Depuis un an, la Cinémathèque de Toulouse conserve des copies numérisées de films palestiniens tournés principalement dans les années 1970 par des réalisateurs militants. Des trésors d’héritage politique, collectés par la cinéaste Khadijeh Habashneh, qui ont vocation à repartir un jour en Palestine.
Deux enfants jouant aux billes dans la poussière d’un camp de réfugiés ; un combattant qui file dans une ruelle, fusil mitrailleur au poing ; une femme affairée en cuisine ; le pas lent d’un vieillard arpentant son champ d’oliviers ; le regard de défi d’un jeune contrôlé par l’armée israélienne ; un intellectuel analysant les dernières tractations diplomatiques…
Ce sont des images en noir et blanc, abîmées pour beaucoup, à la bande-son parfois grésillante, ou incertaine. Mais des images importantes, des archives filmiques qui racontent la Palestine, l’occupation et la lutte, tout cela de l’intérieur, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980. Inédites ou très peu connues, une bonne partie d’entre elles est désormais sous bonne garde à la cinémathèque de Toulouse, depuis la rentrée 2023.
Du fusil à la caméra
Au total, 34 films ont été numérisés – à défaut d’être restaurés – entre court, moyen et long-métrage. Il s’agit exclusivement de documentaires, tournés par des cinéastes palestiniennes et palestiniens. En mars 2024, le public a pu découvrir une partie de ces pépites diffusées au cours de deux soirées, les 8 et 9 mars, intitulées « Archives en exil », dans le cadre de la 10e édition du festival Ciné-Palestine de Toulouse. Les deux soirs, face à une salle comble à chaque fois, se trouvait la réalisatrice palestinienne Khadijeh Habashneh. C’est grâce à son travail de recherche et de collecte durant ces vingt dernières années que cette précieuse sauvegarde a pu voir le jour.
On peut faire commencer l’histoire à l’été 1982. La direction de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et les fedayins palestiniens, assiégés par l’armée israélienne, quittent alors Beyrouth par bateau sous la protection d’une force multinationale. Ils laissent un petit trésor dans la capitale libanaise : une cinémathèque contenant les films réalisés par des Palestiniens et des Palestiniennes, produits ou co-produits par différentes formations de l’OLP (notamment le Fatah, le Front démocratique pour la libération de la Palestine – FDLP, le Front populaire pour la libération de la Palestine – FPLP), mais aussi par des cinéastes étrangers amis de la révolution palestinienne. S’y trouve également une importante archive de matériel filmique non monté, tourné depuis 1967 par tous ces réalisateurs palestiniens et étrangers. Khadijeh Habashneh faisait partie du convoi qui quittait le Liban. Jointe à Amman par Orient XXI, elle se souvient :
« Nous avions entre 85 et 90 films dans notre cinémathèque à Beyrouth, et beaucoup d’images documentant les activités du mouvement de résistance : un affrontement avec les sionistes, la vie quotidienne et la situation des populations dans les camps, une manif, un sit-in, les activités sociales et culturelles, des séances d’entraînement au maniement des armes, l’enseignement dans les camps, etc. Toutes les activités de la révolution… Mais cela faisait beaucoup de documents accumulés, et nous n’avons pas pu les emporter avec nous lorsque nous avons pris le bateau. »
Les premiers films ont été réalisés à partir de 1967 par les cinéastes palestiniens Mustafa Abu Ali, futur mari de Khadijeh Habashneh, Hani Jawhariyya et Sulafa Jadallah. L’année suivante en Jordanie, ces cinéastes seront à l’origine de la fondation d’une Unité du cinéma de Palestine (Palestine Film Unit), structure dépendant du Fatah qui deviendra en 1970 l’Institut du cinéma palestinien (ICP) placé sous la tutelle de l’OLP.
Films achevés et montés ou simples bobines de rushs, l’ICP détient un matériel cinématographique réalisé et produit par des cinéastes « qui voulaient s’engager dans la lutte palestinienne, et cela passait pour eux par le cinéma et la photo », résume Hugo Darroman, docteur en études cinématographiques et spécialiste du cinéma palestinien.
Il s’agit alors – c’est une urgence politique – de documenter, raconter et accompagner la lutte de libération nationale. Leurs images et leurs films, où le passage du fusil à la caméra est souvent perceptible, vont trouver une place dans le « troisième cinéma », du nom de ce courant cinématographique né en Amérique latine dans les années 1960.
Aux côtés de films produits par les différentes organisations de l’OLP figurent d’autres travaux sur la Palestine réalisés et/ou coproduits par des Vietnamiens, des Soviétiques, des Cubains. Du documentaire quasi exclusivement. « À l’époque, on ne pouvait pas faire de fictions, explique Khadijeh Habashneh. Cela nécessitait beaucoup d’argent et ce n’était pas facile à distribuer dans les cinémas. Nous avons donc fait essentiellement des documentaires qui ont tourné dans les festivals… » Des copies sont adressées aux représentations de l’OLP à l’étranger, aux camarades révolutionnaires dans le monde arabe et en Europe, à des groupes de cinéastes amis. Un peu partout dans le monde, les images passent dans des clubs, des centres sociaux, sont projetées dans des débats et des rencontres. « Dans les années 1970, le cinéma palestinien était l’un des cinémas militants les plus connus… », assure la réalisatrice.
Archives volées par l’armée israélienne
Malgré l’exode palestinien de 1982, des membres de l’ICP restent à Beyrouth et tentent de mettre tous les originaux des films et archives de l’Institut à l’abri. Mais quelques années plus tard, on perd la trace des bobines, volatilisées pendant la guerre qui ne s’achèvera qu’en 1990.
L’universitaire israélienne Rona Sela qui travaille sur « l’histoire visuelle du conflit israélo-palestinien » a levé le voile sur ces disparitions dans un article paru en 2017 et intitulé « Saisies à Beyrouth, les archives pillées de l’Institut du cinéma palestinien et de la section art et Culture ».
Conservés au Studio Rock de Beyrouth, les films disparaissent dès 1982. Les rushs bruts, passées des quartiers Al-Fakhani à Al Hamra dans Beyrouth, vont, quant à elles, disparaître en 1986, alors que la guerre des camps ravage la capitale libanaise. Les recherches de l’universitaire, « basées sur différentes sources, révèlent que plusieurs films de l’ICP qui se trouvaient au Studio Rock ont été saisis par les forces de défense israéliennes et sont donc entre les mains du département israélien d’archives militaires », écrit Rona Sela, soulignant qu’en revanche aucune « saisie » israélienne (un vol, en clair) « n’a été confirmée pour les archives [filmiques palestiniennes] ».
Pour Hugo Darroman, « l’hypothèse la plus probable, même si elle n’a jamais été officiellement confirmée par les autorités israéliennes, est que c’est bien Israël qui a récupéré et détient à ce jour ces archives ». De fait, le doute est faible. Selon le site « lanceur d’alerte » Madanïya, le ministère de la Défense israélien admet que les archives de l’armée contiennent 158 films saisis lors de la guerre du Liban en 1982.
C’est en 2004 que Khadijeh Habashneh décide de se lancer dans la quête de ces films disparus. Installé à Ramallah, son mari Mustapha Abu Ali, réalisateur en 1974 du film devenu un classique They do not exist (« Ils n’existent pas »), en référence à la phrase prononcée en 1969 par Golda Meir, niant l’existence du peuple palestinien), veut recréer une cinémathèque palestinienne. Lorsqu’il meurt en 2009, Khadijeh poursuit seule le travail de recherche et de collecte. Durant plus de quinze ans, elle va parcourir l’Europe, le Maghreb et le Proche-Orient, multiplier les mails et les échanges téléphoniques. Elle résume : « J’ai contacté plus de cent personnes, partis politiques, officiels, anciennes représentations devenues des ambassades qui étaient susceptibles de détenir des copies. Nous avons récolté une soixantaine de films, nous en avions déjà 30. » En 2012, elle apprend que les Archives audiovisuelles du Mouvement démocratique ouvrier (AAMOD) ont récupéré les archives du parti communiste italien. Y figure entre autres un film sur le massacre, la bataille et la résistance du camp de Tal al-Zaatar en août 1976, au Liban.
Au fil des recherches, d’autres films de cette période, conservés notamment à Berlin et en Tunisie, resurgissent. Mais beaucoup, parmi les copies sur lesquelles elle remet la main, doivent être sauvées et conservées.
En résonance avec la ville rose
En 2018, la cinéaste est invitée lors de la 4e édition du festival Ciné Palestine de Toulouse pour participer à une table ronde sur la question des archives. Elle cherche des partenariats et des lieux pour sauvegarder tout ce qu’elle a récolté. Un an plus tard, Franck Loiret, le directeur délégué de la Cinémathèque de Toulouse, la rencontre à Jérusalem puis à Ramallah. « Le projet était incroyable, elle a passé toute une partie de sa vie à chercher des copies de films, on ne pouvait pas la laisser seule avec ça… », témoigne-t-il.
Ouverte en 1964, la Cinémathèque de Toulouse, deuxième nationale après celle de Paris, abrite l’une des collections les plus importantes d’Europe, avec près de 53 000 copies de films. « Et nous avons, à Toulouse, historiquement un grand fond militant », ajoute Franck Loiret, pour qui les films récoltés par Khadijeh Habashneh « résonnent » avec cette histoire. Il précise toutefois :
« Mais le travail que nous faisons, nous, c’est d’abord celui d’historiens du cinéma. Ces films doivent être traités, analysés et vus par des étudiants, des chercheurs, le plus possible. Je tiens toujours à ce qu’ils soient présentés avec des spécialistes qui connaissent l’histoire dont il est question. Ces films sont passés près de la catastrophe, notre rôle à nous c’était de les sauver. »
Un budget de 50 000 euros environ a permis de les rassembler, de les faire venir à Toulouse depuis Amman et Le Caire (où demeurent sept films trop endommagés pour être récupérés) et de les numériser. Il faudra autour de 15 000 euros supplémentaires pour la deuxième phase consistant à les faire circuler. En plus de la Cinémathèque de Toulouse, le ministère palestinien de la culture, le Consulat général de France à Jérusalem et la Fondation Art Jameel à Dubaï sont dans la boucle. Selon l’accord signé entre les parties, l’établissement du sud-ouest s’engage à conserver ces archives filmiques jusqu’à ce que la Palestine ait une structure en mesure de les récupérer et de les conserver dans de bonnes conditions. Tant physiques et chimiques que politiques.
Asmaa Alatawna, journaliste franco-palestinienne, correspondante de 1997 à 2000 de l’agence de presse espagnole EFE dans la bande de Gaza, a découvert l’existence de ces films lors du festival Ciné-Palestine en mars. Elle a notamment pu voir « Scènes d’occupation à Gaza », un documentaire de 13 minutes, tourné en 1973 par Mustapha Abu Ali, qui montre à la fois la violence de l’occupation et la puissance de la résistance intérieure palestinienne, dans ce territoire où elle a grandi et où se trouve encore sa famille :
Jeune, les seules images de Palestine que je voyais étaient celles de l’actualité et provenaient toujours d’un regard extérieur, celui des Israéliens ou de journalistes étrangers. Là, ce sont des Palestiniens qui ont filmé. Et ce sont des images de l’époque de mes parents et de mes grands-parents. Elles corroborent tous les récits qui m’ont été transmis oralement dans la famille. L’exil, les violences, les destructions. C’est comme si elles venaient acter ce qu’ils m’ont raconté. En les voyant, ça m’a fait l’effet d’un puzzle, de pièces qui s’assemblaient.
Pour Asmaa, les Palestiniens ont « la mémoire un peu bousillée » par 75 ans d’occupation et de narration sioniste. « C’est pour ça que ces images sont très importantes, insiste-t-elle. C’est comme un miroir… ». Faire voir ces images au plus grand nombre de Palestiniens est aussi l’ambition de Khadijeh Habashneh :
« Nous ne pouvons pas laisser les archives en Palestine aujourd’hui, elles seraient en danger, les Israéliens détruisent tout. Mais une grande partie de notre peuple n’a jamais vu ces films. Or, l’histoire et l’héritage culturel sont constitutifs de nos identités d’êtres humains. Alors, quand ce sera possible, ces archives iront à la Médiathèque nationale palestinienne et seront à la disposition du peuple. Pour qu’il voie ces images et connaisse cette histoire, dont il doit être fier. C’est très important. »
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir