Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris
Cet article a été publié dans l’édition datée du 13 mai du journal Le Monde.
Une solution à deux États en Israël-Palestine peut-elle encore voir le jour, et à quelles conditions serait-elle viable ? Un mot optimiste d’abord : il existe en Israël comme en Palestine de nombreux mouvements citoyens pour la paix qui défendent avec ténacité et imagination des solutions pacifiques et démocratiques. Ces groupes sont malheureusement minoritaires, et sans un puissant soutien extérieur ils ont peu de chances de l’emporter.
Pour sortir de l’impasse, il est temps que l’Union européenne et les États-Unis, qui à eux deux absorbent près de 70 % des exportations israéliennes, mettent leurs actes en accord avec leurs discours. Si les gouvernements occidentaux soutiennent vraiment la solution à deux États, alors il faut imposer des sanctions au gouvernement israélien, qui piétine ouvertement toute perspective pacifique en poursuivant la colonisation et la répression et en s’opposant à la reconnaissance de l’État palestinien.
Concrètement, l’aide militaire doit cesser, et surtout les États-Unis et l’Europe doivent frapper au portefeuille Nétanyahou et ses alliés. Cela passe par la mise en place de sanctions commerciales et financières atteignant graduellement des montants dissuasifs. Le boycott universitaire évoqué dans les facs ne suffira pas et peut même s’avérer contre-productif : c’est souvent sur les campus que se trouvent les principaux opposants à la droite israélienne, qui dans de nombreux cas sera ravie de les affaiblir et de les couper de l’extérieur. En même temps que les sanctions à l’encontre d’Israël, l’Europe et les Etats-Unis doivent mettre en place des sanctions implacables et dissuasives contre le Hamas et ses soutiens extérieurs, et renforcer de façon décisive les organisations palestiniennes représentatives et démocratiques.
Revenir à l’essentiel
Cette importante implication extérieure, qui idéalement devrait rassembler les pays occidentaux et une coalition de pays du Sud, est d’autant plus indispensable qu’aucune solution à deux États ne pourra voir le jour sans une structure confédérale forte – une forme d’union israélo-palestinienne, similaire à l’Union européenne pour les États européens – coiffant les deux États et permettant de garantir un certain nombre de droits fondamentaux.
Les deux territoires et populations sont en effet profondément enchevêtrés, à la fois du fait de l’ampleur de la colonisation juive en Cisjordanie, de l’importance des travailleurs palestiniens exerçant leur activité en Israël et entretenant des liens familiaux avec les Arabes israéliens, et de la non-contiguïté des territoires palestiniens.
Pour commencer, l’union israélo-palestinienne devra garantir la libre circulation et fixer un socle minimal de droits sociaux et politiques pour les Israéliens résidant ou travaillant en Palestine comme pour les Palestiniens résidant ou travaillant en Israël. L’un des projets les plus aboutis allant dans ce sens est celui développé par le remarquable mouvement citoyen israélo-palestinien A Land for All, trop souvent ignoré à l’étranger.
A terme, cette structure confédérale pourrait devenir un véritable État binational israélo-palestinien traitant tous ses citoyens de la même façon, indépendamment de leurs origines, croyances ou religions. Mais pour que le processus puisse s’enclencher, une pression extérieure extrêmement forte sera indispensable, complétée par des moyens financiers importants et une force multinationale permettant de faire respecter l’accord et de désarmer le Hamas et les groupes extrémistes des deux côtés.
Les défis peuvent sembler immenses, mais quelle est l’alternative ? Attendre paisiblement que le massacre de civils palestiniens atteigne 40 000 morts, puis 50 000 morts, puis 100 000 morts ? L’inaction occidentale finit par avoir un coût moral et politique exorbitant. Elle s’explique avant tout par le nombrilisme des sociétés européenne et américaine, trop préoccupées par leurs propres déchirures pour s’intéresser à des solutions constructives en Israël-Palestine.
Il y a bien sûr le vieux fond d’antisémitisme, jamais éteint et toujours prêt à se rallumer, sur la base de l’ignorance et de la méconnaissance de l’autre. On accuse chaque juif de complicité avec les généraux israéliens, aussi stupidement que l’on soupçonne chaque musulman de complicité avec les djihadistes.
Mais il y a également, et c’est plus nouveau, une instrumentalisation honteuse de la lutte contre l’antisémitisme. A droite et désormais aussi au centre, les mobilisations propalestiniennes sont immédiatement taxées d’antisémitisme – y compris de la part d’antisémites notoires – et associées à un islamo-gauchisme imaginaire, sans aucun souci pour la réalité des discours et des propositions.
Qu’il existe des provocateurs prêts à jouer avec le feu dans tous les camps est une évidence, mais il est toujours possible de s’en démarquer clairement et de revenir à l’essentiel. Malheureusement, la peur (pour ne pas dire la haine) de l’islam et des musulmans européens semble parfois bloquer toute réflexion apaisée. L’accusation d’antisémitisme permet de se donner bonne conscience tout en fermant les yeux sur les massacres en cours.
Aux États-Unis, la minorité musulmane est moins importante qu’en Europe, mais les réflexes politiques sont les mêmes, avec en prime une mobilisation messianique semi-délirante des chrétiens évangéliques en faveur d’Israël.
À l’inverse, une forte proportion d’étudiants juifs et des juifs laïques se mobilisent pour les droits des Palestiniens. C’est le principal motif d’espoir : des deux côtés de l’Atlantique, la jeunesse se défie des vieilles catégories comme des nouvelles haines. Elle voit bien que ce qui se joue en Israël-Palestine est la possibilité de vivre ensemble au-delà des origines. C’est sur cet espoir qu’il faut miser pour bâtir l’avenir.
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