Libérer sa parole malgré les hivers de force

Libérer sa parole malgré les hivers de force

Avec Tant d’hivers (Sémaphore, 2024), François Marcotte nous propose autant une leçon de courage que la révélation d’une véritable voix créatrice.

En exergue de Tant d’hivers (« premier livre québécois écrit à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale », selon la maison d’édition), se trouve une phrase de la révolutionnaire allemande d’origine polonaise Rosa Luxembourg : « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ».

Le sixième opus de la collection Mobile (avec son traitement soigné, « aussi beau dans la présentation visuelle que dans le contenu », comme l’explique la directrice littéraire de Sémaphore, Tania Viens), s’inscrit autant dans l’autofiction, le roman-témoignage, le manifeste « avec un traitement poétique très fort, mais jamais misérabiliste malgré la dureté du propos ». Le nom de la maladie neurologique dégénérative n’est jamais mentionné (il s’agirait de la sclérose en plaque).

Avant ce premier livre d’une grande maîtrise, François Marcotte avait lancé un cri du cœur en 2016 pour financer trois douches par semaine au CHLSD où il vit. Grâce à sa campagne, il avait ramassé plus de 30 000$.

Finaliste au Prix du récit de Radio-Canada pour Un jour jusqu’à la fin de mes jours en 2019, l’auteur exerce sa plume également sur son blogue Une cédille sous la neige.  

La chute tragique dans « une gadoue salopée de calcium. »

Le récit s’amorce avant la « chute » le matin du lundi 11 novembre 2000, dans le quartier Villeray à Montréal où demeure l’étudiant qui s’apprête à prendre le métro pour se rendre à la Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal.  

« Nous sommes des réfugiés climatiques dans la tête et nous méprisons notre territoire et notre climat », constate l’amoureux des températures polaires depuis l’âge de 12 ans. Avec un sens acéré de la description, celui-ci s’amuse de nos complexes collectifs par rapport à notre spécificité nordique, nous transformant en « nation complexée, jalouse d’un Sud mythique de carte postale, envieuse de plages et de sable blanc ».   

À la fin de la journée, entre le pavillon de la faculté et la station de métro, « je tombai dans un mélange de neige et d’eau, une gadoue salopée de calcium ».

En amorce de l’introduction, l’écrivain cite le poète québécois, Gilles Vigneault, en précisant que l’hiver représente pour lui plus qu’une simple saison. Il né et vit avec lui depuis le jour d’été de la découverte « dans ma tête des taches blanches semblables de flocons de neige » (signes précurseurs de la maladie).

Les deux « temps » du live, Les hivers de front (plus contemplatif) et Les hivers de force (allusions au roman de Réjean Ducharme) sont entrecoupées d’un intermède.

Lors des souvenirs d’enfance (notamment à la Maison Blanche des aïeux maternels), la saison froide « chatouillait mes joues, mon cerveau, nourrissait mon imagination ».

Après qu’il ait occupé sa tête pendant « cinq années de dormance » avant de tomber en pleine rue, l’hiver allait paralyser tout son corps.  

L’histoire se déplace de Kamouraska (« j’aimais les soirs polaires à 20 degrés sous zéro »), en passant par un séjour à Prague en République tchèque (citation de l’écrivain Milan Kundera) et un autre à Bratislava en Slovaquie (idylle avec Veronika), sans oublier une visite des grands-parents paternels dans le quartier Limoilou à Québec.  

Après les études universitaires interrompues, le narrateur (Le bel hiver du peintre Jean-Paul Lemieux symbolise « la toile maitresse de ma nostalgie ») retourne vivre chez sa mère (ses parents ont divorcé quand il était jeune, son père qui a enseigné la littérature a toujours été présent). Il réitère plus d’une fois sa reconnaissance pour son dévouement et sa patience face à un système déshumanisant.

Preuve de la bêtise humaine bureaucratique : à un préposé aux bénéficiaires (Jacques) de 30 ans de métier, « ayant œuvré auprès d’un garçon de paralysie cérébrale et un vétéran de la guerre de Corée », la responsable du dossier lui a recommandé « une meilleure planification de la lessive ».

François se retrouve placé au Centre (« aux murs d’un beige légèrement rose saumoné »), où il vivra « le reste de sa vie ». L’institution avait « dû respecter une charte des couleurs élaborée par des fonctionnaires de la Santé durant les années 1990 ».

Si le corps du protagoniste se retrouve emmuré « dans une camisole de force », la voix reste forte, elle « ordonne et dicte ».  L’auteur compare son existence à celle « de l’inconnu dans la nouvelle Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig.  

Une réalisation comme Tant d’hivers nous laisse espérer d’autres bourrasques revendicatrices et poétiques de François Marcotte.

En souvenir de Louise H Forsyth

Le 16 mai dernier, est décédée une femme qui a œuvré au rayonnement du théâtre québécois au féminin, Louise H Forsyth (1935-2024). J’ai eu le plaisir de la croiser, notamment lors d’une soirée en l’honneur de la femme de théâtre Pol Pelletier.

Celle-ci fut professeure émérite de l’Université de la Saskatchewan et a publié nombre de textes éclairants sur des écrivaines notamment sur Nicole Brossard (dont une anthologie de ses poèmes en anglais) et Jovette Marchessault (« Jovette Marchessault dramaturge : vers une théâtralité au féminin »  dans un ouvrage collectif sur cette créatrice trop méconnue), sans oublier « La Nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin » (dans la défunte revue L’Annuaire théâtral).

Ses réalisations comprennent Anthology of Quebec Women’s Plays in English Translation, trois volumes de traductions intégrales par elle et d’autres de 28 pièces, en plus d’introductions, de biographies et bibliographies.

Parmi ses traductions, soulignons un joyau du répertoire jeune public : Iris tient salon de Dominick Parenteau-Lebeuf.

Louise H Forsyth désirait écrire une biographie sur la défunte autrice Françoise Loranger, qui a signé entre autres le courageux roman Mathieu et des pièces de théâtre (Médium saignant et Double Jeu dont elle avait traduit la partition). Dans L’Annuaire théâtral, elle nous incitait à reconsidérer l’une de ses œuvres théâtrales oubliée de nos jours, qui a posé un jalon important à une dramaturgie québécoise féministe: Encore cinq minutes.

Zoé Rose

Au fil des ans, j’ai traité de diverses parution de France Théoret, écrivaine lauréate du prix Athanase-David (2012). Il a été question de La Forêt des signes, essai sur sa pratique littéraire, du roman Patriarcat (l’un de ses plus radicaux), et Aux artistes la grande colère, son plaidoyer à l’égard du manifeste du Refus global, « ni périmé ni inoffensif ».

Paru ce printemps chez VLB Éditeur, le roman Zoé Rose constitue une autre pièce marquante de son corpus nombreux et variée depuis un demi-siècle. Zoé se retrouvait précédemment dans la novela Zoé, une vie intellectuelle du recueil Va et nous venge.

L’une des réussites de cet ouvrage demeure le traitement des enjeux autour du corps. L’angle abordé ici constitue une transgression face au manichéisme et aux diktats imposés par la société. Il apporte une dimension salutaire à la littérature québécoise et au féminisme littéraire en particulier. France Théoret explore, avec l’acuité que nous lui connaissons, la pertinence et les propos vigoureusement actuels du Refus global.

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