Les États-nations, c’est fini ?

Les États-nations, c’est fini ?

Dans son nouvel essai, La Défaite de l’Occident, Emmanuel Todd remet en question « l’axiome » de l’État-nation qui règle les relations internationales depuis le XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui (axiome posé dans la charte des « Nations unies »). Il propose « une interprétation pour ainsi dire post-euclidienne de la géopolitique mondiale », qui ne repose pas sur l’État-nation, mais fait plutôt l’hypothèse de sa disparition prochaine [1].

Todd dissipe un malentendu largement partagé par une dissidence française qui s’imagine que la « multipolarité » qui se met en place sera compatible avec la « souveraineté » d’un pays européen comme la France. La multipolarité est un ordre mondial dont les acteurs principaux seront de grands ensembles civilisationnels régionaux. La France n’en fait pas partie, pas plus qu’aucune autre nation européenne. L’Europe peut-elle devenir un pôle civilisationnel ?

Samuel Huntington et le retour des civilisations

Les États-nations, tels qu’on les conçoit aujourd’hui, sont une invention européenne imposée comme modèle au reste du monde au XIXe siècle, parfois à grands coups de crayons tracés à la règle sur des cartes, au mépris des identités et des rivalités ethniques. Ce découpage du monde en États-nations n’a pas effacé d’autres réalités, par exemple, le fait que certaines puissances comme la Russie ou la Chine sont des États multinationaux et non des nations.

La thèse selon laquelle les États-nations vont perdre leur rôle central dans la géopolitique mondiale est défendue par Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, paru en 1996 et traduit dans le monde entier. Je vais en surprendre plus d’un – et j’ai été moi-même surpris de le découvrir –, mais c’est un livre excellent à tous points de vue. Il est malheureusement mal titré, et son titre a été exploité par les néoconservateurs à leurs fins belliqueuses. Huntington l’a regretté, ce qui tend à indiquer qu’il n’a accepté ce titre qu’à contrecœur, en échange de la gloire. Quand le titre d’un livre aussi médiatisé et applaudi dit le contraire du livre, le message du titre a plus d’impact que celui du livre.

Huntington ne prône pas le choc des civilisations, et ne le prédit même pas. Il le redoute, mais parie sur une réorganisation du monde, avec d’inévitables tensions régionales mais sans choc mondial. Le sujet de son livre est donné dans la suite du titre, qui a mystérieusement disparu de l’édition française : and the Remaking of World Order, « et la refonte de l’ordre mondial ». Le Nouvel Ordre mondial émergent est l’objet du livre de Huntington (et je suggère que nous arrêtions de réagir de manière pavlovienne à cette expression banale et neutre comme si elle était un nom de code pour la dictature mondiale). Le nouvel « ordre mondial » qu’annonce Huntington est le même que celui que prône Poutine : la multipolarité, soit un monde organisé en grandes ères civilisationnelles, chacune étant centrée sur un « État phare » (core state en version originale) qui assure la sécurité régionale. « Le monde, prédit Huntington, trouvera un ordre sur la base des civilisations, ou bien il n’en trouvera pas » [2] ; « Un ordre mondial organisé sur la base de civilisations apparaît. Des sociétés qui partagent des affinités culturelles coopèrent les unes avec les autres ; […] les pays se regroupent autour des États phares de leur civilisation. » Dans cette nouvelle configuration, prévient Huntington,

« les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non occidentales. Nous éviterons une guerre généralisée entre civilisations si, dans le monde entier, les chefs politiques admettent que la politique globale est devenue multicivilisationnelle et coopèrent à préserver cet état de fait. » [3]

Huntington passe en revue tous les grands ensembles et leurs rapports entre eux, et tente de prédire leurs évolutions possibles, qui devraient aller dans le sens du regroupement des États-nations sous l’effet des champs d’attraction de grands États-phares, qu’on peut appeler tout simplement des puissances impériales. La Chine est sans doute la mieux préparée à cette évolution. Depuis les années 1990, elle s’est donnée pour but de « devenir le champion de la culture chinoise, l’État phare jouant le rôle d’aimant vers lequel se tournent toutes les autres communautés chinoises et retrouver sa position historique, perdue au XIXe siècle, de puissance hégémonique en Extrême-Orient. » [4] Économiquement, l’hégémonie régionale chinoise est déjà acquise.

« L’économie de l’Extrême-Orient est de plus en plus centrée autour de la Chine et dominée par elle. Les Chinois de Hong Kong, de Taïwan et de Singapour ont fourni la plus grande partie des capitaux qui ont permis la croissance sur le continent dans les années quatre-vingt-dix. Au début des années quatre-vingt-dix, les Chinois représentaient aux Philippines 1 % de la population mais contrôlaient 35 % du chiffre d’affaires des entreprises locales. En Indonésie, au milieu des années quatre-vingt, les Chinois représentaient 2 à 3 % de la population, mais possédaient environ 70 % des capitaux privés locaux. Dix-sept des vingt-cinq plus grandes entreprises étaient contrôlées par des Chinois, et un conglomérat chinois contribuait à lui seul pour 5 % au PNB. Au début des années quatre-vingt-dix, les Chinois constituaient 10 % de la population de Thaïlande, mais possédaient neuf des dix plus grands groupes et contribuaient pour 50 % au PNB. Les Chinois représentent un tiers de la population de Malaisie, mais dominent presque totalement l’économie. Hors du Japon et de la Corée, l’économie de l’Extrême-Orient est fondamentalement une économie chinoise. » [5]

L’une des grandes forces de la Chine, c’est l’exceptionnelle solidarité ethnique entre les Chinois de Chine et les Chinois de la diaspora, installés parfois depuis plusieurs générations. Pour les Chinois, « le sang prime sur l’eau » (blood is thicker than water) ; « la confiance et les engagements dépendent des contacts personnels, pas de contrats, de lois ou d’autres documents légaux. » Ce fameux « réseau de bambou » (bamboo network) donne aux Chinois de l’étranger un énorme avantage pour commercer avec la Chine. L’homme d’État singapourien Lee Kuan Yew a dit :

« Nous sommes d’ethnie chinoise. […] Nous partageons certaines caractéristiques en vertu de notre culture et de nos ancêtres communs. […] Les gens éprouvent une empathie naturelle pour ceux qui partagent leurs attributs physiques. Cette conscience de l’existence d’une proximité est renforcée quand ils ont une base linguistique et culturelle commune. Cela facilite la confiance et les relations, qui sont le fondement de tous les rapports d’affaires. » [6]

Cette puissante solidarité familiale, clanique et ethnique est encouragée par le confucianisme et par la vénération des ancêtres, si fondamentale en Chine que l’Église catholique a renoncé à le combattre et en 1939 l’a exceptionnellement déclarée licite pour les catholiques chinois. Je renvoie à mon article « Éloge du culte des ancêtres » pour ce sujet qui devrait être au cœur de toute réflexion sur les civilisations.

L’avenir du monde islamique est incertain, mais l’évolution prévisible est que l’Iran et la Turquie vont rester des pôles civilisationnels forts, tandis que l’Égypte et l’Arabie saoudite vont se disputer la direction d’un panarabisme qui a échoué jusqu’à présent (par la volonté d’Israël, mais Huntington ne le dit pas), et que l’Asie centrale turcophone cherche sa place entre la Russie et la Turquie. Le monde islamique illustre mieux que tout autre les limites de l’État-nation.

« La structure de la loyauté politique entre Arabes et entre musulmans a en général été l’opposé de celle qui prévaut dans l’Occident moderne. Pour ce dernier, l’État-nation est le parangon de la loyauté politique. Des loyautés plus restreintes lui sont subordonnées et sont subsumées dans la loyauté vis-à-vis de l’État-nation. Les groupes qui transcendent les États-nations – communautés linguistiques ou religieuses, ou civilisations – requièrent une loyauté et un engagement moins intenses. Le long du continuum qui va des entités les plus étroites aux plus larges, les loyautés occidentales atteignent ainsi un sommet au milieu, la courbe d’intensité de la loyauté formant en quelque sorte un U renversé. Dans le monde islamique, la structure de la loyauté a été presque l’inverse. L’islam connaît un creux au milieu de la hiérarchie de ses loyautés. Les « deux structures fondamentales, originales et durables », comme le notait Ira Lapidus, étaient la famille, le clan et la tribu d’une part, et « les unités formées par la culture, la religion et l’empire à plus grande échelle » de l’autre. » [7]

Dans l’islam, « la tribu et la Oumma ont été les principaux foyers de loyauté et d’engagement. L’État-nation est bien moins important. Dans le monde arabe, les États existants rencontrent des problèmes de légitimité parce qu’ils sont pour la plupart les produits arbitraires, voire capricieux, de l’impérialisme occidental, et leurs frontières ne coïncident souvent même pas avec celles des groupes ethniques, comme c’est le cas pour les Berbères et les Kurdes » [8].

La géopolitique et l’âme des civilisations

Les grands principes géopolitiques sur lesquels s’appuie Huntington sont hérités des textes fondateurs de la philosophie de l’histoire ou des civilisations, comme ceux de l’Allemand Oswald Spengler, de l’Anglais Arnold Toynbee, ou du Russe Nicolas Danilevski (les Français ont peu contribué à cette discipline). La géopolitique met l’accent sur l’importance de la géographie dans la constitution des ensembles politiques et de leurs rapports de force. Le Britannique Halford Mackinder, auteur en 1904 d’un article séminal sur « Le Pivot géographique de l’histoire » [9], était géographe et n’a jamais prétendu être autre chose. La géographie détermine à ses yeux le projet géopolitique britannique, qui est basé sur le contrôle des mers, tout comme pour l’Allemand Karl Haushofer (1869-1946), également géographe, elle imposait à l’Allemagne le projet d’étendre son espace vital (Lebensraum) à l’est [10].

Les géopoliticiens ont souvent une vision « organique » des civilisations, par opposition à une vision strictement déterministe ou « mécanique » de l’histoire comme celle que propose le marxisme. Mackinder conçoit « l’histoire comme une partie de la vie de l’organisme mondial ». Cette conception organique est particulièrement marquée chez Danilevski, qui était biologiste de formation.

La métaphore organique a cependant ses limites. Prise trop au sérieux, elle sombre dans une forme de biologisme, surtout lorsqu’elle assimile civilisation et ethnicité, comme c’est le cas dans le mouvement völkisch allemand. Pour surmonter cette limite, il faut admettre que les civilisations sont des organismes intelligents, c’est-à-dire mus non par des pulsions, mais par des idées. Pour Spengler, par exemple, l’Occident est la civilisation faustienne, dont l’idée motrice est le dépassement des limites. Spengler parle ici de l’Occident postchrétien ; jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’Occident, c’était la chrétienté romaine.

Les Idées-forces qui animent les civilisations ont leur propre logique. Par exemple, comme j’ai essayé de le montrer dans le quatrième chapitre de mon livre La Malédiction papale, l’injonction donnée à chaque individu de se sauver, et la négation du prolongement des solidarités familiales dans l’au-delà, ont mené logiquement à cette disposition d’esprit qui distingue très nettement l’Occident postchrétien, que l’on nomme l’« individualisme » [11].

De la même manière, l’individualisme et son corolaire l’égalitarisme, menés à leur terme, conduisent à la négation de l’identité de genre. Comme l’écrit Damien Viguier dans son livre lumineux De la famille clanique au couple parental homosexuel, « la suppression dans l’espace des droits de tradition européenne, de toute conséquence juridique à la distinction entre les deux sexes, devait nécessairement conduire au mariage et à la parentalité homosexuel ».

Dans un article intitulé « Le singe devenu dieu », j’ai expliqué que le darwinisme, qui est notre catéchisme laïc, mène logiquement au transhumanisme, comme le démontrent d’ailleurs le darwinien transhumaniste israélien Yuval Noah Harari et le succès de ses livres Sapiens et Homo Deus : si c’est le hasard (les accidents génétiques) et la sélection naturelle qui nous ont faits, alors faisons mieux grâce à la technologie et prenons en main l’évolution de notre espèce.

Les idées ou les mythes moteurs d’une civilisation descendent des élites cognitives vers les masses, et non l’inverse. Elles peuvent être interrompues dans leur course par des changements brutaux de paradigme, comme le sont les révolutions. À noter aussi qu’elles peuvent être en partie suscitée, ou du moins renforcée, par « rivalité anti-mimétique » avec une autre civilisation : c’est ce qu’on observe aujourd’hui dans la polarisation des valeurs défendues respectivement par la Russie et l’Occident. C’est grâce à l’Occident qui a atteint le stade terminal de son idée faustienne (l’abolition des limites anthropologiques) que la Russie post-soviétique a pu se réinventer autour de la défense des valeurs traditionnelles.

Croire en l’influence prépondérante des idées sur la destinée des civilisations, c’est être idéaliste au sens philosophique du terme. Et l’idéalisme a pour autre nom le platonisme, entendu comme la théorie sur l’existence et l’influence réelle des Idées. Au sens large, énonce le théologien russe Pavel Florenski (1882-1937), le platonisme doit être compris « non pas comme un système défini et immuable de concepts et de jugements, mais comme un certain type d’aspiration, comme un doigt divin pointant de la terre vers le ciel, des choses d’en bas vers les choses d’en haut » [12]. Alexandre Douguine, inspirée par une riche tradition orthodoxe, affirme dans Le Platonisme philosophique (éditions Ars Magna, 2023) que la géopolitique, comme la politique, n’a de sens que dans une vision platonicienne, car chaque civilisation a son Idée motrice, qui résulte de facteurs géographiques, historiques et ethniques, mais peut-être aussi de forces spirituelles mystérieuses, sans oublier l’action décisive des « grands hommes », qui impriment leur âme sur celle de leurs peuples (le théoricien de l’importance des héros et grands hommes dans l’histoire est l’Écossais Thomas Carlyle, mort en 1881).

Si les civilisations ont une âme, sont-elles soumises à des « lois spirituelles » ? Y a-t-il, dans ce qu’Oswald Spengler appelait « la nécessité organique du destin » [13], une forme de karma collectif ? Autrement dit, une civilisation paie-t-elle, à terme, les conséquences de ses actes, ou bien est-elle mue uniquement par l’idée qu’elle se fait d’elle-même et de son destin ? Dans une perspective idéaliste ou platonique, les croyances agissent dans notre vie, mais la vérité agit d’un niveau supérieur : l’action directe de la vérité sur l’esprit humain est ce qu’on nomme l’intuition. Une civilisation, au même titre qu’une personne, file un mauvais coton lorsqu’elle se ment à elle-même, ou refuse de se regarder dans le miroir que lui tendent les autres civilisations.

Quel avenir pour l’Europe ?

Dans un entretien donné à la revue Éléments (avril-mai 2023), Christopher Coker, l’auteur de The Rise of the Civilizational State, explique : « Les Européens ne peuvent pas devenir un État civilisationnel. Les lignes de fracture qui traversent l’Europe […] ont réglé la question. » Sans véritable unité et indépendance politiques, l’Europe ne constitue pas un « pôle » dans la multipolarité. Dans La Malédiction papale, je crois avoir démontré que l’état de désunion politique et de décomposition civilisationnelle de l’Europe est le résultat d’un problème de croissance durant l’enfance de l’Europe, le Moyen Âge. L’Europe médiévale a désiré ardemment se doter d’une unité politique impériale, comme l’a montré Robert Folz dans L’Idée d’Empire en Occident du Ve au XIVe siècle (1953). Les souverains, les intellectuels, les peuples aspiraient à cet idéal, synonyme à leurs yeux non de tyrannie mais de paix et de prospérité.

Le processus organique de l’unification politique européenne était bien engagé sous la dynastie des Otton (936-1024), mais il fut contrarié sous la dynastie des Saliens (1024-1125) par l’ambition politique concurrente des papes, qui se dotent d’un État, vassalisent d’autres États, et cherchent à faire de l’empereur nominal leur lieutenant. La dernière tentative d’unifier l’Europe autour du Saint-Empire romain échoue sous la dynastie des Hohenstaufen (1125-1250), dont l’histoire grandiose et tragique se termine par l’extermination de la descendance de Frédéric II par l’homme de main du pape, Charles d’Anjou. À partir du XIVe siècle, les jeux sont faits : l’Europe s’est fragmentée en une mosaïque d’États nationaux jaloux de leur indépendance.

Mais la supra-monarchie pontificale, qui semblait alors triompher, échoue à son tour avec la nationalisation de la papauté par Philippe le Bel, puis la Réforme protestante. L’échec des deux projets (impérial et papal) laisse l’Europe en état de désunion perpétuelle et de guerre chronique, engagée dans un perfectionnement des technologies de la guerre qui lui permettra de conquérir le monde, mais la consumera en définitive. « Les nations, c’est la guerre », disaient les pionniers de la construction européenne dans la seconde moitié du XXe siècle. Comment leur donner tort ? Bertrand de Jouvenel a bien analysé l’évolution de la guerre dans son essai mémorable, Du pouvoir, écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : tandis qu’au XIIe siècle, la guerre était encore « toute petite », parce que les États ne disposaient ni de l’obligation militaire ni du droit d’imposer, elle devint au fil des siècles la grande affaire de ces mêmes États :

« Si nous ordonnons en série chronologique les guerres qui ont déchiré notre monde occidental pendant près d’un millénaire, il nous apparaît de façon saisissante que de l’une à l’autre le coefficient de participation de la société au conflit a été constamment croissant, et que notre Guerre Totale n’est que l’aboutissement d’une progression incessante vers ce terme logique, d’un progrès ininterrompu de la guerre. » [14]

En 1795, Kant émettait déjà un projet d’une « ligue de nations républicaines » dans un manifeste titré Vers la paix perpétuelle, considéré comme fondateur de la « théorie des relations internationales ». L’idée motrice est dorénavant l’Europe républicaine, fondée sur des principes universaux comme les droits de l’homme et le droit à l’auto-détermination des peuples. Précisément parce qu’elle se fonde sur des principes qu’elle proclame comme universaux, cette Europe se donne pour identité une absence d’identité. Elle se veut une Europe mondiale, sans frontière idéologique, ce qui l’a conduit inéluctablement, par la logique interne de son idée fondatrice, à renier ses propres frontières ethniques et géographiques.

La raison profonde, organique, pour laquelle l’Europe moderne est un échec, c’est qu’elle n’est pas enracinée dans l’histoire de l’Europe. On peut même dire que la construction européenne des années 1950 s’est faite sur les ruines d’une Allemagne punie pour avoir encore cru en son destin d’État phare de l’Europe. Cette Europe est un corps sans âme, qui a vidé les peuples européens de toute « conscience civilisationnelle » européenne.

L’Europe réelle se ressent si peu comme un organisme unifié que, chaque fois que l’URSS lui arracha une part de son flanc oriental (1956 et 1968), les Européens de l’Ouest ne ressentirent aucune douleur. Tel est le drame évoqué par l’écrivain tchèque Milan Kundera dans son essai mémorable de 1983, « Un Occident kidnappé ».

« La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. […] Comment est-il possible qu’il soit resté inaperçu et innommé ? Ma réponse est simple : l’Europe n’a pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel, parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. » [15]

Mais quelle unité culturelle aurait pu sauver l’Europe centrale, sans unité politique ? Il ne peut y avoir de volonté politique sans unité politique.

Dans un petit livre fort intéressant, Si l’Europe s’éveille. Réflexion sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de l’ère de son absence politique (Mille et Une Nuits, 2003), le philosophe allemand Peter Sloterdijk s’interroge sur l’avenir de l’Europe comme pôle civilisationnel, capable d’imposer sa propre identité et sa propre volonté entre les États-Unis et la Russie. Il parvient lui aussi à la conclusion que le mythe fondateur et moteur de l’Europe a été la translatio imperii, soit l’héritage impérial romain, déplacé vers le nord depuis les conquêtes arabes, incarné par l’Empire romain germanique, mais détruit par l’acharnement des papes. Sloterdijk a écrit cet essai en 1994, estimant que la dislocation du bloc communiste était l’occasion pour l’Europe de se réinventer. Malheureusement, il n’a pas émis d’idée précise sur la manière dont cela aurait pu se faire, et force est de constater que l’Europe est plus que jamais inexistante comme puissance politique indépendante. Par l’intermédiaire de l’OTAN, elle est tombée entièrement sous la vassalité de l’Empire américain.

Comme je l’écris dans mon nouveau livre, La Malédiction papale, l’idéaliste peut toujours rêver de souveraineté nationale, mais le réaliste sait que, pour se libérer de la domination américaine (qui est en fait, de plus en plus, une domination israélienne), l’Europe n’a pas mieux à faire que de s’allier à la puissance impériale russe, porteuse de valeurs civilisationnelles saines. Le réaliste ne renonce pas à l’Europe, mais il fait le pari que l’entente avec la Russie et son projet de multipolarité sera plus favorable à la renaissance d’une civilisation et d’une souveraineté européennes que la domination américaine. Enfin, le réaliste admet que l’Allemagne, et non la France, reste le leader naturel de la civilisation européenne, comme elle l’a toujours été. L’Europe ne pourra renaître en tant que civilisation que si l’Allemagne trouve la force de résister au racket de Washington et s’allie durablement à la Russie.

Laurent Guyénot

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À propos de l'auteur Égalité et Réconciliation

« Association trans-courants gauche du travail et droite des valeurs, contre la gauche bobo-libertaire et la droite libérale. »Égalité et Réconciliation (E&R) est une association politique « trans-courants » créée en juin 2007 par Alain Soral. Son objectif est de rassembler les citoyens qui font de la Nation le cadre déterminant de l’action politique et de la politique sociale un fondement de la Fraternité, composante essentielle de l’unité nationale.Nous nous réclamons de « la gauche du travail et de la droite des valeurs » contre le système composé de la gauche bobo-libertaire et de la droite libérale.

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