Notes sur la décentralisation médiatique qu’il nous est donné de vivre.
«Voir dans les choses plus que les choses» (Victor Hugo et Antipresse.net)
Préambule: défense des médias institutionnels
Je suis né sous un régime socialiste autoritaire. De mes plus anciens souvenirs émerge le rituel radiophonique. Ma grand-mère, passionnée de football, allumait la TSF tous les soirs pour écouter les matches en maniant le crochet. Auparavant, comme tout le monde, on «prenait les nouvelles», ainsi qu’il est écrit dans les romans de Simenon. Il fallait attendre une bonne minute que les lampes aient chauffé pour entendre la transmission.
Le lendemain, aux alentours du marché, les adultes prenaient le café en commentant l’éditorial politique du quotidien national. Les informations plus concrètes leur parvenaient par le Journal du Soir. C’était tout. La télévision n’avait pas encore tout chamboulé.
Dans les régimes de liberté restreinte, les médias d’État détenaient le monopole de la vérité, mais ce n’était pas si terrible que ça. Ils jouaient une partition, ils le savaient et on le savait. Ils savaient aussi — on savait — à quel moment et jusqu’où ils pouvaient s’en écarter, et comment disséminer les fausses notes sans se faire taper sur les doigts. Leurs invraisemblances, leurs lieux communs, leur bêtise faisaient les choux gras de la grogne de comptoir. Comptoir qui grogne ne mord pas.
À côté de ces rites liturgiques imposés, la radio et la presse des pays de l’Est regorgeaient — comme à l’Ouest — de voix originales et de plumes virtuoses, pétillaient de curiosité scientifique, culturelle ou littéraire, régalaient les initiés par leur ironie. Le fameux commentateur sportif de la radio était si envoûtant que ceux qui n’avaient vécu les matches qu’au travers de ses reportages étaient déçus la première fois qu’ils les voyaient en vrai dans un stade.
La fonction d’information des médias institutionnels, ici comme là-bas, est un service collatéral. Ils sont là pour trier et hiérarchiser les événements, mettre sur les choses le nom qu’il convient, donner le la de la conversation générale et rythmer la vie de tous. Ils sont la version dématérialisée de la place publique. Ils cristallisent l’idée qu’une société moderne se fait d’elle-même et, à ce titre, sont irremplaçables.
Première mort des médias: le racolage publicitaire
Quelque part dans les années 2000, j’avais été invité, sans doute par erreur, à une «matinée de travail» organisée par un groupe de presse suisse de premier plan. On faisait miroiter des prospectives stratégiques et des analyses approfondies du «paysage». Des experts lisses, ronds et froids comme des stylos Mont-Blanc y étaient venus illustrer leur maîtrise de PowerPoint et de la divination statistique. Lors de cet auguste concile, deux sujets brillaient par leur absence, à mes yeux tout du moins: le contenu et le client final, qu’on appelait encore à l’époque un lecteur. De quoi avait-il vraiment envie, ce lecteur, et qu’allait-on faire pour satisfaire son appétit? La question paraissait aussi incongrue dans cette assemblée que l’idée de présenter la carte du menu à des poulets de batterie.
J’exagère, bien entendu. Mais à peine. J’étais ressorti de cette matinée avec la nette impression que des médias guidés par de telles priorités étaient futiles, intérieurement vides et condamnés à terme. Il n’est qu’à voir comment cette presse s’est sabordée elle-même face au défi posé par la transition numérique. Ceux qui comme moi suivaient l’évolution des choses en Europe de l’Est en avaient eu un avant-goût avec la razzia des groupes occidentaux sur les journaux et magazines de ces pays qui sortaient de la longue glaciation soviétique. J’ai évoqué un cas précis dans «Qui a (vraiment) tué la presse papier?» (Antipresse 62 du 5.2.2017), mais la règle générale était celle du pressing: défroissage, lissage, correction des plis, bref l’apprêt standard d’une surface destinée, encore une fois, à mettre en valeur la pub. On leur avait promis de meilleurs moyens pour arriver à leurs fins, mais on ne leur avait pas dit que dans ce monde nouveau, les moyens et les fins s’étaient intervertis.
Deuxième mort des médias: l’hypernormalisation
D’ailleurs, quelle fin restait-il à poursuivre, quelle cause à défendre, sous un régime en principe agnostique et libéral où chacun, n’est-ce pas, est en principe libre de penser ce qu’il veut et de le dire? En principe. Dans le strict respect de la loi. Et de la charte éthique. Et de la ligne éditoriale. Et de l’intérêt bien compris des investisseurs. Et de toutes ces prescriptions bien-pensantes se cristallisant en normes à force de n’être pas contestées, et de normes en dogmes, qui ont fini en moins de deux générations par transformer la seule société de l’histoire humaine à avoir essayé de traiter tous ses membres en citoyens libres en une colonie puritaine et un tribunal de la pudibonderie politiquement, sexuellement, climatiquement, correctement correcte passant son temps à dénoncer les déviances, normaliser le langage et traquer les sorcières.
J’exagère, bien entendu. Mais j’ai le droit. La Constitution me garantit le droit de penser ce que je veux et de le publier — de même qu’elle garantit à quiconque veut me lire le droit de le faire sans qu’on vienne guigner par-dessus son épaule. Ces intellectuels est-européens à qui on est venu expliquer la démocratie avaient passé une vie à faire des entrechats avec la censure explicite et implicite, à forger la périphrase et cultiver l’équivoque, à truffer les interlignes de messages subliminaux. Ils connaissaient les figures imposées: le programme libre les a pris au dépourvu. Il ne s’agissait plus de lire une partition, uniquement de jouer le même air que son voisin sans même se demander pourquoi. La censure est devenue autocensure. La coercition n’était plus politique, mais comportementale. Elle avait un avantage psychologique sur la période antérieure: elle permettait aux tenants de la parole publique de plier l’échine jusqu’au ras du sol sans jamais prononcer le vrai nom de ces postures de yoga. C’est ainsi, en ne nommant plus les choses avec honnêteté, qu’on en est venu à produire ici comme là-bas un journalisme sans qualités pour des hommes sans qualités.
Troisième mort des médias: le déclin du courage
On peut penser ce qu’on veut de Julian Assange. On a même pu le tenir pour un violeur avant que l’accusation fasse pfuitt et se révèle un vulgaire piège à extradition. Il n’en reste pas moins le plus grand journaliste du XXIe siècle. Avec Wikileaks, il a inventé un canal de confiance pour la publication des contenus les plus explosifs qui soient: les documents que les pouvoirs eux-mêmes voulaient absolument soustraire à la vue du public. Il n’y avait rien de plus légitime que de divulguer les vidéos du massacre délibéré de civils en Irak par les aviateurs américains. Il n’y avait rien de plus ignominieux que de poursuivre les lanceurs d’alerte et leur éditeur. Le sort d’Assange est aussi exemplaire qu’une tragédie grecque, aussi accusateur que le doigt d’Antigone pointé sur Créon. Que les journalistes institutionnels, après en avoir fait leurs choux gras, aient pu se détourner de lui comme ils l’ont fait est au-delà de l’écœurant. Plus qu’une lâcheté, c’est une bêtise. La condamnation — ou la mort au cachot — d’Assange signera l’arrêt de mort de la liberté d’expression dans tout le monde occidental et scellera la fonction du journaliste comme eunuque du palais. S’il devait par quelque hasard être libéré, le seul mérite en reviendrait à la société civile, aux alterjournalistes, aux alterpolitiques, à tous ces humains civilisés qui ne se sont pas interdit l’accès à leurs indignations vraies, et que la presse de grand chemin aime à affubler de surnoms infamants.
Quatrième mort des médias: dépersonnalisation et simulacre
L’affaissement moral est la roche de Scylla du journalisme traditionnel au XXIe siècle. Son écueil de Charybde tient dans l’effacement des caractères. On peut prendre l’expression au sens typographique: que valent des mots qui n’adhèrent pas au papier? Que restera-t-il des auteurs dont chaque pensée, chaque phrase, peut être reproduite par une logomachine?
Ce n’est pas entièrement leur faute. Quelque part, au fil de leur éducation, on les a laissés croire que leur métier était de feindre la parfaite objectivité pour induire le public dans l’illusion que leur récit des choses était la réalité elle-même. Or sitôt qu’un adverbe apparaît, sitôt qu’une scène est cadrée, c’est une subjectivité qui s’exprime. Et c’est du reste ce qui rend le récit intéressant. Pour la production de matériaux «objectifs», nous avons désormais une alliée infatigable travaillant comme des milliards de cerveaux humains: l’intelligence artificielle. Mais aucune cuillère n’est assez longue pour dîner avec elle. Tout journalisme sans balafre et sans style est désormais remplaçable et d’ores et déjà remplacé.
Si nous succombons si facilement à l’invasion du simulacre numérique, n’est-ce pas parce que nous lui avons préparé la voie par la normalisation des réflexes et des idées? «Pour une grande part, l’étude et le travail tels que nous les connaissons ne sont depuis longtemps qu’une simulation de travail»: l’observation n’est pas d’un philosophe ou d’un sociologue, mais d’un éditeur de logiciels d’écriture qui a décidé, à rebours de tous les jobards, de ne pas proposer l’assistance numérique à la rédaction dans ses produits. Sachant que la faille humaine est ce qui nous distinguera de l’infaillibilité numérique. Et nous donnera notre prix.
«Comment pouvez-vous être humain si vous abandonnez la compréhension de la lecture, la pensée, l’écriture, l’attention et l’amour à un processeur? À cause de votre âme? Quelle âme? Qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez une âme réelle alors que vous avez vendu votre âme métaphorique aux machines?» («The End Of Writing», iA.net)
Cinquième mort des médias: le bazar sauvage de l’internet
Seymour Hersh est le journaliste-reporter le plus illustre de notre temps, un prototype de courage professionnel et de rigueur morale. Son article phare sur le massacre de My Lai, au Vietnam, diffusé le 12 novembre 1969 via une agence de presse alors marginale, était repris dès le lendemain par tous les journaux. Son article phare sur la torture à Abou Ghraib parut en mai 2004 dans le New Yorker. Son article phare sur la destruction des gazoducs Nord Stream parut le 8 février 2023 sur Substack, une plateforme de diffusion de newsletters où il a sa page. On peut s’y abonner à ses écrits pour cinq dollars par mois.
Chacune des grandes enquêtes de Hersh s’est initialement butée au mur du déni de la presse institutionnelle. Dans le cas Nord Stream, l’officialité médiatique américaine a commencé par ignorer avant de dénigrer puis de minimiser. En guise de dénigrement, le légendaire reporter a dûment été étiqueté de «complotiste»; en guise de minimisation, les journalistes du système ont relevé avec dédain qu’il avait publié son enquête «sur son blog», sans se rendre compte du mauvais compliment qu’ils s’adressaient. Pourquoi ce «blog» était-il traduit dans le monde entier, débattu jusqu’au Conseil de Sécurité, quand leurs propres articles sombraient sitôt publiés dans l’oubli de l’insignifiance?
Pourquoi le plus glorieux représentant de la profession, qui a longtemps travaillé au New Yorker et au New York Times, n’a-t-il même pas pris la peine de proposer son papier à l’un des journaux en vue? Par crainte de n’être pas pris ou parce qu’il n’avait plus besoin d’eux? La bonne réponse s’impose d’elle-même. Sur la plateforme Substack, des milliers d’obscurs amateurs côtoient les stars du nouveau franc-parler journalistique, comme Matt Taibbi, Bari Weiss ou Glenn Greenwald, mais aussi de grands savants, économistes et autres spécialistes qui n’ont que faire des pudeurs, des lourdeurs et des salaires des médias traditionnels. À ceux qui sont capables d’intéresser un public suffisant, le modèle permet de vivre de leurs lecteurs, sans sponsors et sans publicité. Matt Taibbi revendique plus de 30 000 abonnés payants, Greenwald est dans les mêmes eaux. La comptabilité est simple.
Il y a plus fort dans le journalisme audiovisuel. Je n’entrerai même pas dans le paysage chaotique de YouTube. Les patrons de Spotify ont payé 100 millions au podcasteur Joe Rogan pour l’attirer sur leur plateforme et ont laissé partir en contrepartie des vieilles gloires de la pop music indignées par cet énergumène politiquement incorrect. Chacune de ses interviews fait des centaines de milliers, voire des millions d’écoutes… malgré des durées marathon! C’est un cas particulier dans un paysage d’aventuriers et de despérados, mais quelle radio traditionnelle, publique ou privée, pourrait rêver de tels chiffres?
Une résurrection possible
Les médias traditionnels auront tout fait pour être remplacés par une information à la carte, comme le streaming musical a détruit la notion d’album: un abonnement ici pour la géopolitique, un autre là pour la vie saine. On ne mesure pas encore, surtout en Europe, l’ampleur de la révolution initiée par le ras-le-bol du conformisme et de la censure auxquels ces médias sont désormais associés. La large liberté d’expression (forme et fond) qu’on trouve sur Substack et d’autres nouvelles plateformes est la contrepartie de leur asocialité. Chacun s’adresse à son clan. Peu d’entre eux sont conscients de la fonction de foyer et de forum d’un média traditionnel, c’est pourquoi ils sont à la fois nécessaires et insuffisants.
Pendant que ce bazar s’étend dans les rues latérales, découpé en boutiques et en chapelles, les médias traditionnels s’accrochent à la place centrale, fût-elle pratiquement déserte. Ils savent d’instinct que là se trouve la légitimité et font bloc autour du pouvoir politique et financier qui les entretient. On voit d’ici le type de société que cette évolution nous promet, quelque chose comme les défilés du 14 Juillet de M. Macron®, avec la pompe, mais sans le peuple. Voyez l’audience réelle des «journaux de référence» et la masse de subsides nécessaire pour combler le gouffre. Mais il n’est pas interdit d’espérer, après un épuisement économique suivi d’une relève sévère des élites, que notre société se reconstruise une idée d’elle-même incluant cette largeur de vues et d’idées qui est gravée dans la lettre et l’esprit de ses institutions. Et sans laquelle elle est une place morte.
+ Contribution au recueil Sans diversité de vues, pas de journalisme. Comment les médias souffrent de problèmes idéologiques encore plus qu’économiques, ouvrage collectif coordonné par Myret Zaki, éd. Favre, 2024 (sous le titre «La place publique restera-t-elle une place morte?»).
*
+ Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Le Bruit du Temps» de l’Antipresse n° 428 du 11/02/2024.
Source: Lire l'article complet de Antipresse