Par M.K. Bhadrakumar – Le 24 février 2024 – Indian punchline
L’étonnante victoire de la Russie dans la bataille d’Avdeevka et la déroute de l’armée ukrainienne renforcent la crédibilité de la Russie en tant que fournisseur de sécurité pour la région de l’Asie centrale. L’esprit érudit de l’Asie centrale ne perd pas de vue que la Russie a, à elle seule, a fait reculer l’OTAN.
Il s’agit là d’un moment décisif, qui vient s’ajouter au confort résultant de la nouvelle normalité en Afghanistan, grâce à l’engagement diplomatique efficace de la Russie auprès des talibans.
Un autre cercle vicieux de la propagande occidentale est en train de s’épuiser, fondé sur les hypothèses erronées selon lesquelles l’influence de la Russie en Asie centrale est en “déclin” (Wilson Centre), que les États d’Asie centrale “sortent de l’ombre de la Russie et affirment leur indépendance comme jamais depuis l’effondrement du communisme en 1991” (Financial Times) et que, dans le sillage de la guerre en Ukraine, les dirigeants d’Asie centrale “pourraient bien être en train de se demander combien de temps Poutine pourra rester au pouvoir en Russie” (Radio Free Europe / Radio Liberty).
En réalité, les performances économiques de la région en 2023 ont enregistré une croissance impressionnante du PIB de 4,8 %. Et la Russie a contribué à cette réussite. La guerre en Ukraine a conduit les entreprises occidentales à quitter le marché russe, ce qui a créé de nouvelles opportunités pour les États de la région. Dans le même temps, les conditions imposées par les sanctions ont incité les entreprises et les capitaux russes, ainsi que les citoyens russes, à délocaliser leurs activités dans la région d’Asie centrale.
Les entrepreneurs d’Asie centrale n’ont pas manqué les occasions lucratives de s’approvisionner en biens et en technologies occidentaux pour le marché russe. Ils ont dû marcher sur la corde raide en veillant à respecter les sanctions occidentales, tout en renforçant leur interdépendance et leur intégration avec les marchés russes. La reprise de l’économie russe et sa croissance de 3,6 % l’année dernière ont créé des opportunités commerciales pour les pays d’Asie centrale.
Les politiques de Moscou visent à une “renaissance” des relations de la région avec la Russie. La nouvelle façon de penser à Moscou a amené Poutine à jouer un rôle actif pour maintenir un rythme élevé de contacts avec les dirigeants d’Asie centrale à un niveau personnel, en utilisant tous les formats d’interaction disponibles, tant bilatéraux que régionaux. L’approche russe a permis aux États de la région d’adopter une position “neutre” sur la guerre.
Un problème de compréhension pour les étrangers est que les attitudes de l’Asie centrale sont rarement manifestes et que, dans des circonstances spécifiques (comme la guerre en Ukraine), elles doivent être discernées en termes de préférences. Ainsi, le message politique de la parade du 9 mai à Moscou l’année dernière, lorsque tous les présidents d’Asie centrale ont rejoint Poutine lors des cérémonies sur la Place Rouge, était un geste massif de soutien à la Russie – et à Poutine personnellement.
Tout au long de l’année 2023, les États d’Asie centrale ont été la cible d’un effort diplomatique sans précédent de la part de l’Occident pour maintenir les sanctions contre la Russie. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le président français Emmanuel Macron se sont rendus dans la région. Deux sommets historiques au format “C5+1” ont été organisés par le président Joe Biden et le chancelier allemand Olaf Scholz, respectivement à Washington et à Berlin.
Mais les interlocuteurs occidentaux ont refusé de voir l’évidence. L’homologue kazakh de M. Blinken lui a dit qu’Astana “ne ressentait aucune menace ni aucun risque de la part de la Fédération de Russie“. Les déclarations conjointes publiées à l’issue des deux sommets du “C5+1” n’ont même pas mentionné l’Ukraine !
Le nouveau mode de pensée de Poutine relègue le grand jeu au second plan et donne la priorité à l’accroissement du contenu des relations de la Russie avec les États d’Asie centrale, en particulier dans les domaines économique et humanitaire. Cette approche a manifestement dissipé le syndrome du “grand frère“. Les réunions de Poutine avec ses homologues du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan, qui se sont tenues mercredi à Kazan, se sont déroulées dans une atmosphère manifestement détendue. (ici, ici et ici)
Il est intéressant de noter qu’Emomali Rahmon, le président tadjik, a souhaité à Poutine non seulement de réussir “tout ce qu’il entreprend“, mais aussi d’avoir des “nerfs d’acier“. Kassym-Jomart Tokayev, président du Kazakhstan, a souligné de manière significative que “sous votre direction (celle de Poutine), la Russie a obtenu des succès notables et impressionnants. En fait, vos déclarations et vos actions façonnent l’agenda mondial“. La remarque de Tokayev est particulièrement intéressante, car les analystes occidentaux l’avaient repéré comme un mutin potentiel contre Poutine dans les steppes !
Toutefois, en dernière analyse, si les relations de sécurité de la Russie avec la région d’Asie centrale se sont transformées au cours des deux dernières années, c’est parce que les efforts coordonnés de Moscou pour forger des liens avec les talibans ont gagné du terrain ces derniers temps. Ils ont contribué à atténuer la perception de la menace que représente l’Afghanistan dans la région d’Asie centrale.
Si le schéma traditionnel de réponse à ces perceptions de menace consistait à recourir à des moyens militaires et à isoler la région de l’Afghanistan, la diplomatie russe a adopté une approche radicalement différente en s’engageant de manière constructive avec les talibans (bien que les talibans continuent d’être une organisation proscrite par la loi russe) et en s’efforçant de rendre ces derniers partie prenante dans l’établissement de liens de coopération au sein d’une matrice d’intérêts mutuels. Cela a porté ses fruits.
Moscou estime que le régime des talibans a considérablement stabilisé la situation en Afghanistan et qu’il est dans l’intérêt de la Russie d’aider l’administration de Kaboul à lutter efficacement contre les éléments extrémistes dans le pays (en particulier État islamique, dont on sait qu’il est un héritage de l’occupation américaine de l’Afghanistan). La Russie a tiré parti de son influence sur les États d’Asie centrale pour veiller à ce que les forces de “résistance” anti-talibans soutenues par l’Occident ne soient pas sanctuarisées.
Bien entendu, l’objectif stratégique est d’empêcher les services secrets occidentaux de manipuler des éléments afghans en roue libre pour déstabiliser à nouveau la région de l’Asie centrale ou le Caucase.
Les talibans se sont montrés très réceptifs aux ouvertures russes visant à renforcer l’État afghan. Récemment, les talibans sont allés jusqu’à boycotter une conférence sur l’Afghanistan organisée par les Nations unies les 18 et 19 février au Qatar. Il s’agissait en réalité d’une tentative malveillante des États-Unis de renouer le dialogue avec les talibans sous le prétexte de promouvoir le “dialogue intra-afghan” (ce qui signifiait essentiellement le retour des mandataires afghans de l’Occident vivant en exil en Europe et en Amérique).
Certes, les talibans ont compris le jeu occidental visant à reconstruire leur réseau de renseignements en Afghanistan et l’ont contré en posant des conditions à leur participation à la conférence de Doha, notamment qu’ils soient le seul représentant de l’Afghanistan à la réunion. Les talibans se sont également opposés à la nomination d’un envoyé spécial des Nations unies en Afghanistan, dont la tâche principale serait de promouvoir le “dialogue intra-afghan“.
Dans un communiqué publié avant la réunion de Doha, le ministère des affaires étrangères des talibans a accusé la communauté internationale “d’impositions unilatérales, d’accusations et de pressions“. L’aspect le plus intéressant de la pantomime qui s’est déroulée à Doha est qu’à la demande des Talibans, la délégation russe qui a participé à la réunion de Doha a refusé de rencontrer les soi-disant “représentants de la société civile” d’Afghanistan. Cela indique que la Russie a commencé à travailler avec les talibans en tant que dirigeants de facto de l’Afghanistan.
En effet, les États d’Asie centrale accueillent chaleureusement cette brillante initiative diplomatique de la Russie visant à renforcer la sécurité et la stabilité régionales. Le niveau de confiance de la région à l’égard des dirigeants talibans a déjà atteint un point tel que, lors de la réunion avec Poutine à Kazan mercredi, le président ouzbek Mirziyoyev a soulevé la “question importante” de l’Ouzbékistan et de la Russie concernant la construction d’un nouveau chemin de fer via l’Afghanistan pour relier l’Asie centrale aux régions adjacentes et au marché mondial.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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