Ce que la cause animale doit au mouvement punk — Jérôme HENRIQUES

Ce que la cause animale doit au mouvement punk — Jérôme HENRIQUES

Le grand public n’a guère retenu du mouvement punk que le nom des Sex Pistols (ou de quelques groupes un peu « tapageurs »), une démarche plus ou moins nihiliste (« No Future ») et une jeunesse un peu en marge se réfugiant dans la drogue ou l’alcool. En réalité, ce mouvement est aussi et surtout celui d’une démarche politique, d’un engagement social, avec de nombreux groupes condamnant toute forme de domination à l’égard des êtres humains et des animaux.

Le terme « punk » signifie « vaurien » ou « voyou » en anglais. Inspiré par certains groupes « garage » des années 1960 (désignés à postériori sous le vocable de protopunk), le mouvement punk fait son apparition dans les années 1970, d’abord aux Etats-unis, puis en Angleterre. On y constate un désir de « retour aux sources » (à la spontanéité et la simplicité du rock d’origine) et un rejet de ce qui était perçu comme mercantile et pompeux dans l’arena rock de l’époque (concerts gigantesques, musicalité avancée, solos de guitares interminables).

Par contraste, le punk se veut une musique rapide et rude, avec des chansons courtes (pas plus de 3 minutes), une instrumentation simplifiée, des paroles souvent contestataires (engagées ou nihilistes) et parfois, aussi, une attitude ou un look emblématique du mouvement (vêtements déchirés, imprimés voyants, couleurs clinquantes, écussons). Le punk se veut accessible à tous : n’importe qui est encouragé à former son propre groupe, dans sa cave ou son garage.

Dès les origines pourtant, se pose la question de la récupération. Récupération des groupes tels que les Sex Pistols, les Clash, qui sont pris en main par des impresarios/managers et signent des contrats chez de grosses maisons de disque (appelées aussi « majors »). La mode punk inspire quant à elle des designers, des publicitaires. Pour un mouvement qui se voulait aller à l’encontre du capitalisme et du système, le voilà en train de se faire absorber par ce même système. S’opposant à cela, une partie du mouvement se pose alors en rupture. Ce sont les anarcho-punks.

Les thématiques abordées dans leurs chansons vont du pacifisme à l’anti-consumérisme, en passant par l’écologie radicale et le droit des animaux. La critique de l’armement (et du nucléaire) ? Les Anglais de Crass la chantent dans la chanson « They’ve got a bomb » (1978). La lutte contre la voiture et pour le vélo ? Les Américains de « Divide and Conquer la proclament dans « Bike Punx » (1997). La défense des animaux ? Le groupe Anglais Conflict secoue les foule avec « Meat means murder » (1983). La recette de la tarte végane ? Elle constitue les paroles du titre « Anarcho Pie » des Écossais de Oi Polloi (1990).

Mais le punk ne se résume pas à la musique, la chanson, qui ne sont que la pointe avancée de toute une galaxie. Car le punk est aussi une façon de penser, un mode (ou une philosophie) de vie, qui interroge sur le sens des choses, de l’existence, repense les rapports sociaux, la place de la nature, la façon de traiter les animaux, proclame la capacité des individus à penser par eux-mêmes, à s’auto-diriger, et les incite à changer les choses en passant à l’action.

Ici on créé des communautés rurales autonomes, des boui-boui bios, là on fait blocus contre un projet ou une institution, on lance des appels à la désobéissance civile (par exemple les mouvements Stop the City, puis Reclaim the Streets), voire à l’éco-sabotage (cf les actions du Earth Liberation Front / Earth First !). Parfois, le détail des actions (plan d’accès aux McDo ciblés) est inclus dans la jaquette des disques. Au Royaume-Uni, où on s’engage pour la protection des forêts (et contre les autoroutes), des anarcho-punks parviennent à rassembler en 1996 plus de 8000 personnes pour arracher le bitume d’une voie rapide.

Emblématique de la culture punk (dont elle tire son origine), l’éthique du « Do It Yourself » (fais-le toi-même), incite chacun à créer, se débrouiller par soi-même, plutôt qu’à acheter et dépendre du système. Quant à la culture collective, elle s’exprime dans les bars, garages, organisations caritatives, ou encore chez les disquaires, où l’on s’échange aussi bien des vinyles que des conseils de permaculture. Les concerts eux-mêmes deviennent des zones de militantisme. On s’y échange des tracts, des fanzines spécialisés. Un « dialogue à double sens » s’installe alors entre les groupes et le public.

La relation entre le punk et la cause animale, très forte, s’exprime à travers tous ces aspects. Coté musique, le groupe anglais Crass fait figure de précurseur en comparant dès 1979 la chair humaine et animale dans sa chanson « Time out ». S’en suivront de nombreux autres groupes anglais ou américains (Flux of Pink Indians, Conflict, MDC, Oi Polloi, Anti-System, Icons of Filth, Amebix, Antisect, Dirt, Exit-Stance, Liberty, Lost Cherrees, Poison Girls, Rudimentary Peni, Subhumans, Dirge, Chumbawamba, Riot/Clone), qui ont tous écrit des chansons traitant du droit des animaux.

Au cours de leur carrière, Flux of Pink Indians a distribué des milliers de tracts traitant de la vivisection lors de ses concerts. Quant à Conflict, il projetait des vidéos d’abattoirs pendant qu’il jouait. Ces groupes (et d’autres) incluaient couramment des images d’expérimentation animale, d’élevages ou abattoirs dans leurs pochettes d’albums. Certains encourageaient même à passer à l’action, fournissant les adresses de laboratoires animaliers, producteurs alimentaires ou fermes à fourrure dans ces mêmes pochettes.

Ces idées étaient souvent reprises/partagées par la communauté, s’exprimant au travers de tracts, autocollants, écussons, ou encore de fanzines (Flipside, Maximumrocknroll …), dont nombre d’articles traitaient du sujet. Comme l’ont noté la spécialiste des religions comparées Sarah M. Pike et le chanteur Markus Meißner, les scènes punk rock de l’époque ont constitué la première rencontre du public avec les horreurs des abattoirs ou des laboratoires, « avant qu’internet ne mette les documentaires à la disposition de tous ».

Dans les années 80 en Angleterre, les anarcho-punks participent fortement à l’essor du mouvement animaliste. Ils s’engagent dans des groupes tels que l’Animal Liberation Front (ALF), la Hunt Saboteurs Association (1), organisent des collectes de fond et diffusent la propagande d’associations telles que la British Union for the Abolition of Vivisection. Certains sociologues attribuent également à la scène anarcho-punk de l’époque la croissance des commerces végétariens/liens et des fournisseurs d’aliments biologiques dans certaines grandes villes (Bristol par exemple).

L’un des groupes anarcho-punk les plus engagés/influents était le groupe Conflict, qui s’alignait sur les positions de ALF (Cf la chanson « This is the ALF » entre autres) et dont le titre « Meat means Murder » (1983) est rapidement devenu un slogan dans la communauté. D’autres musiciens se sont engagés dans l’action directe, comme par exemple un membre de Polemic Attack, emprisonné pour avoir attaqué un laboratoire animalier, deux membres d’Anti-System, emprisonnés pour avoir détruit des boucheries (et s’être introduits dans un abattoir), ou encore des membres de Wartoys, Virus et Icon of Filth, suspectés d’être des saboteurs de chasse.

A la même période, aux États-Unis, la convergence entre le punk et le véganisme s’exprime à travers diverses organisations militantes. On peut citer l’ABC No Rio (mouvement artistique reprenant l’esprit DIY, hébergeant une scène punk radicale, de nombreux fanzines …) ou encore les chapitres de Food Not Bombs (mouvement anti-pauvreté et anti-guerre proposant une nourriture 100 % végétarienne/lienne). Autre influence notable : celle de Hare Krishna (mouvement religieux dérivé de l’Hindouisme, pro-végétarien), dont sont issus (ou que rejoindront) certains musiciens (Cro-Mags, X-Ray-Spex …).

Dans le courant des années 1980 aux États-Unis, se développe un nouveau genre : le punk hardcore. Emmené par des groupes comme Minor Threat, Black Flag, ou encore Bad Brains, il se caractérise par une rythmique ultra-rapide, des riffs rugueux, un chant crié et des textes engagés. Nombre de ses représentants sont végétariens ou végans (c’est le cas de tous les membres de Minor Threat (2), de certains membres de bad Brains, de Black Flag …).

C’est d’ailleurs en son sein qu’apparaît le « Straight Edge » (la ligne droite : un courant qui prône l’abstinence d’alcool, de drogues, de tabac, de relations sexuelles sans sentiments), puis le « Vegan Straight Edge » (qui y ajoute le véganisme). Ce dernier est d’abord porté par la vague du « Youth Crew » (à la fin des années 1980), avec des groupes comme Youth of Today (cf la chanson « No more » de 1988) ou Gorilla Biscuit (cf « Cats and dogs », 1989), puis par une seconde vague de groupes engagés (dans les années 1990), comprenant notamment Earth Crisis ou Vegan Reich (3)(4).

Le punk hardcore et sa variante Straight Edge donneront eux-mêmes naissance à plusieurs sous-genres, parmi lesquels le Krishnacore (avec des groupes comme Cro-Mags, Shelter, 108), le Hardline (Vegan Reich, Raid), le Powerviolence (Dropdead), le Grindcore (Napalm Death, Agathocles, Carcass), le Crust punk (Nausea, Contravene, Disrupt, Electro Hippies, Extreme Noise Terror), le Metalcore (Earth Crisis, Morning Again), le D-beat (Mob 47, Discharge) … tous ces groupes partageant l’accent mis sur la question animale et le végétarisme/véganisme (5).

L’influence de ces groupes conduira de nombreux jeunes, dans les années 1990, a rejoindre des groupes animalistes ou environnementalistes radicaux, tels que le Front de libération des animaux (ALF), la Ligue de défense des animaux (ADL), la Sea Shepherd Conservation Society, la Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) ou encore Earth First … (6). C’est également à cette période que des associations telles que People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) commencent à tenir des stands dans les concerts et à distribuer de la documentation gratuite.

Selon une étude, la majorité des militants des droits des animaux emprisonnés à la fin des années 1990 et au début des années 2000 étaient impliqués dans le punk hardcore. Par ailleurs, des militants « connus », comme Rod Coronado, Craig Rosebraugh, Isa Chandra Moskowitz, David J. Wolfson, Peter Daniel Young, Walter Bond ainsi que des membres de Stop Huntingdon Animal Cruelty (SHAC) ont reconnu avoir été initialement inspirés par des groupes d’anarcho-punk ou de Straight Edge.

Plusieurs chercheurs/journalistes se sont penchés l’influence de la scène punk sur l’activisme animaliste. Jonathan Pieslak a par exemple écrit, à propos des activistes Straight Edge, que « le mouvement a eu un impact intense sur les auditeurs, la musique jouant un rôle transformateur ». Sarah M. Pike a déclaré qu’il a généré une « révolution interne » en eux grâce à « l’intensité de la musique hardcore et ses paroles illustratives ». Enfin, Brian Peterson a affirmé que « l’impact des droits des animaux sur le hardcore se fait sentir non seulement dans la scène, mais aussi dans la conscience collective et dans de nombreux activistes qui s’y sont développés ».

La scène hardcore/végane s’est depuis largement internationalisée. Parmi les groupes connus (et encore actifs) aujourd’hui, on peut citer : Good Riddance, Good Clean Fun, Gouge Away (Etats-unis), Chokehold, Propagandhi (Canada), Refused (Suède), Heaven Shall Burn (Allemagne), Manliftingbanner (Pays-bas), Apatia (Pologne), Point of no return (Brésil), Nueva Etica (Argentine), Asunto (Chili) … On peut aussi citer des festivals hardcore/végan dédiés tels que le Fluff Fest en République Tchèque, l’Ieperfest en Belgique ou la Verdurada au Brésil.

Mais la cause animale trouve également un écho important dans le reste de la scène punk (punk rock, pop punk, skate punk, ska punk …), y compris auprès de groupes « mainstream » (signant sur de gros labels). Cela transparaît au niveau de paroles de chansons (cf Rise Against, Goldfinfer, Millencollin, Citizen Fish, Frenzal Rhomb, The Decline, Useless ID, Los Fastidios …) ou d’interviews de musiciens (Blink 182, Misfits, Agnostic Front …) prônant ce mode de vie. Le phénomène n’est pas nouveau puisque certains punk-rockeurs « historiques » (Joey Ramone, Joe Strummer des Clash, Captain Sensible des Damned, Nina Hagen …) avaient déjà franchi le cap (du végétarisme) quelques décennies plus tôt.

Aujourd’hui, la cause animale n’a plus besoin du punk pour exister. La littérature animaliste (amorcée par des livres comme « Libération Animale » de Peter Singer en 1975 ou « Diet for a New America » de John Robbins en 1987), puis l’essor d’associations militantes (Peta aux États-Unis, L214 ou One Voice en France …), plus ou moins concomitantes à l’ère d’internet (qui permet de diffuser l’information en masse), ont fortement contribué a visibiliser cette cause auprès du grand public.

Ainsi, à l’heure où le véganisme se démocratise et commence à être accepté socialement, il est bon de se rappeler qu’il était porté par une poignée de gens à la marge quelques décennies en arrière. Une poignée de punks anarchistes, pacifistes, idéalistes … « Des gens qui ne sont rien » (pour reprendre les mots de notre président), mais qui pourtant « pensaient le monde ». Des gens qui ont jeté les bases d’une des plus grandes révolutions morale/éthique/spirituelle de notre temps.

Notes

(0) Photo de l’article : Biquette de Mauriac (« la chèvre Grindcore »), sauvée de l’abattoir et qui assistait à des concerts de punk.
(1) Les anarcho-punks sont d’ailleurs considérés comme les créateurs de l’ALF. La Hunt Saboteurs Association était quant à elle déjà existante, mais les punks en ont fortement grossi les rangs.
(2) Le groupe Minor Threat est d’ailleurs l’inventeur du terme « Straight Edge » (avec la chanson éponyme), bien qu’il se défende d’avoir créé ce courant.
(3) Selon le sociologue Ross Haenfler, au début des années 1990, trois Straight Edgers sur quatre étaient végétariens ou végans.
(4) Autre évolution dans les années 1990, l’affirmation du véganisme comme tendance dominante au sein du mouvement Straight Edge, inversant la tendance par rapport aux années 1980 (où le végétarisme était plus largement représenté).
(5) Notons que ces groupes n’étaient parfois pas d’accord sur d’autres sujets. La ramification la plus controversée était Hardline, qui défendait une vision biocentrique du monde, combinant le véganisme, le rejet de l’avortement et de l’homosexualité. Cette tendance est quand même restée ultra-minoritaire, la grande majorité des groupes défendant un ensemble de positions progressistes.
(6) Une montée en puissance à laquelle les autorités répondront par un durcissement de l’arsenal répressif, voire par la mise en place de nouvelles lois (comme l »Animal Enterprise Terrorism Act » voté en 2006 aux États-Unis).

Quelques références

Fabien Hein, Dom Blake : « Ecopunk »
Catherine Guesde : « Penser avec le punk « 
Valérie Chansigaud : « Les combats pour la nature »
Will Potter : « Green Is the New Red : An Insider’s Account of a Social Movement Under Siege »
Moby : « Punk Rock Vegan Movie »
Len Tilburger and Chris P. Kale : « Nailing Descartes to the Wall »
Jim Donaghey, Will Boisseau : « Nailing Descartes to the Wall », Animal Rights, Veganism and Punk Culture
Richard J White, Anthony J. Nocella II, Erika Cudworth : « Anarchism and Animal Liberation »
Punk Veganism as a Culture of Resistance
Animal rights and punk subculture
Total liberation

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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