Ce que cache le PIB — Prabhat PATNAIK

Ce que cache le PIB — Prabhat PATNAIK

Il existe des problèmes bien connus liés au concept de produit intérieur brut ainsi qu’à sa mesure. Adam Smith se serait opposé à l’inclusion du secteur des services dans le PIB au motif que les personnes employées dans ce secteur constituent des « travailleurs improductifs ». Dans l’ex-Union soviétique et les pays socialistes d’Europe de l’Est, ce n’est certainement pas le PIB, mais le produit matériel brut, à l’exclusion du secteur des services, qui est considéré comme la mesure pertinente.

Même si le secteur des services est inclus dans le PIB, la mesure de sa production pose un problème conceptuel, car il est difficile de distinguer ce qui constitue une prestation de service de ce qui constitue un simple paiement de transfert : après tout, on peut tirer satisfaction d’un paiement de transfert exactement comme on tire satisfaction de la prestation d’un musicien ; comment alors inclure l’un et pas l’autre dans le cadre du PIB ? Mais outre ces problèmes conceptuels, il existe également des problèmes liés à la mesure du PIB, problèmes qui découlent notamment du vaste secteur de la petite production pour lequel nous ne disposons pas de données fiables, régulières et opportunes. En Inde, par exemple, plusieurs économistes ont suggéré, bien que pour des raisons différentes, que la mesure du taux de croissance du PIB était surestimée.

Il est également évident que le PIB n’est pas un indice du bien-être national ; la raison la plus évidente en est que la distribution du PIB peut être extrêmement inégale. Mais le fonctionnement de l’impérialisme crée un type particulier de dichotomie au sein d’un pays du tiers monde qui rend le PIB tout à fait inapte à mesurer le progrès économique ; en fait, le PIB sert à camoufler cette dichotomie qui a même tendance à s’accentuer avec le temps.

L’impérialisme a deux effets distincts sur une économie contemporaine du tiers monde. Parce que cette économie est généralement située dans la zone tropicale, les pays industriels lui demandent une gamme de produits agricoles (sans parler des minéraux) que seule la masse terrestre tropicale est capable de produire, ou de produire pendant la période où les régions tempérées et froides du monde, qui constituent le berceau du capitalisme, sont gelées. Ainsi, outre le blé et le maïs, l’impérialisme exige du tiers monde toute une série de produits primaires qu’il ne peut lui-même produire en aucune saison, ou qu’il ne peut produire qu’en saison chaude, mais pas en hiver. Ces produits doivent être importés ; mais l’étendue de la masse terrestre tropicale est limitée, et comme les pratiques d’ »amélioration des terres » telles que l’irrigation et d’autres changements techniques qui augmentent la productivité de la terre nécessitent généralement un État activiste, et que le capitalisme s’oppose à toutes sortes d’activisme étatique qui soutient et promeut non pas lui-même mais l’agriculture paysanne, cette « amélioration des terres » n’est pas possible dans une mesure suffisante. Les produits tropicaux nécessaires aux besoins métropolitains sont exportés vers les métropoles en réduisant leur absorption domestique dans le tiers-monde. L’impérialisme impose donc nécessairement une compression des revenus, entraînant une compression de la demande, au tiers monde.

L’une des principales fonctions du régime néolibéral est d’ouvrir le tiers monde aux exportations illimitées de ces produits de base et, pour ce faire, d’imposer systématiquement la compression de la demande. Cette ouverture exige que le choix des paysans en matière de cultures soit influencé non pas par des considérations d’autosuffisance alimentaire nationale ou de besoins locaux, mais exclusivement par le « marché », c’est-à-dire par l’attraction du pouvoir d’achat de la métropole. Pour ce faire, dans les pays du Sud, tout soutien gouvernemental des prix des céréales alimentaires en particulier, et le stockage des cultures vivrières pour soutenir le système de distribution publique doivent disparaître, et les prix intérieurs doivent s’aligner sur les prix internationaux par la suppression de toutes les restrictions quantitatives au commerce et l’imposition de droits de douane nuls ou minimes. C’est exactement ce que l’Organisation mondiale du commerce cherche à garantir. Dans le même temps, les pays industrialisés continuent d’accorder des subventions directes en espèces très élevées à leurs propres producteurs agricoles de céréales alimentaires et de coton, en les qualifiant de « non distorsives du commerce ».

Si l’offre de produits que la métropole souhaite importer est insuffisante, l’inflation s’ensuit. Pour contrer cette inflation, des mesures de compression de la demande sont systématiquement imposées, ce qui a pour effet de restreindre la demande intérieure et d’accroître l’offre pour la métropole. L’effet global du régime néolibéral à travers tous ces mécanismes est de réduire la disponibilité nette de céréales par habitant dans le tiers monde et de faire en sorte que la terre produise à la place des cultures demandées par la métropole. C’est exactement ce que nous observons.

Il existe un deuxième impact de l’impérialisme sur les pays du tiers monde. Il découle du fait que la désindustrialisation coloniale a laissé ces pays avec des réserves massives de main-d’œuvre qui ont maintenu les salaires réels à un niveau de subsistance minimal, alors même que les salaires réels dans la métropole augmentaient plus ou moins en même temps que la productivité de la main-d’œuvre. En raison de l’écart croissant entre les salaires des deux régions, les entreprises multinationales des métropoles sont désormais disposées à implanter des usines dans le tiers-monde pour satisfaire non pas le marché local, mais le marché mondial. Cette délocalisation d’activités de la métropole vers le tiers-monde, en particulier d’activités « bas de gamme » ou à moindre intensité de compétences, n’est pas de nature à absorber les réserves de main-d’œuvre, de sorte que la baisse des salaires réels se poursuit, exacerbée par la compression des revenus mentionnée plus haut ; mais elle devient une source de croissance urbaine, y compris ce qui, dans le contexte du tiers-monde, constitue l’emploi à revenu moyen.

Ces deux effets de l’impérialisme créent une structure dualiste au sein du tiers monde. Le colonialisme, qui avait créé au sein du tiers monde des « enclaves » où opérait le capital étranger, avait de toute façon donné naissance à une telle structure dualiste ; l’État postcolonial du tiers monde qui avait émergé sur la base d’une lutte anticoloniale s’était engagé à surmonter ce dualisme ; mais le remplacement du régime dirigiste par le néolibéralisme a recréé cette tendance au dualisme au sein du tiers monde, le fossé entre les deux parties se creusant au fil du temps.

Certes, le fossé entre les travailleurs du segment « moderne » croissant du tiers monde et leurs homologues du segment stagnant ou en déclin, comme l’agriculture paysanne et la petite production, ne s’élargit pas. Les deux groupes de travailleurs sont victimes à la fois des réserves de main-d’oeuvre massives et croissantes qui maintiennent le taux de salaire réel à un niveau bas, et de la compression de la demande imposée afin d’extraire les besoins de la métropole de la masse terrestre tropicale sans générer d’inflation significative. Mais le fossé entre la grande bourgeoisie locale et les professionnels à revenus moyens supérieurs engagés dans le segment « moderne » d’une part, et les travailleurs engagés dans les segments modernes et traditionnels d’autre part, se creuse nettement ; et ceci a également une dimension spatiale, qui s’exprime le plus clairement dans une dichotomie entre les zones rurales et les zones urbaines.

Cette dichotomie rurale-urbaine croissante est clairement visible dans les données officielles indiennes elles-mêmes. Si nous prenons l’ampleur de la pauvreté nutritionnelle, définie comme l’accès à moins de 2100 calories par personne et par jour dans l’Inde urbaine et moins de 2200 calories dans l’Inde rurale, la proportion de la population urbaine en dessous de cette norme est passée de 57 % en 1993-94 à environ 60 % en 2017-18 ; dans l’Inde rurale, en revanche, cette proportion est passée de 58 % à plus de 80 % au cours de la même période. (Les données de la National Sample Survey à partir desquelles ces calculs sont effectués par Utsa Patnaik dans un livre à paraître ont depuis été retirées par le gouvernement indien en raison de ce qu’elles montrent). En fait, sous le gouvernement du NDA, qui a poursuivi une politique néolibérale agressive et sans complexe, cette dichotomie s’est considérablement élargie.

Face à une dichotomie aussi marquée et accentuée entre deux segments de l’économie, l’utilisation d’une mesure unique comme le PIB sert de moyen de camouflage. Ce n’est pas seulement que l’inégalité croissante des revenus fait du PIB une mesure inappropriée du bien-être économique, une proposition qui est facilement acceptée, mais cette inégalité croissante a une dimension spatiale, recréant une structure économique dualiste, sous l’ascendant du néolibéralisme qui représente une réaffirmation de l’impérialisme. L’utilisation du PIB sert donc à cacher cette dichotomie structurelle croissante que l’impérialisme introduit. Il sert en somme à camoufler le fonctionnement de l’impérialisme.

Mais ce n’est pas tout. Toutes les estimations préliminaires du PIB en Inde sont faites sur la base des données du secteur à grande échelle et le taux de croissance du secteur à grande échelle est attribué dans de nombreux cas au secteur à petite échelle à titre « provisoire ». Mais cela implique de supposer que le secteur languissant croît aussi rapidement que son homologue, ce qui est un travestissement de la vérité.

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Prabhat Patnaik est un économiste marxiste indien. Il a enseigné au Centre d’études économiques et de planification de l’École des sciences sociales de l’université Jawaharlal Nehru à New Delhi, de 1974 jusqu’à sa retraite en 2010. Il a été vice-président du Conseil de planification de l’État du Kerala de juin 2006 à mai 2011. Prabhat Patnaik est un fervent critique des politiques économiques néolibérales et de l’hindutva, et est connu comme un chercheur en sciences sociales d’obédience marxiste-léniniste. Selon lui, en Inde, l’augmentation de la croissance économique s’est accompagnée d’une augmentation de l’ampleur de la pauvreté absolue. La seule solution consiste à modifier l’orientation de classe de l’État indien.

»» https://italienpcf.blogspot.com/2024/02/ce-que-le-pib-cache.html

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

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« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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