A chacun son simulacre
14 février 2024 (07H15) – Pendant un certain nombre d’années, nous avons apprécié la compagnie épisodique du site de la IVème Internationale trotskiste, ‘WSWS.org’. Nous citions souvent leurs textes, qui étaient écrits avec rigueur et précision. Non que nous fuissions convertis, nous autres, aux vertus de l’impitoyable Léon, mais parce qu’ils allaient dans notre sens en matraquant le Système pour leurs raisons propres. Il y eut même un espion du type ‘L’inspecteur s’emmêle’ qui interrogea quelques collègues pour qu’ils s’interrogeassent conjointement sur la possibilité que je fusse Léon réincarné parce que le site avait commenté un texte ou l’autre de ‘WSWS.org’. Il faut bien se distraire, y compris avec des subjonctifs subversifs.
Cela marcha jusqu’à ce qu’un impromptu vienne gâcher une bonne partie de la marchandise. L’arrivée de Trump déchaîna chez les trotskistes un volcan d’adjectifs à faire frémir les camarades. Le mot ‘fasciste’ était une friandise de rencontre à côté des volées d’anathèmes démonstratives tirées contre lui à boulets rouges. Alors, ils devinrent fort ennuyeux, sinon chiants pour dire simple. Moi, ce qui m’intéressait chez Trump, ce n’était pas d’avoir trouvé le Graal dû fascisme, mais plutôt, comme disait Michael Moore qu’on ne peut décemment traiter de fasciste, lui qui se balade à la gauche de la gauche du parti démocrate :
« Au cours de l'interview, Moore a déclaré que les Américains considéraient Trump comme un cocktail Molotov humain”. “Dans le Midwest, dans la Ceinture de Fer Rouillée, je comprends pourquoi beaucoup de gens sont en colère”, a-t-il déclaré. ”Et ils considèrent Donald Trump comme leur cocktail Molotov humain qu'ils peuvent aller jeter sur notre système politique le 8 novembre [2016]. Je pense qu'ils aiment l'idée de faire exploser le système”. »
Oui, « un cocktail Molotov humain », et par conséquent un fantastique fouteur de merde, voilà la façon que j’avais de l’apprécier, – et je n’ai pas changé. Pour les trotskistes de ‘WSWS.org’, ce fut instantanément nausées et diarrhées de fureur antifasciste. Dès lors, leurs commentaires devinrent le plus souvent ennuyeux parce qu’on avait nécessairement droit à un cours de catéchisme idéologique qui empêchait toute finesse et sûreté d’analyse et biaisait d’autant le jugement, – et ils n’ont pas changé.
Mais la situation, elle, a fondamentalement changé, et parfois le cours de catéchisme idéologique devient d’une part révélateur de certaines méthodes qu’ils reprochent aux autres et qu’ils adoptent avec une maestria qui laisse coi ; et d’autre part instructif quand le Système en fait vraiment trop et ressuscite chez eux de véritables quoique partielles sûreté et finesse d’analyse tout en nous donnant de précieuses indications sur certaines crises dont ils ne disent mot parce qu’elles brouillent leur paysage idéologique. On en trouve un bon exemple dans un texte du 12 février, publié sur leur site en français le 13 février, sous ce titre :
« En plein tollé concernant l’âge et les facultés de Biden : les véritables enjeux de la crise du Parti démocrate »
Il s’agit d’une excellente analyse de l’état et du comportement de Biden, ainsi que des politiques qui sont développées en son nom. On démarre à partir d’un document officiel qui vient d’être publié et déchaîne la fureur démocrate, bien qu’il soit le fait d’un haut fonctionnaire (Robert Hur) désigné par le ministre de la justice de Biden pour sauver la peau racornie de Biden.
L’intérêt de l’analyse est que l’auteur du texte, Patrick Martin, reprend une analogie qui a été suggérée ici et là, avec le sort du président Johnson et sa propre autodestruction du printemps 1968.
« Quelques comparaisons ont été faites avec 1968, lorsqu’un autre président démocrate profondément impopulaire, Lyndon Johnson, avait annoncé le 31 mars de cette année électorale qu’il ne se représenterait pas et qu’il consacrerait le reste de son mandat à la supervision de la guerre au Viêt Nam.
» Ce parallèle est à bien des égards pertinent, car il laisse entrevoir les causes profondes de la crise politique américaine, au-delà de ses aspects parfois bizarres et accidentels. »
… Et de rappeler qu’effectivement, la décision de Johnson ouvrit la phase la plus violente des violences intérieures US des années 1960, en commençant par les assassinats successifs de Martin Luther King et de Robert Fitzgerald Kennedy en avril et en juin 1968. L’analogie et le parallèle entre les deux situations sont à lire avec intérêt, en se rappelant que la crise ouverte par la démission de Johnson se poursuivit, de crise en crise, quasiment jusqu’à l’élection de Reagan en novembre 1980, et dans une situation générale, à la fois de la puissance US et des relations internationales en général, infiniment moins perturbée qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Mais, pour entrer dans le domaine du non-dit de cette analyse, , on s’arrête au passage où l’auteur fait le parallèle entre les conditions actuelles de crise autour de Biden et du reste, après avoir détaillé celles qui entourèrent la décision de Lyndon B. Johnson du 31 mars 1968 :
« Ce qui a ébranlé le gouvernement Biden, ainsi que la classe dirigeante dans son ensemble, c’est la débâcle militaire et politique en Ukraine et la révulsion populaire mondiale contre le génocide israélien soutenu par les États-Unis à Gaza. Les manifestations de masse aux États-Unis, en particulier celles des jeunes, ont mis à nu le fossé entre les politiques de l’élite dirigeante américaine et les sentiments démocratiques et humanitaires de la grande majorité du peuple américain. »
Là, vraiment, on doit s’interroger : est-ce qu’il ne manque pas une chose ou l’autre pour compléter le tableau des crises diverses qui affectent les USA, et principalement le gang Biden ? Moi, j’en vois principalement deux, et je ne prétends nullement poser un constat limitatif.
Texas ? Chuuuttt
• Rien, pas un mot sur la crise migratoire sur la frontière Sud, et la crise qui secoue les rapports entre les États et le ‘Centre’ au travers de la méchante querelle qui oppose le Texas et Washington et se poursuit, comme on dit, “à bas bruit” selon les rapports empressés que ne fait nullement la presseSystème.
Il est vrai de vrai que le schéma trotskiste a du mal à nous expliquer la réalité : pour ou contre l’émigration qui permet à tous les pauvres et les gangsters du monde entier d’entrer aux USA pour remplacer à bas prix les emplois dont le prolétariat révolutionnaire américain et les gangs de quartier sont ainsi privés ? Raciste ou pas raciste quand on sait que, désormais, une majorité de Latinos du Texas sont en faveur de Trump à cause de sa politique anti-migratoire ? Etc.
Carlson, inconnu au bataillon
• Rien, pas un mot sur l’interview de Poutine par Tucker Carlson, et précisément sur le caractère phénoménal que cet événement a développé du point de vue de la communication. La vidéo de l’interview a atteint 200 millions hier à minuit, elle doit dépasser les 50 millions sur YouTube, et des myriades de sites et de réseaux l’ont reprise conduisant certainement très largement au-delà du demi-milliard de vues. C’est un événement de communication et de politique absolument sans précédent, qu’on s’en réjouisse ou pas, qui touche de plein fouet la mainmise des conglomérats globalistes-capitalistes sur l’information et ouvre peut-être une ère nouvelle de la communication. C’est là une remarque objective, que Larry Johnson commentait ainsi hier après-midi :
« Tucker fait des ravages sur Twitter, YouTube et TikTok. Rien que sur tweeterX, il dépasse les 198 millions de vues [200 millions]. C'est plus que ce que CNN, MSNBC et FoxNews obtiennent en trois mois. Nous sommes dans un vaste monde de nouveaux médias qui échappent au contrôle, du moins pour l'instant, des médias traditionnels [de la presseSystème]. L'establishment a tenté de faire taire Tucker. C'est une grave erreur. Il touche aujourd'hui plus de gens qu'il n'aurait jamais pu le faire sur FoxNews. Je soupçonne Tucker d'être aussi surpris que n'importe qui d'autre par cette évolution. »
Mais non, pas un mot… Hors du texte présenté ci-dessous, lorsqu’on fait sur ‘WSWS.org’ une recherche de citation (par chronologie et en remontant dans le temps), le nom de Tucker Carlson apparaît pour la première fois le 12 décembre 2023, et d’une façon secondaire. De toutes les façons, il s’agit d’un « démagogue fascisant », alors… Le problème est que des centaines et des centaines de millions de gens se fichent bien de cette étiquette.
D’où conclure…
Le moins qu’on puisse humblement observer est bien que l’idéologie conduit elle aussi à une tendance fortement démagogique, encore plus que le fascisme, du choix des nouvelles, jusqu’à ignorer des tremblements de terre de grande importance. Cela fait dire au quidam de bon sens que les trotskistes anticapitalistes décrivent eux aussi un simulacre de réalité qui doit s’aligner sur l’idéologie, en épousant du reste sur des cas les mêmes réflexes que les puissances ploutocratiques qu’ils dénoncent. Par conséquent l’affaire migration/Texas et l’affaire Carlson/Poutine s’en trouvent renforcées dans l’importance que l’on doit leur accorder, – et là, je m’exécute pour clamer toute mon approbation.
Il semble et il me semble que nous assistons à des affrontements de simulacres. Sans doute pourrait-on dire que j’ai également le mien ; mais je le justifie et le dessine au nom de l’inconnaissance et nullement de l’enseignement prophétique du ‘Vieux’ Léon. Quelque part dans cette noria de simulacres se trouvent des éléments essentiels de vérités-de-situation. Il faut faire son choix et mloi, je m’y emploie, plut^pt que tenter de démontrer que telle idéologie est la bonne.
En attendant bonne lecture, avec un titre modifié par rapport à l’original, pour des raisons techniques dont on voudra bien ne pas me tenir rigueur.
PhG – Semper Phi
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Biden et l’analogie de 1968
La crise qui a éclaté au sein du Parti démocrate à la suite du rapport de l’avocat spécial sur la manipulation de documents classifiés par le président Joe Biden est une manifestation d’une crise bien plus profonde de l’ensemble du système politique américain.
Le président, ses collaborateurs à la Maison-Blanche, la vice-présidente Kamala Harris et les principaux démocrates du Congrès ont tous répliqué à l’avocat spécial Robert Hur, dénonçant son affirmation selon laquelle il n’a pas recommandé de poursuivre Biden parce qu’aucun jury ne condamnerait un «homme sympathique, bien intentionné, âgé et doté d’une mémoire défaillante».
Les démocrates ont attaqué le rapport de Hur comme étant politiquement motivé et le produit d’un républicain partisan, bien que Hur ait été nommé par le propre procureur général de Biden, Merrick Garland. De telles allégations ne sont cependant pas du tout pertinentes. Le rapport Hur a eu un impact dévastateur, tout d’abord parce que la description qu’il fait de Biden est manifestement vraie.
Le président américain est un homme qui fait son âge. Il marche avec raideur, fait des gestes hésitants, est souvent distrait et désorienté lorsqu’il parle, et il commet des lapsus et des erreurs qui ne peuvent être considérés comme des vestiges du bégaiement qu’il a dû surmonter dans sa jeunesse. Il est engagé dans une activité politique intensive au plus haut niveau de l’État capitaliste depuis plus de 50 ans, depuis sa première élection au Sénat américain en 1972, et l’usure est évidente.
Le rapport Hur n’a pas créé la crise au sein du Parti démocrate, il l’a seulement fait remonter à la surface.
Les causes sous-jacentes comprennent l’impopularité massive du gouvernement Biden-Harris. Cela est dû avant tout à son engagement inébranlable dans la guerre impérialiste en Ukraine et dans la bande de Gaza, ainsi qu’à la détérioration continue des conditions de vie des travailleurs, et en particulier de la jeune génération: baisse des salaires réels, explosion de l’endettement pour l’éducation universitaire, violence policière endémique et attaques contre les droits démocratiques.
Des pans entiers de l’élite dirigeante américaine craignent désormais que, sur sa trajectoire actuelle, l’élection de 2024 se termine par le retour de Trump à la Maison-Blanche. Ce qui les inquiète, ce n’est pas que Trump soit une menace pour la démocratie – l’aristocratie financière a une grande expérience des régimes dictatoriaux dans le monde entier – mais les implications en matière de politique étrangère, l’ex-président étant considéré comme instable et impulsif.
Trump a suscité une fois de plus une telle anxiété dans des remarques faites à un rassemblement de campagne en Caroline du Sud, lorsqu’il a dénoncé les pays de l’OTAN qui ne consacrent pas assez d’argent à l’armée et a laissé entendre qu’il encouragerait les forces du président russe, Vladimir Poutine, à faire «absolument ce qu’elles veulent» avec eux. L’influence de Trump au sein du Parti républicain a déjà conduit à une impasse apparente sur la proposition de Biden d’accorder une aide militaire supplémentaire de 60 milliards de dollars à l’Ukraine, qui a été adoptée par le Sénat mais qui est jusqu’à présent bloquée à la Chambre des représentants, dirigée par les républicains. L’ex-président fasciste n’est pas un pacifiste, bien sûr, mais il se concentre davantage sur la Chine et sur une approche purement économique du commerce et de la politique étrangère.
Cela va à l’encontre de l’objectif principal du gouvernement Biden, du Parti démocrate, de Wall Street et de l’appareil de renseignement militaire, qui est de provoquer une défaite décisive de la Russie dans la guerre par procuration menée par les États-Unis et l’OTAN en Ukraine. Le régime ukrainien, porté au pouvoir par un coup d’État soutenu par les États-Unis en 2014 et dirigé par des forces néonazies, est aujourd’hui confronté à une débâcle. Son «offensive de printemps» de 2023, qui s’est prolongée jusqu’à l’automne, n’a pas donné grand-chose, si ce n’est le massacre de plus de 100.000 soldats ukrainiens. La semaine dernière, la crise politique au sein du régime a éclaté au grand jour, le président Volodymyr Zelenski ayant évincé le principal commandant militaire, le général Valery Zalouzhnyi.
Certains commentaires éditoriaux dans la grande presse économique ont exprimé l’espoir que Biden se retire, annonçant qu’il se retirerait de la course aux élections de 2024. Quelques comparaisons ont été faites avec 1968, lorsqu’un autre président démocrate profondément impopulaire, Lyndon Johnson, avait annoncé le 31 mars de cette année électorale qu’il ne se représenterait pas et qu’il consacrerait le reste de son mandat à la supervision de la guerre au Viêt Nam.
Ce parallèle est à bien des égards pertinent, car il laisse entrevoir les causes profondes de la crise politique américaine, au-delà de ses aspects parfois bizarres et accidentels. À l’instar de Johnson, la chute politique de Biden est due à une guerre profondément impopulaire. Ce qui a achevé Johnson, c’est l’offensive du Têt, qui a débuté à la fin du mois de janvier 1968 et qui a démasqué les mensonges de la Maison-Blanche, du Pentagone et des grands médias sur les progrès constants de la guerre contre-révolutionnaire menée contre le peuple vietnamien.
Ce qui a ébranlé le gouvernement Biden, ainsi que la classe dirigeante dans son ensemble, c’est la débâcle militaire et politique en Ukraine et la révulsion populaire mondiale contre le génocide israélien soutenu par les États-Unis à Gaza. Les manifestations de masse aux États-Unis, en particulier celles des jeunes, ont mis à nu le fossé entre les politiques de l’élite dirigeante américaine et les sentiments démocratiques et humanitaires de la grande majorité du peuple américain.
D’autres implications de cette crise sont suggérées par l’analogie avec 1968. Le retrait de Johnson n’était que le début d’un immense bouleversement politique aux États-Unis, qui s’est poursuivi par deux assassinats – Martin Luther King Jr. et Robert F. Kennedy –, un été de rébellions urbaines, le chaos de la convention nationale du Parti démocrate à Chicago, accompagné de violences policières massives, pour aboutir finalement à la victoire du républicain Richard Nixon, un personnage politique très détesté qui avait déjà été battu lors d’une précédente campagne présidentielle.
Il n’est pas possible de déterminer le cours exact des convulsions à venir. Mais il est évident que le système politique américain est en crise terminale. Les deux candidats présumés des partis démocrate et républicain, Biden et Trump, sont profondément impopulaires. Le choix qu’ils proposent, la Troisième Guerre mondiale avec les Démocrates et la dictature fasciste avec les Républicains (bien que ces deux options ne s’excluent pas mutuellement), n’est pas un choix du tout. La fragilité et la confusion du candidat démocrate et la démence furieuse du candidat républicain sont elles-mêmes symboliques du caractère sclérosé du système capitaliste qu’ils représentent et défendent.
Mais comme Trotski l’a prévenu il y a un siècle, il n’y a pas de crise finale du capitalisme, au sens où la classe dirigeante quitterait simplement la scène de l’histoire de son propre chef, parce qu’elle est totalement en faillite, économiquement, politiquement et moralement. La classe ouvrière doit fournir une alternative. Cela signifie la lutte pour un cours politique indépendant pour les travailleurs lors des élections de 2024, et dans la lutte des classes plus généralement, à travers la construction du parti révolutionnaire de la classe ouvrière, le Parti de l'égalité socialiste.
Patrick Martin, ‘WSWS.org’
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