Il n’est pas besoin d’être mort pour se souvenir du « Plan Marshall ». Il évoque des Américains gentils venant, en dollars, au secours de l’Europe meurtrie par la guerre. Charité bien ordonnée…Avec son « aide » la priorité de Washington était de continuer de faire turbiner son industrie. Desormais privée de ce grand marché qu’était la guerre. L’historienne Annie Lacroix-Riz a découvert des kilos d’archives montrant l’incroyable cynisme des Etats-Unis.
Oh ! qu’ils sont gentils les Américains, charitables et bienfaisants, certes ces dernières 30 années les guerres étasuniennes ont provoqué la mort de plus de trois millions de pauvres gens. Mais on ne construit pas la démocratie sans un bon tas de cadavres pour l’asseoir. Je radote mais ne me lasse pas de la réponse faite par Madeleine Albright, Secrétaire d’état de la Washington coloniale, à une question de journaliste « 500 000 enfants sont morts à cause des sanctions privant l’Irak de nourriture, médicaments et matériel médical. Est-ce que ça en valait la peine ? Je pense que c’est un choix très difficile. Mais que cela en valait la peine ». Le pays dont la liberté éclaire le monde est entre autres celui de la guerre au Vietnam, de Guantanamo, de la peine de mort, du non à l’avortement et de la chaise électrique promise à Assange. Comme aide mémoire je vous propose la lecture du Talon de fer écrit en 1908 par Jack London et de L’Amérique Empire, un résumé des horreurs « made in USA », décrites par Nicola Mirkovic. Ajoutons, par amour du détail, que Washington reste sous le feu de la rampe – de lancement – avec ses livraisons explosives qui pulvérisent les familles et le béton de Gaza. Pour Israël comme pour les EU, tout ce qui tombe du ciel est béni, même les shrapnels. Bon. L’auteur du présent libelle abuse ! C’est un portrait écrit en noir, en triste, alors qu’on a compté à la Maison-Blanche des types rigolos comme Nixon ou Trump. Tout n’y est pas mauvais et il fallait être le mauvais coucheur De Gaulle pour refuser d’assister aux cérémonies du débarquement de Normandie.
C’est plus compliqué mais les EU conduisentt, en parallèle à leur pulsion de colonisation militaire de la planère, une guerre où les canons sont des dollars : l’arme de l’argent. Pour tracer cette volonté de faire de l’Europe un bantoustan étasunien, il faut la curiosité et la ténacité d’une femme dont le courage est la doctrine, l’historienne Annie Lacroix-Riz. Á la lumière farineuse des salles d’archives, des heures et des heures, elle traque les vilaines traces du temps, comme la police scientifique le fait pour les serial killers. Après avoir montré dans Aux origines du carcan européen (1900-1960). La France sous influence allemande et américaine comment les EU colonisaient notre continent par l’arme politique, elle frappe aujourd’hui à la caisse, avec son dernier ouvrage Les origines du Plan Marshall, le mythe de l’aide américaine.
Vous sentez déjà que, sous le feu du copier-coller (de la vérité des archives à celle du livre) de Lacroix-Riz, l’image du pays de McCarthy va en prendre un coup. Pour l’historienne, la mise sous tutelle économique de Washington est un projet qui remonte à 1890 (ici s’impose la lecture du Talon de fer, déjà cité). C’est avant le virage du siècle que les Étasuniens les plus riches, ne sachant que faire de leur surproduction, voient dans l’Europe un marché captif, la caverne d’Ali Baba. L’opération de totale mainmise monétaire va prendre soixante ans. Elle sera une réussite. Un Prêt-Bail à l’Angleterre 1941-1942, les accords de Bretton-Woods qui mondialisent la monnaie, enfin, pour la France, les accords Blum-Byrnes, en 1946, qui sont les derniers clous dans le cercueil de notre indépendance.
Pour vous convaincre de l’importance existentielle du travail de la chercheuse, je ne peux mieux faire que de vous soumettre ces lignes de l’historien Eric Branca, publiées dans l’hebdomadaire Marianne : « Voici pourquoi le dernier livre de l’historienne Annie Lacroix-Riz, Les origines du Plan Marshall , est essentiel à tous ceux qui veulent remonter aux sources de cette servitude volontaire. Sous-titrée « Le mythe de l’aide américaine », cette plongée dans des archives que personne avant elle – à tout le moins en France -, ne s’était donné la peine de consulter, donne doublement le vertige. D’abord parce que cette universitaire au parcours impeccable (normalienne, agrégée, docteur en Histoire, professeur émérite à Paris VII) est justement la seule à s’intéresser, dans le monde universitaire, à ce dossier fondateur de la libido dominandi étasunienne, fruit d’un unilatéralisme assumé ; ensuite et surtout parce que cette chercheuse passionnée et passionnante a exhumé des pièces essentielles démontrant combien ce plan, faussement présenté comme une aide décisive au redressement de la « vieille Europe », l’empêcha au contraire de s’ériger en puissance commerciale rivale.
Rappelons le storytelling de ce Plan Marshall qui déversa quelque 16 milliards de dollars (180 milliards de 2023) sur 15 pays non communistes augmentés de la Turquie, entre 1948 et 1952 : une aide « désintéressée » offerte par les États-Unis pour reconstruire le continent à l’abri de la tentation stalinienne. »
Tout ces dollars tressent une corde qui pend celui qui les accepte. Et l’économie européenne, ainsi ligotée ad vitam eternam à faire prospérer des trusts étasuniens, reçoit tranquillement le prix de sa damnation : je te prête de l’agent, en échange tu achètes mes produits et rien d’autre, le tout à mes seules conditions. Voilà comment les Rois Mages de Washington ont été sauvés de la récession puisque, l’industrie de guerre étant en 1945 au repos, il fallait impérativement trouver de nouveaux débouchés. Mais nos amis étasuniens ont si peur du communisme, surtout dans une France trop rouge, que Paris est plus gâté en « aides » que les autres capitales. Si bien que contre une poignée de dollars les ministres cocos sont chassés du gouvernement. Puisque les EU l’exigent…
Dans un autre ouvrage, lui aussi capital : Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, la chercheuse britannique Frances Stonor Saunders met au jour une autre guerre parallèle : la peinture, la musique, la philosophie, l’ensemble de la pensée et des arts sont mobilisés pour monter au front. Partout combattons les rouges. On voit la CIA payer – sous le faux nez du Congress for Cultural Freedom – les travaux de Raymond Aron, et, autre exemple, quatre membres sur neuf, au conseil d’administration du MOMA, le musée d’art moderne de New York, sont des hommes de l’agence d’espionnage. Cette politique touche bien sûr l’industrie du cinéma français où par contrat, les salles françaises sont condamnées à communiquer le bonheur fabriqué par Hollywood. Des acteurs comme Gérard Philipe ou Yves Montand sont blacklistés.
A propos du cynisme qui préside à ce fabuleux cadeau du « Plan », Annie Lacroix-Riz nous livre les aveux de la réalpolitique de Washington. Le document qu’elle exploite date du 21 février 1946. Il est rédigé par le secrétaire au Trésor, Fred Vinson, qui définit dans ses pages « la politique des prêts à l’étranger… » : « Le programme de prêt, subordonné à la surproduction américaine, bénéficiera à notre économie intérieure. Dans la transition de la guerre à la paix, le développement du commerce extérieur devra résoudre le problème de la reconversion d’un grand nombre des industries intérieures. Pendant la guerre, beaucoup de nos industries importantes, en particulier dans le domaine des biens d’équipement, ont atteint des capacités de production très excédentaires par rapport à la demande intérieure prévisible du temps de paix. Avec l’élimination de la demande liée à la guerre, une grande partie des capacités de production américaines risque d’être inutilisée…Il est heureux que cette capacité productive excédentaire corresponde le plus souvent aux produits dont les pays dévastés par la guerre ont le plus urgent besoin ».
Ah ! que la guerre était jolie. Mais l’euphorique période est finie, surtout à cause de ces salopards de Russes qui ont saboté la guerre – c’est-à-dire le business – en étant vainqueurs des nazis à Stalingrad. L’acier de l’US Steel ne fera plus de canons mais des rails pour la SNCF, c’est Dupont de Nemours qui va mettre sous nylon les mollets des Françaises et du Teflon dans les poêles, ESSO de l’essence dans les autos, and so on. Cette Annie Lacroix-Riz est vraiment le diable de la recherche qui fait mal au capital. Si elle n’existait pas il faudrait l’inventer.
Les Origines du Plan Marshall. Le mythe de l’aide américaine, par Annie Lacroix-Riz aux Editions Armand Colin ( 571 pages, 29 euros 90)
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir