De l’Afrique du Sud à Israël, l’État grec a toujours eu un faible pour l’apartheid.
« Si certains pensent qu’ils peuvent répéter ce qu’ils ont pu voir dans d’autres pays et occuper des universités, planter des tentes et foutre le bordel, ils se trompent profondément”. Cette – si éminemment délicate – déclaration du Premier ministre grec, qui a suivi l’ »évacuation » brutale de la faculté de droit le mardi 14 mai (28 arrestations), ne peut surprendre que les personnes non informées : l’État grec et ses gouvernements ont toujours eu un faible pour tout ce qui touche à l’apartheid et aux régimes d’apartheid ! Aujourd’hui Israël, jadis l’Afrique du Sud et la Rhodésie. Et ce, non seulement pour des raisons d’affinités électives idéologiques, mais surtout parce que les intérêts (matériels) des diverses élites grecques l’exigent. D’ailleurs, cette si manifeste « faiblesse » pour ces régimes monstrueux a presque toujours poussé l’État grec et ses gouvernements à braver les recommandations et les décisions de la soi-disant « communauté internationale » (ONU, etc.) et à violer les blocus économiques (embargos) imposés à ces régimes, tout en traitant d’ »anarchistes », voire de « terroristes », ceux qui respectaient et voulaient appliquer ces décisions de la communauté internationale. En d’autres termes, un peu comme Kyriákos Mitsotákis le fait aujourd’hui…
A cette époque pas si lointaine que ça car elle a duré pratiquement jusqu’à la fin de ces régimes d’apartheid, les tristement célèbres armateurs grecs perpétuant une longue tradition de leurs congénères, violaient allégrement l’embargo imposé par l’ONU à la Rhodésie raciste de Ian Smith. Et de l’autre coté, l’État grec et ses capitalistes se transformaient en un véritable « lavoir » des exportations sud-africaines, « afin d’obtenir le cachet grec et ne plus être soumises à l’embargo de l’ONU ». Et cette histoire continue aujourd’hui avec la bénédiction de l’actuel gouvernement grec de M. Mitsotakis, qui célèbre les succès de ces mêmes armateurs ou de leurs descendants qui font des milliards en violant ou/et en profitant des embargos en cours, « pour transporter le pétrole russe ». C‘est ainsi que selon un très instructif article de Forbes publié le 16 mai, « les sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine ont fait grimper en flèche la valeur du pétrole, propulsant la fortune de plusieurs magnats grecs du transport maritime à des niveaux record et créant au moins sept nouveaux milliardaires ». Alors, vu que 9 sur 10 des médias grecs appartiennent à ces mêmes armateurs milliardaires, il est plus que « normal » qu’ils soutiennent pleinement les obsessions répressives de Kyriákos Mitsotákis contre ces étudiants qui persistent à vouloir empêcher de tourner en rond les affaires peu recommandables de ces messieurs avec des célébrités génocidaires et va-t-en guerre comme Vladimir Poutine et Bibi Netanyahou…
A cette époque, ce fut donc l’ONU et son embargo, et aussi la campagne internationale de boycott de l’Afrique du Sud raciste. Aujourd’hui, ce sont les étudiants du monde entier, ceux qui – selon Kyriákos Mitsotákis – « occupent les universités, y plantent des tentes et foutent le bordel », parce qu’ils mènent une campagne analogue et veulent imposer un embargo analogue à l’Israël de l’apartheid. Comment ? En frappant les racistes là où ça leur fait le plus mal, dans leur portefeuille. Et malgré la répression féroce, avec des succès déjà notables.
Comme par exemple en Espagne, où la Confédération des universités espagnoles (CRUE), qui regroupe 77 universités (50 publiques et 27 privées) vient de prendre la décision historique de rompre tout lien avec les universités et les entreprises israéliennes ! Et en plus, de renforcer les relations avec les universités palestiniennes et le système éducatif palestinien, tout en luttant contre l’antisémitisme et l’islamophobie ! Et tout ça grâce à la mobilisation des étudiants espagnols et catalans qui ont occupé leurs universités, et plus généralement… « y on semé le bordel » parce que, tout simplement, ils n’étaient pas suffisamment impassibles pour se contenter de suivre en direct sur leurs écrans de télévision le génocide des Palestiniens de Gaza. Tout comme cela s’est produit en Irlande, où le Trinity College a pris la décision de se désinvestir d’Israël à la suite de la mobilisation de ses étudiants. Et comme cela doit se passer partout où les universités ont développé des relations étroites avec cet Israël d’apartheid et ses institutions complices. C’est exactement de tout cela que nous parle le cofondateur de la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions), Omar Barghouti, dans l’entretien qu’il a accordé à Mediapart, et que nous reproposons par la suite.
Alors, bien que provisoire, notre conclusion ne laisse pas de doutes : la bataille n’en est qu’à ses débuts et sera aussi féroce que le génocidaire Natanyahou et ses divers complices -genre Mitsotakis- semblent le souhaiter. Mais la cause ne pourrait être plus sacrée : la défense de la vie contre les adeptes de la destruction et de la mort !
Omar Barghouti, cofondateur de BDS : « Aujourd’hui, il y a la peur de la Palestine en Occident »
Le cofondateur de la campagne de boycott BDS réagit aux mobilisations étudiantes exigeant la fin des relations avec les universités en Israël. Il explique pourquoi celles-ci seraient « complices » de la politique de Nétanyahou. Et dénonce un « nouveau maccarthysme ».
Gwenaelle Lenoir
Mediapart : Depuis plusieurs semaines, des campus dans le monde sont occupés par des étudiants qui appellent à soutenir les Palestiniens, demandent un cessez-le-feu et exigent que leurs institutions rompent tout lien avec des établissements et entreprises israéliennes. BDS est-il à l’origine de ce mouvement ?
Omar Barghouti : Non ! Il s’agit d’un mouvement qui vient de la base et il n’y a pas de commandement central qui envoie des ordres aux étudiants. Bien sûr, il est évident qu’il adopte les demandes de BDS, car il se concentre sur les droits des Palestiniens, et promeut des tactiques de boycott et de désinvestissement pour y parvenir.
Aux États-Unis, de nombreux leaders étudiants et enseignants sont aussi en contact direct avec le mouvement BDS, qui est un mouvement semi-horizontal très lâche et qui fonctionne par l’intermédiaire de partenaires. Aux États-Unis, l’un des principaux est Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), la plus importante organisation juive progressiste du pays. Les sections de Jewish Voice for Peace sont impliquées dans tous les campus d’étudiants à travers les États-Unis.
En France, le lien avec BDS est moins direct. Même s’il est certain que la coalition BDS en France soutient la mobilisation à Sciences Po, à la Sorbonne et partout ailleurs.
En quoi le mouvement des campus rejoint-il les mots d’ordre de BDS ?
Depuis dix-neuf ans que BDS existe, nous appelons au boycott universitaire des institutions israéliennes, parce qu’elles sont toutes complices. Le mouvement BDS ne cible pas les individus, mais les institutions. Il vise la complicité et non l’identité. Nous ne ciblons donc pas les universitaires, nous ciblons les institutions universitaires israéliennes.
Nous avons aussi appelé au désinvestissement des entreprises complices de l’occupation, des colonies, de l’apartheid, du génocide actuellement mené à Gaza contre 2,3 millions de Palestiniens ou de tout autre crime de guerre ou crime contre l’humanité commis à notre égard. Peu importe encore une fois l’identité de l’entreprise. Elle peut être française, chinoise, israélienne, étasunienne. Cela n’a aucune importance. Si elle est impliquée dans des violations des droits des Palestiniens tels que définis par le droit international, nous la ciblons.
Pour les étudiants militants français, étasuniens, australiens, britanniques, canadiens, qui veulent être solidaires des Palestiniens dans leurs établissements, la forme de solidarité la plus significative consiste à s’assurer que leur établissement n’est pas complice, n’aide pas, ne permet pas ou ne profite pas de l’oppression des Palestiniens.
Il existe deux moyens d’y parvenir : le boycott universitaire, qui met fin à tous les projets conjoints avec des universités israéliennes complices, et le désinvestissement, qui garantit que l’université ne s’approvisionne pas, n’achète pas, ne passe pas d’appels d’offres ou de contrats avec des entreprises qui favorisent l’occupation, et n’investit pas dans ces entreprises.
Vous parlez de complicité des institutions universitaires israéliennes avec l’occupation. En quoi sont-elles complices selon vous ?
Il me faudrait des heures pour répondre tant la liste est longue. Je voudrais signaler le livre récent de l’anthropologue israélienne Maya Wind, intitulé Towers of Ivory and Steel [« Tours d’ivoire et d’acier » – ndlr], qui documente la complicité des institutions universitaires israéliennes dans le système du colonialisme de peuplement, de l’apartheid et de l’occupation militaire. Tout cela est basé sur des recherches méticuleuses.
Je ne vais pas résumer le livre, juste donner quelques exemples. Les institutions israéliennes depuis leur création ont toujours été conçues pour être un pilier du système d’oppression et la conception d’armes et de doctrines qui sont utilisées par l’armée. Par exemple, la doctrine Dahiya, qui fait référence à la banlieue sud de Beyrouth, est une doctrine de la force disproportionnée élaborée à l’université de Tel-Aviv, avec la participation de l’armée israélienne et des industries militaires.
Autre exemple : le « code éthique » de l’armée israélienne, qui justifie le meurtre d’un grand nombre de civils palestiniens dans le but de cibler un Palestinien « recherché », a été élaboré à l’université de Tel-Aviv par le plus grand et le plus célèbre philosophe israélien spécialisé dans l’éthique, Asa Kasher. Il l’a développé avec un général de l’armée israélienne. Il a été fortement critiqué par de nombreux spécialistes de l’éthique et de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme.
Avant la mobilisation des étudiants, il y a eu les deux audiences devant la Cour internationale de justice, la première en janvier, accusant Israël d’un risque de génocide dans la bande de Gaza, et la deuxième en février, l’accusant d’apartheid à l’égard des Palestiniens. Quelle est votre réaction ?
C’est une victoire pour le peuple palestinien qui, après des décennies de colonialisme, d’apartheid et d’occupation militaire, est enfin entendu par la Cour internationale de justice, la plus haute autorité juridique du monde. C’est extrêmement important. Et ce n’est pas seulement symbolique.
La décision de la CIJ le 26 janvier indiquant un risque plausible de génocide commis par Israël à Gaza a eu beaucoup d’impact. Nous avons été nous-mêmes très surpris. Pour ne citer que quelques exemples, deux grandes entreprises japonaises ont mis fin à leurs relations avec Elbit Systems, la plus grande entreprise militaire privée d’Israël, en invoquant l’arrêt de la CIJ.
La Bolivie et la Colombie ont rompu leurs relations diplomatiques et la Colombie a mis fin le mois dernier à ses importations militaires en provenance d’Israël. Il y a quelques jours, la Turquie a décidé de cesser tout commerce avec Israël. Or, la Turquie est un important partenaire commercial d’Israël.
La décision de la CIJ a donc été très importante en renforçant l’impact du mouvement BDS au-delà de tout ce que nous avions connu auparavant.
Et concernant les entreprises françaises ?
Carrefour et Axa sont nos principales cibles françaises. Nous avons vu le boycott de Carrefour se répandre dans la région arabe : des franchisés de cette région se plaignent à la société mère de Carrefour de perdre des clients à cause de la succursale de Carrefour en Israël. Axa a investi dans des banques et des entreprises israéliennes qui sont impliquées dans les colonies et dans le système d’apartheid [ce que l’entreprise a démenti récemment, après une action des partisans du boycott – ndlr].
Dans les pays occidentaux, les mobilisations en faveur de la Palestine et de la bande de Gaza sont souvent combattues, voire interdites et criminalisées. Êtes-vous surpris ?
Pas du tout. En tant que militant des droits de l’homme, j’observe le déclin du libéralisme et de la démocratie occidentale depuis de très nombreuses années. J’ai étudié en Occident, j’y ai vécu, je ne suis donc pas très surpris. Cette démocratie a toujours été une démocratie discriminante, qui exclut les populations non désirées et permet le pillage et l’exploitation du Sud. Elle n’a jamais été une véritable démocratie libérale, au sens des idéaux défendus par certains intellectuels.
La seule surprise, je dois le dire, c’est l’ampleur et la vitesse du déclin. Depuis le début du génocide israélien, il y a eu un effondrement soudain, les masques sont complètement tombés. La répression exercée par les États, le double standard par rapport à l’Ukraine, l’hypocrisie des soi-disant démocraties occidentales, ont été choquants.
Même des intellectuels juifs qui défendaient les droits des Palestiniens ont vu leurs événements annulés au prétexte d’« antisémitisme ». Nous n’avons pas vu un tel niveau de silenciation depuis McCarthy aux États-Unis contre la soi-disant « peur rouge ». Aujourd’hui, il y a la peur de la Palestine en Occident.
Ce nouveau maccarthysme est aussi laid que le premier, aussi répressif que le premier. Mais comme le premier, il reflète également le fait que les puissances hégémoniques de l’Occident colonial sentent que leur hégémonie s’effrite. Elles agissent donc par une répression extrême, voire par la violence, à l’égard d’étudiants militants pacifiques, à l’égard d’orateurs juifs défendant les droits des Palestiniens, sans parler des Palestiniens et d’autres personnes de couleur. La répression est sans précédent.
Vous semblez malgré tout optimiste…
J’étais étudiant à l’université Columbia en 1985 lorsque nous avons bloqué le Hamilton Hall, ce même Hamilton Hall qui a été occupé la semaine dernière par des étudiants. Nous luttions alors contre l’apartheid en Afrique du Sud. Je portais toujours une pancarte « abolir l’apartheid ». Mes camarades étudiants en ingénierie me demandaient : « Tu n’as pas mieux à faire ? Tu crois vraiment que l’apartheid en Afrique du Sud va s’effondrer, qu’il sera aboli de ton vivant ? »
Oui, nous le ferons.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir