La Cour de La Haye n’a pas appelé à un cessez-le-feu et n’a pas de pouvoir d’exécution, mais sa décision est néanmoins retentissante.
Par Tarik Cyril Amar
Tarik Cyril Amar, historien allemand travaillant à l’université Koç d’Istanbul, s’intéresse à la Russie, à l’Ukraine et à l’Europe de l’Est, à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, à la guerre froide culturelle et à la politique de la mémoire.
Source : RT, le 28 janvier 2024
Traduction : lecridespeuples.fr (Substack)
La Cour internationale de justice (CIJ) des Nations unies a statué sur l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël. Ceux qui confondent réalisme et matérialisme simpliste — le genre « ça n’existe que si je peux le toucher » — risquent de sous-estimer l’importance de cet arrêt. En réalité, il est historique. Voici pourquoi.
Tout d’abord, et c’est le plus important, la Cour s’est prononcée contre Israël. Le mémoire bien préparé de l’Afrique du Sud comptait plus de 80 pages, était très argumenté et très détaillé. Mais l’essentiel était simple : l’Afrique du Sud a demandé à la CIJ — qui ne traite que les affaires entre pays, et non entre individus — de constater qu’Israël commet un génocide en attaquant Gaza, violant ainsi les droits fondamentaux des Palestiniens de la manière la plus brutale possible.
Une telle conclusion prend toujours des années. Pour l’instant, à ce stade préliminaire, la demande immédiate de l’Afrique du Sud était que les juges décident qu’il y a, en substance, une probabilité suffisamment élevée que ce génocide ait lieu pour faire deux choses :
- Premièrement, poursuivre l’instruction de l’affaire (au lieu de la rejeter) ;
- Deuxièmement, émettre une injonction (appelée dans ce contexte « mesures préliminaires ») ordonnant à Israël de s’abstenir de ses actions génocidaires afin que les droits des victimes palestiniennes soient dûment protégés.
La Cour a fait les deux, avec une majorité de 15 contre 2. L’un des deux juges dissidents est israélien. Parmi ceux qui ont voté, en fait, contre Tel-Aviv, figurent même le président de la Cour, originaire des États-Unis, et le juge allemand, un pays qui a adopté une ligne pro-israélienne tout à fait désastreuse. Quant au pseudo-argument israélien de « légitime défense », la Cour l’a ignoré à juste titre. (Les puissances occupantes n’ont tout simplement pas ce droit à l’égard des entités occupées en vertu du droit international. Un point c’est tout).
Il s’agit d’une nette victoire pour l’Afrique du Sud — et pour la Palestine et les Palestiniens — et d’une défaite écrasante pour Israël, comme le reconnaît avec une clarté louable même Kenneth Roth, Directeur de l’organisation pro-occidentale Human Rights Watch.
Il est vrai que la CIJ n’a pas le pouvoir de faire appliquer ses décisions. Cela devrait passer par le Conseil de sécurité des Nations unies, où les États-Unis protègent Israël, quoi qu’il fasse, y compris perpétrer un génocide. Pourtant, il y a de bonnes raisons pour que les représentants d’Israël aient réagi par des déclarations si arrogantes et agressives qu’elles ne font que nuire davantage à la réputation internationale très dégradée de Tel-Aviv.
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Le Premier ministre Benjamin Netanyahou, par exemple, a fait preuve de son nihilisme juridique en qualifiant de « scandaleuse » la conclusion étroitement motivée du tribunal, devant lequel Israël a eu tout le loisir de plaider sa cause. Le ministre israélien de la sécurité nationale (d’extrême droite), Itamar Ben-Gvir, condamné pour racisme et soutien au terrorisme, s’est moqué de la décision en postant un tweet disant simplement : « Hague schmague ».
Et, bien sûr, comme toujours, tous ceux qui ne suivent pas la ligne d’Israël sont traités d’ « antisémites » : la CIJ rejoint maintenant l’ONU, l’Organisation mondiale de la santé et, à présent, presque tout ce qui se trouve en dehors de la bulle idéologique du sionisme sur la liste de ceux qui sont calomniés de cette manière. (L’un des effets secondaires de cette utilisation abusive de l’accusation d’antisémitisme est, bien sûr, qu’elle ne sera bientôt plus prise au sérieux, même lorsqu’elle devrait l’être. Et nous devrons remercier Israël pour cela).
Bien que la CIJ ne dispose pas d’une armée capable de contraindre Tel-Aviv à respecter la loi, ces accès de rage d’Israël trahissent une grande peur. On peut se demander pourquoi. Après tout, la seule chose que la CIJ n’a pas faite est d’ordonner un cessez-le-feu. Certains commentateurs se sont concentrés sur ce fait pour affirmer — avec joie du côté d’Israël et de ses alliés, avec une grande déception du côté des victimes, des opposants et des critiques d’Israël — que cela vicie l’arrêt.
Ils se trompent. Comme l’a expliqué, par exemple, le juriste palestinien Nimer Sultany (basé à la London School of Oriental and Asian Studies), un ordre de cessez-le-feu direct a toujours été improbable. Il y a plusieurs raisons à cela : la CIJ ne peut pas donner un tel ordre au Hamas, qui n’est pas un acteur étatique, donc en donner un à Israël seul aurait été difficile en principe et, par ailleurs, aurait fourni des munitions à la propagande israélienne. Étant donné que seul le Conseil de sécurité des Nations unies pouvait donner du poids à la décision de la CIJ, tenter de décréter un tel cessez-le-feu unilatéral aurait permis aux États-Unis de saboter plus facilement le Conseil en discréditant la décision de la Cour qui aurait été qualifiée de partiale. Bien qu’il ait été cohérent pour l’Afrique du Sud de demander un cessez-le-feu à la CIJ, la meilleure institution pour l’ordonner reste le Conseil de sécurité. Et il est plausible d’interpréter les demandes spécifiques que la CIJ a adressées à Israël comme n’étant réalisables que dans le cadre d’un cessez-le-feu officiel ou de facto. Il semble d’ailleurs que les pays arabes se préparent actuellement à adopter cette position et à utiliser la décision de la Cour pour exiger un cessez-le-feu au Conseil de sécurité. Il est fort possible que cette démarche échoue à nouveau, mais même cet échec servira à affaiblir la position des États-Unis, le principal soutien d’Israël.
Au-delà de la question du cessez-le-feu, il existe d’autres facteurs qui, du point de vue israélien, sont probablement plus effrayants. En effet, même si les États-Unis continuent de protéger Israël, le monde est plus vaste. Les gouvernements et les hommes politiques occidentaux qui ont soutenu Tel-Aviv de manière inconditionnelle — avec des armes, une couverture diplomatique, politique et médiatique, et en réprimant les détracteurs d’Israël — vont avoir froid dans le dos : la convention des Nations unies sur le génocide et le statut de Rome ne condamnent pas seulement le fait de perpétrer un génocide, mais aussi le fait de ne pas l’empêcher ou d’en être complice.
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La CIJ ayant désormais confirmé, à tout le moins, qu’un génocide est suffisamment probable pour mériter un procès et nécessiter une action immédiate, Joe Biden, Antony Blinken, Ursula von der Leyen, Olaf Scholz, Rishi Sunak, Keir Starmer, Emmanuel Macron, Annalena Baerbock, pour n’en citer que quelques-uns, devraient commencer à s’inquiéter : si la CIJ ne poursuit pas les individus, la Cour pénale internationale (CPI), elle, le fait. Bien qu’elle ait traîné les pieds autant qu’elle le pouvait, elle est désormais particulièrement susceptible d’être contrainte d’ouvrir une enquête en bonne et due forme.
En outre, des affaires peuvent également être portées devant les juridictions nationales. Tout cela prendra des années. Mais cela pourrait très mal se terminer pour les politiciens occidentaux à l’orgueil démesuré qui n’ont jamais imaginé que de telles accusations pourraient échapper à leur contrôle (où elles servent d’outils politisés pour s’en prendre aux dirigeants africains et aux opposants géopolitiques) et devenir leur propre problème, qui pourrait changer leur vie. En résumé, le coût du soutien à Israël a augmenté. Sinon tous, du moins la plupart des hommes politiques sont de solides opportunistes. Tel-Aviv aura plus de mal à mobiliser ses « amis ».
Il est vrai que certains gouvernements et dirigeants occidentaux, par exemple le Canada ou Rishi Sunak, se sont empressés de montrer leur mépris du droit international en attaquant la décision de la CIJ. Mais il y a là un élément de bravade désespérée, de sifflement dans une forêt qui s’assombrit. Et il y a aussi un cercle vicieux : en effet, plus les représentants de l’Occident affichent leur arrogance, plus ils s’aliènent le monde. Ils peuvent penser qu’ils soulagent l’isolement d’Israël. En réalité, ils le rejoignent dans sa trajectoire descendante : ils montrent, une fois de plus, que l’ « ordre fondé sur des règles » dont ils se targuent est à l’opposé de l’égalité du droit international pour tous.
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Les puissances non occidentales comme la Chine et la Russie, qui résistent depuis longtemps à l’hypocrisie de cet « ordre fondé sur des règles » et ne sont pas complices des atrocités commises par Israël, s’attirent la bienveillance du monde entier et des avantages géopolitiques. Leurs positions et leur stratégie seront donc confirmées par l’arrêt de la CIJ. Cela affaiblira également Israël sur la scène internationale.
Si le monde est plus grand que les États-Unis ou l’Occident, il contient aussi beaucoup plus que la politique au sens étroit du terme. Dans le domaine des récits, il s’agit également d’un revers cuisant pour Israël et ses partisans : ceux qui ont rejeté avec arrogance l’affaire sud-africaine comme étant sans fondement ou « une parodie », par exemple dans The Economist, paient aujourd’hui de leur crédibilité. Leur valeur en tant qu’arme dans la lutte d’Israël pour l’opinion publique mondiale est réduite.
Enfin et surtout, les domaines de la politique et des récits se recoupent, bien entendu, avec celui de la guerre : il est inévitable que ceux qui combattent Israël par les armes se sentent encouragés, et à juste titre. Pour des forces telles que la Résistance palestinienne, le mouvement Ansar Allah (Houthi) qui dirige de facto le Yémen, le Hezbollah et l’Iran, cette décision de la CIJ coïncide avec l’échec militaire d’Israël à Gaza : en effet, alors que ses troupes ont massacré des civils (et enregistré de manière obsessionnelle les fières preuves de leurs crimes qui viennent maintenant les hanter), elles sont loin d’avoir « éradiqué le Hamas » (le but de guerre supposé) ou d’avoir libéré les prisonniers par la force. L’isolement international d’Israël s’aggravant, ses adversaires auront de moins en moins de raisons de baisser les bras.
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En résumé, il s’agit d’un grand revers pour Israël. Son modèle politique, qui combine l’apartheid, le militarisme et l’idée de puissance, ne « fonctionne » plus, pas même selon ses propres termes. L’avenir n’est pas prévisible, mais l’aggravation à venir des difficultés d’Israël est une certitude.
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