptant très tôt le supersessionisme et une lecture allégorique, le christianisme proposa une interprétation nouvelle des promesses de rétablissement d’Israël contenues dans l’Ancien Testament. Cette exégèse chrétienne a ainsi entravé le sionisme plutôt que de le favoriser, contrairement aux théologiens protestants qui se rendirent coupables de cette erreur dès les premiers jours de la Réforme. Il est à noter que l’attrait du protestantisme pour les idéaux sionistes s’explique, entre autres, par un mouvement opposé à celui observé au sein de l’Église catholique. Alors que cette dernière a vu les chrétiens judaïsants être progressivement marginalisés, les protestants ont renoué des liens avec les rabbins et les kabbalistes. Alors que le pré-millénarisme de l’Église primitive avait sombré dans l’oubli au profit de l’amillénarisme, les théologiens de la Réforme ont délaissé l’interprétation allégorique pour une lecture littérale des Écritures.
Si nous voulions compléter ce constat historique avec des considérations eschatologiques, nous pourrions voir dans les croyances amillénaristes de l’Église catholique le fameux « katechon » dont parle l’apôtre Paul dans la seconde épitre aux Thessaloniciens, et désignant une mystérieuse entité dont la mission consiste à faire obstacle à l’émergence de « l’apostasie » et à « l’homme du péché, le fils de la perdition » (2 Thess. 2:4). Selon cette perspective, la foi universelle prônée par Jésus et Paul, qui englobe tous les êtres, s’oppose à l’interprétation tribale et suprémaciste du judaïsme. Tandis que la Synagogue s’érige en un tribalisme foncièrement ethnocentrique et racial, l’Église se dresse comme une foi universelle accueillant quiconque, indépendamment de ses origines ethniques ou culturelles. Là où la première maintient son assise dans l’observance rigide de la Loi mosaïque et dans une identité ethnico-religieuse, la seconde s’ouvre aux âmes de toute provenance et célèbre la foi en Jésus-Christ, transcendant l’obligation de la Loi juive.
En vérité, le divin évangile d’amour, porté par le Christ et son disciple Paul, se dresse tel un remède salvateur face à l’âpre haine, inscrite au cœur même du tribalisme et du suprémacisme juif. Tel est le récit que trace Alain Soral dans son plus récent ouvrage Comprendre l’Époque :
« Un premier système-monde fondé sur l’inversion des deux piliers du judaïsme que sont l’élection et le sens de la venue du messie, qui tient en deux propositions simples :
« Nous sommes tous les enfants du Seigneuré, là où les juifs se considéraient jusqu’alors comme les seuls élus de Dieu. Ce que le christianisme considère désormais comme l’Ancienne Alliance.
« Mon royaume n’est pas de ce monde », là où les juifs comprenaient jusqu’alors la venue du messie comme le triomphe d’un chef de guerre surnaturel venu chasser l’occupant romain afin de leur apporter la suprématie tant rêvée sur terre, en récompense de leur fidélité à la Loi.
Une Nouvelle Alliance venant donc parachever l’ancienne, conformément à la lecture que font les chrétiens de l’Ancien Testament et de sa promesse. D’où la fameuse phrase : « Je ne suis pas venu abolir la loi mais l’accomplir » supposément prononcée par le Christ et validant à la fois l’élection du peuple juif, comme avant-garde spirituelle, mais le déchargeant de cette élection, dorénavant partagée par tous et universelle… » [36]
On ne saurait mieux le dire !
Conclusion
Martin Luther (1483-1546), un moine et théologien allemand du XVIe siècle, est connu pour être à l’origine de la Réforme protestante. Les raisons de cette rupture sont multiples, mais elles peuvent être en partie évoquées à partir du voyage de Luther à Rome. En 1510, il entreprend un pèlerinage vers la capitale italienne qui le confronte à la réalité de la corruption et des excès au sein de l’Église. Il est choqué par le luxe ostentatoire, la quête effrénée du pouvoir et de la richesse, ainsi que par le comportement immoral de certains membres du clergé, y compris des évêques. Cette expérience marque profondément Luther et le pousse à remettre en question l’autorité et les pratiques de l’Église.
Au-delà de la dénonciation des abus, Luther propose des solutions théologiques radicales. Il prône un retour aux sources du christianisme, un courant souvent désigné sous le terme de « restaurationnisme ». Afin d’y parvenir, le moine allemand s’appuie sur les Écritures saintes comme autorité suprême et sur la diffusion plus large de la Bible à travers l’Europe dans les langues vernaculaires. En outre, il prône également le sacerdoce universel de tous les croyants, affirmant que chaque chrétien a un accès direct à Dieu et peut interpréter les Écritures par lui-même, sans nécessiter l’intermédiaire du clergé. Cette idée conduit à une valorisation accrue de la Bible et à une relecture de l’Ancien Testament, qui avait été souvent négligée et interprétée de manière allégorique par l’Église catholique.
Les premiers théologiens du protestantisme, dont Martin Luther et Jean Calvin (1509-1564), n’ont cependant mentionné aucune vision eschatologique particulière incluant un retour des juifs en Palestine, que ces derniers se convertissent au christianisme ou pas [37]. À l’instar de l’Église catholique et de l’Église orthodoxe orientale, Luther et Calvin peignaient l’Église chrétienne comme le « nouvel Israël spirituel », où l’alliance divine avec l’humanité reposait désormais exclusivement sur les épaules des croyants chrétiens, délaissant toute prérogative fondée sur les lignées ancestrales. Toutefois, dans les sinuosités de la théologie protestante, de nouvelles voix se firent entendre, exaltant l’importance de l’Ancien Testament et exhortant à reconnaître la continuité entre les Écritures hébraïques et les Évangiles, érigeant ainsi l’autorité scripturaire en pierre angulaire de la foi chrétienne.
Il est en cela quelque ironie à observer que l’impulsion initiale de réforme au sein du catholicisme, dans sa quête de retour aux sources du christianisme primitif, aboutit à une réconciliation avec le judaïsme, une foi que les premiers disciples du Christ avaient reléguée aux oubliettes quinze siècles auparavant. Là où Jésus, naguère, chassa les marchands du Temple, le protestantisme, dans son élan, leur ouvrit à nouveau largement ses portes. Ce ne fut pas tant la présence de l’Ancien Testament qui éveilla l’intérêt des chrétiens envers le peuple juif et le sionisme naissant, mais bien l’adoption d’une lecture littérale des textes hébreux, rejetant ainsi les interprétations allégoriques qui avaient dominé l’herméneutique catholique pendant des siècles.
Au XIXe siècle, un vent de contestation souffla sur le dogme du supersessionisme, jadis incontesté depuis les temps de Justin Martyr, par l’émergence du dispensationalisme. La première école théologique, héritière des siècles passés, proclamait que l’Église chrétienne avait supplanté Israël en tant que peuple élu de Dieu, que les promesses faites à Israël dans l’Ancien Testament trouvaient désormais leur accomplissement en Jésus-Christ et dans l’Église. La seconde, émergeant avec une voix dissidente, prétendait au contraire que l’Israël antique et la nouvelle Église chrétienne étaient deux entités distinctes, chacune dotée de desseins divins propres. Si les partisans du premier courant estimaient que les bénédictions jadis promises à Israël étaient dorénavant attribuées à l’Église, reléguant Israël en tant que nation à un rôle secondaire dans le dessein de Dieu, les adeptes du second défendaient ardemment l’idée que Dieu avait des desseins spécifiques pour Israël en tant que nation et pour l’Église en tant que corps de croyants issus de toutes les nations.
Ces évolutions théologiques, intrinsèquement liées au protestantisme, tardivement épousées par la doctrine catholique, furent accueillies comme une providence par les juifs sionistes. Ils furent à coup sûr aussi étonnés que ravis de voir leurs anciens détracteurs s’ouvrir à l’idée du rétablissement des juifs en Palestine ! Peut-être est-ce là la raison sous-jacente qui poussa les pionniers sionistes, aux premiers pas de leur entreprise en Palestine, à rechercher un dialogue privilégié avec l’Angleterre plutôt qu’avec la France. Sur ce point, l’éclairage de l’auteur Philippe Prevost s’avère éloquent :
« Les sionistes tenaient absolument à ce que l’Angleterre fût la seule puissance mandataire car ils savaient qu’ils s’entendraient mieux avec une puissance protestante qu’avec la France, pays encore catholique. Ils ne voulaient surtout pas d’un double pouvoir en Palestine de peur de voir entraver leur action. » [38]
Quelle tristesse que les chrétiens sionistes, qu’ils se réclament du catholicisme ou du protestantisme, aient écarté de leur mémoire l’héritage séculaire de l’Église. En croyant concourir à l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament, ils se trouvent, à leur insu, en opposition avec l’essence même du Nouveau. Ils se persuadent d’incarner les nobles idéaux humanistes du Christ en prônant le retour des juifs en terre sainte, mais dans les faits, ils adoptent des valeurs contraires.
Fernand le Béréen
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