Biden, tout comme Netanyahou, estime peut-être qu’il a besoin d’une “grande victoire” .
Par Alastair Crooke – Le 12 février 2024 – Source Strategic Culture
Les États-Unis se rapprochent de la guerre avec les Forces de mobilisation populaire d’Irak, une agence de sécurité de l’État composée de groupes armés, dont certains sont proches de l’Iran, mais qui sont pour la plupart des nationalistes irakiens. Mercredi, les États-Unis ont effectué une frappe de drone à Bagdad qui a tué trois membres des forces du Kataeb Hezbollah, dont un commandant de haut rang. L’un des morts, al-Saadi, est la personnalité la plus haut placée à avoir été assassinée en Irak depuis l’attaque de drone de 2020 qui a tué le commandant irakien al-Muhandis et Qassem Soleimani.
La cible est surprenante car il y a plus d’une semaine, les Kataeb ont suspendu leurs opérations militaires contre les États-Unis (à la demande du gouvernement irakien). Cette décision a fait l’objet d’une large publication. Alors pourquoi ce haut personnage a-t-il été assassiné ?
Les soubresauts tectoniques sont souvent déclenchés par une seule action flagrante : le dernier grain de sable qui, ajouté aux autres, déclenche le glissement et fait chavirer le tas de sable. Les Irakiens sont en colère. Ils estiment que les États-Unis violent sans raison leur souveraineté, faisant preuve de mépris et de dédain à l’égard de l’Irak, une civilisation autrefois grandiose, aujourd’hui diminuée à la suite des guerres américaines. Des représailles rapides et collectives ont été promises.
Un seul acte suffira pour déclencher un tourbillon. Le gouvernement irakien pourrait ne pas être en mesure de tenir ses positions.
Les États-Unis tentent de séparer et de compartimenter les problèmes : le blocus de la mer Rouge par AnsarAllah est “une chose” ; les attaques contre les bases américaines en Irak et en Syrie, une “autre” sans rapport. Mais tout le monde sait que cette séparation est artificielle – le fil “rouge” tissé à travers toutes ces “questions” est Gaza. La Maison Blanche (et Israël) insiste cependant pour que le fil conducteur soit l’Iran.
La Maison-Blanche a-t-elle bien réfléchi ou son dernier assassinat a-t-il été considéré comme un “sacrifice” pour apaiser les “dieux de la guerre” du Beltway, qui réclament à cor et à cri que l’on bombarde l’Iran ?
Quel que soit le motif, le tourbillon est lancé. D’autres dynamiques sont en cours, qui seront alimentées par l’attentat.
The Cradle souligne un changement important :
En réussissant à empêcher les navires israéliens de traverser le détroit de Bab al-Mandab, le gouvernement de Sanaa, dirigé par Ansarallah, s’est imposé comme un puissant symbole de résistance pour la défense du peuple palestinien, une cause profondément populaire parmi les nombreuses populations du Yémen. La position de Sanaa contraste fortement avec celle du gouvernement d’Aden, soutenu par les Saoudiens et les Émiratis, qui, à la grande horreur des Yéménites, a accueilli favorablement les attaques des forces américaines et britanniques le 12 janvier.
Les frappes aériennes menées par les États-Unis et le Royaume-Uni ont provoqué quelques défections internes de poids … un certain nombre de milices yéménites précédemment alignées sur les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont par conséquent fait allégeance à Ansarallah … La désillusion à l’égard de la coalition aura de profondes implications politiques et militaires pour le Yémen, remodelant les alliances et faisant des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite des adversaires nationaux. La Palestine continue de servir de test décisif dans tout le Moyen Orient – et maintenant au Yémen également – en exposant ceux qui ne revendiquent que rhétoriquement le manteau de la justice et de la solidarité arabe.
En quoi les défections militaires au Yémen sont-elles importantes ?
Les Houthis et AnsarAllah sont devenus des héros dans le monde islamique. Regardez les médias sociaux. Les Houthis sont devenus un mythe : ils défendent les Palestiniens alors que d’autres ne le font pas. Ils sont de plus en plus suivis. La position “héroïque” d’AnsarAllah pourrait conduire à l’éviction des mandataires occidentaux et leur permettre de dominer le “reste du Yémen” qu’ils ne contrôlent pas actuellement. Elle s’empare également de l’imaginaire du monde islamique (au grand dam de l’establishment arabe).
Immédiatement après l’assassinat d’al-Saadi, les Irakiens sont descendus dans les rues de Bagdad en scandant : “Dieu est grand, l’Amérique est le grand Satan” .
N’imaginez pas que ce “virage” soit perdu pour d’autres – pour les Hashd al-Sha’abi irakiens, par exemple, ou pour les (Palestiniens) de Jordanie, ou pour la masse des fantassins de l’armée égyptienne, ou encore dans le Golfe. Il existe aujourd’hui 5 milliards de smartphones. La classe dirigeante regarde les chaînes arabes et consulte (nerveusement) les médias sociaux. Elle craint que la colère contre le bafouement du droit international par l’Occident ne déborde et qu’elle ne soit pas en mesure de la contenir : quel est le prix de “l’ordre selon les règles” depuis que la Cour internationale de justice a bouleversé la notion de contenu moral de la culture occidentale ?
La politique américaine est d’une stupéfiante absurdité – et elle s’est maintenant emparée du principe le plus important de la “stratégie Biden” pour résoudre la crise à Gaza. L’Occident considérait la normalisation saoudienne avec Israël comme le pivot autour duquel Netanyahou serait contraint de renoncer à son mantra de contrôle sécuritaire maximaliste du fleuve à la mer, ou se verrait écarté par un rival pour qui l’“appât de la normalisation” présentait l’attrait d’une victoire probable aux prochaines élections israéliennes.
Le porte-parole de Joe Biden a été clair à cet égard :
Nous avons des discussions avec Israël et l’Arabie Saoudite pour essayer d’avancer vers un accord de normalisation entre Israël et l’Arabie Saoudite. Ces discussions sont donc également en cours. Nous avons certainement reçu des réactions positives des deux parties, qui nous ont fait savoir qu’elles étaient disposées à poursuivre ces discussions.
Le gouvernement saoudien – peut-être fâché par le recours des États-Unis à un langage aussi trompeur – a dûment arraché à Biden cette planche de salut. Il a publié une déclaration écrite confirmant sans équivoque que : “Il n’y aura pas de relations diplomatiques avec Israël tant qu’un État palestinien indépendant ne sera pas reconnu sur les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale, et tant que l’agression israélienne contre la bande de Gaza ne cessera pas et que toutes les forces d’occupation israéliennes ne se retireront pas de la bande de Gaza.” En d’autres termes, le Royaume s’en tient à l’initiative de paix arabe de 2002.
Bien entendu, aucun Israélien ne pourrait faire campagne sur ce programme lors des élections israéliennes !
Rappelons que Tom Friedman a expliqué comment la “doctrine Biden” était censée s’intégrer dans un ensemble interdépendant : premièrement, en adoptant une “position forte et résolue sur l’Iran” , les États-Unis indiqueraient à “leurs alliés arabes et musulmans qu’ils doivent s’attaquer à l’Iran de manière plus agressive […] que nous ne pouvons plus permettre à l’Iran d’essayer de nous chasser de la région, de faire disparaître Israël et d’intimider nos alliés arabes en agissant par l’intermédiaire de mandataires – le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et les milices chiites en Irak – tandis que Téhéran reste allègrement à l’écart et ne paie pas de prix” .
Le deuxième volet était la manœuvre saoudienne qui ouvrirait inévitablement la voie au (troisième) élément, à savoir la “construction d’une Autorité palestinienne légitime et crédible en tant que … bon voisin d’Israël …” . Cet “engagement audacieux des États-Unis en faveur d’un État palestinien nous donnerait [à l’équipe Biden] la légitimité d’agir contre l’Iran” , prévoyait Friedman.
Soyons clairs : ces trois politiques, au lieu de se fondre dans une doctrine unique, tombent comme des dominos. Leur effondrement est dû à une chose : la décision initiale de soutenir l’usage par Israël d’une violence écrasante à l’encontre de la société civile de Gaza, pour prétendument vaincre le Hamas. Cette décision a retourné la région et une grande partie du monde contre les États-Unis et l’Europe.
Comment cela s’est-il produit ? Parce que rien n’a changé dans la politique américaine. Il s’agit des mêmes vieilles rengaines occidentales d’il y a des décennies : menaces financières, bombardements et violence. Et l’insistance sur un discours obligatoire de “soutien à Israël” (sans discussion).
Le reste du monde s’en est lassé, il s’est même montré défiant à son égard.
Pour dire les choses crûment, Israël est désormais confronté à l’incohérence (autodestructrice) du sionisme : comment maintenir des droits spéciaux pour les Juifs sur un territoire qui compte un nombre à peu près égal de non-Juifs ? L’ancienne réponse a été discréditée.
La droite israélienne affirme qu’Israël doit alors faire le grand saut : tout ou rien. Prendre le risque d’une guerre plus large (dans laquelle Israël pourrait ou non être “victorieux”) ; dire aux Arabes d’aller s’installer ailleurs ; ou abandonner le sionisme et aller de l’avant.
L’administration Biden, plutôt que d’aider Israël à regarder la vérité en face, a abandonné la tâche d’obliger Israël à faire face aux contradictions du sionisme, en faveur de la restauration du statu quo ante brisé. Quelque 75 ans après la fondation de l’État d’Israël, comme l’a noté l’ancien négociateur israélien Daniel Levy :
Nous en sommes revenus au “débat banal” entre les États-Unis et Israël sur la question de savoir “si le bantoustan doit être reconditionné et commercialisé en tant qu’”État”” .
Cela aurait-il pu être différent ? Probablement pas. La réaction vient du plus profond de la nature de Biden.
Les trois échecs des États-Unis ont paradoxalement facilité le glissement d’Israël vers la droite (comme le montrent tous les sondages récents). Et – en l’absence d’un accord sur les otages, d’une manœuvre crédible de la part de l’Arabie saoudite ou d’une voie crédible vers un État palestinien – elle a précisément ouvert la voie au gouvernement Netanyahou pour qu’il poursuive sa sortie maximaliste de l’échec de la dissuasion en assurant une “grande victoire” sur la résistance palestinienne, le Hezbollah et même – il l’espère – l’Iran.
Aucun de ces objectifs ne peut être atteint sans l’aide des États-Unis. Pourtant, où se situe la limite de Biden : le soutien à Israël dans une guerre contre le Hezbollah ? Et si elle s’élargissait, un soutien à Israël dans une guerre contre l’Iran également ? Où est la limite ?
Cette incongruité, qui survient à un moment où le projet ukrainien de l’Occident est en train d’imploser, suggère que Biden pourrait se considérer comme ayant besoin d’une “grande victoire” , tout comme Netanyahou.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker francophone
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