Par Andrew Korybko − Le 28 mai 2024 − Source korybko.substack.com
La principale raison de cesser de désigner les Talibans comme terroristes et de les inviter au forum d’investissement prévu le mois prochain réside dans le désir de parvenir à des progrès tangibles dans la conclusion d’un accord énergétique stratégique avec le Pakistan. Cet accord viendrait compléter le pivot de la Russie vers l’Oumah et son Grand Partenariat Eurasiatique.
Les Talibans sont encore des parias sur la scène internationale, en raison de leur refus de mettre en œuvre un gouvernement vraiment inclusif au niveau ethno-politique, comme ils l’avaient promis par le passé, et en raison de la manière dont ils traitent les femmes. Bien qu’aucun progrès tangible n’ait été observé sur l’un ou l’autre de ces deux sujets particulièrement sensibles, les intérêts économiques et sécuritaires poussent les parties prenantes régionales à entrer dans des relations de facto avec ce groupe, pour des raisons pragmatiques. Parmi toutes les parties s’inscrivant dans ce processus, la Russie est de loin en tête, comme le prouvent ces derniers développements en date :
Comme on peut le constater, la perception par la Russie de la menace induite par les Talibans a disparu, et elle considère désormais le groupe comme un apporteur de sécurité régionale contribuant à limiter l’État islamique au Khorassan. Qui plus est, l’emplacement de l’Afghanistan lui permet de faciliter les échanges entre Russie et Pakistan, aussi bien commerciaux qu’énergétiques. Ces intérêts se sont assemblés pour inspirer la Russie à se rapprocher plus ouvertement de ce groupe en amont du forum d’investissement du mois prochain et du sommet des BRICS qui se tiendra au mois d’octobre. Voici quelques présentations détaillées du contexte :
La Russie considère fondamentalement l’Afghanistan comme une partie indispensable de sa vaste réorientation géostratégique vers les pays à majorité musulmane, cependant que les Talibans estiment que la Russie peut contribuer à éviter à leur pays une dépendance disproportionnée envers la Chine, et surtout envers le Pakistan. Les deux pays entretiennent également des intérêts économiques partagés en lien avec la facilitation des échanges entre la Russie et l’Asie centrale d’une part, et l’Asie du Sud d’autre part, échanges passant par l’Afghanistan, ce qui peut profiter à ce pays et l’aider à reconstruire son économie.
Les délibérations tenues par la Russie en vue de retirer les Talibans de la liste des groupes terroristes, juste avant le lancement du forum international d’investissement de Saint-Pétersbourg, la semaine prochaine, indique d’évidence qu’un événement d’importance se prépare. Selon toutes probabilités, la Russie s’attend à faire progresser son projet de nœud pétrolier en Afghanistan, mais peut-être même également que l’annonce prononcée en septembre 2022 par le président Poutine au sujet de l’installation par la Russie d’un gazoduc traversant l’Afghanistan à destination du Pakistan pourrait revenir sur le devant de la scène — elle n’avait pas été répétée entretemps.
On ne peut pas s’attendre à voir un accord conclu sur-le-champ, car tous ces sujets impliquent un accord du Pakistan pour venir conclure les négociations au long cours qui ont été tenues sur un accord énergétique stratégique — et le Pakistan s’est montré réticent à conclure cet accord en raison des pressions exercées par les États-Unis depuis leur coup d’État post-moderne d’avril 2022. Quoi qu’il en soit, même un mémorandum de compréhension entre la Russie et une Afghanistan contrôlée par les Talibans blanchis de leur statut de terroristes sur ce sujet et/ou sur une nouvelle voie ferrée constituerait un événement significatif, car cela pourrait contribuer à relancer les dialogues entre la Russie et le Pakistan.
Ici se distingue l’objectif fondamental vers lequel progressent les derniers développements en date des relations russo-afghanes : l’expansion dans tous les domaines des relations russo-pakistanaises ; le Pakistan est vu par la Russie comme la dernière pièce de son pivot vers l’Oumah et de ses concepts de Grand Partenariat Eurasiatique. Ce pays d’Asie du Sud, comptant presque 250 millions d’habitants, est considéré par la Russie comme un marché prometteur pour ses exportations commerciales et énergétiques, ainsi qu’un passerelle terrestre vers l’Inde, avec laquelle la Russie entretient depuis des décennies des liens stratégiques.
Du point de vue du Kremlin, réussir à cultiver des relations russo-pakistanaises pourrait permettre à Moscou d’exercer une influence positive sur Islamabad pour résoudre politiquement le conflit du Cachemire, probablement en formalisant simplement la Ligne de Contact comme frontière internationale. Cela pourrait débloquer formidablement le potentiel géo-économique de l’Eurasie, en créant un couloir trans-continental, mais tout ceci ne relève que du scénario du mieux, qui n’est absolument pas garanti.
Le Pakistan pourrait par exemple continuer de refuser de bouger sur le sujet d’un accord énergétique stratégique avec la Russie, en raison des pressions étasuniennes sus-mentionnées, ou il pourrait accepter cet accord mais maintenir d’importantes réserves face à l’Inde. Un autre facteur de l’équation est la réaction de l’Inde à une expansion en tous les domaines des relations russo-pakistanaises, surtout si cela débouche sur une invitation par la Russie au Pakistan de participer au sommet “Diffusion”/“BRICS-Plus” du mois d’octobre, dont j’ai détaillé ici les risques politiques possibles.
En tous cas, il apparaît clairement que la principale raison de cesser de désigner les Talibans comme terroristes et de les inviter au forum d’investissement prévu le mois prochain réside dans le désir de parvenir à des progrès tangibles dans la conclusion d’un accord énergétique stratégique avec le Pakistan. Cet accord viendrait compléter le pivot de la Russie vers l’Oumah et son Grand Partenariat Eurasiatique. On peut espérer que ces processus reliés entre eux se dérouleront sans encombre et ne seront pas de nature à offenser l’Inde par inadvertance. La tâche est difficile, mais les diplomates russes sont plus que qualifiés pour la mener à bien.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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