La défaite de l’Occident : Emmanuel Todd lance une bombe — Rosa LLORENS

La défaite de l’Occident : Emmanuel Todd lance une bombe — Rosa LLORENS

Tout le monde parle du dernier ouvrage d’Emmanuel Todd et, dans l’univers médiatique mainstream, pour le vilipender. Cela prouve à la fois que cet intellectuel français est incontournable, et que ses thèses sont un véritable brûlot, dangereux pour l’establishment. Il ne se contente pas d’annoncer la défaite de l’Occident, il passe en revue les faits qui la rendent inéluctable et irréversible, marquant une spectaculaire évolution par rapport à La lutte des classes en France au XXIe siècle (2020) : s’il y réaffirmait sa fidélité profonde aux Etats-Unis, il présente aujourd’hui ceux-ci comme un véritable Empire du Mal, la menace principale pour la planète, un trou noir qui aspire avant tout ses alliés ou plutôt ses vassaux. On pense à Fenrir, le grand loup de la mythologie nordico-germanique, qui doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes et dieux, et amener la fin du Monde.

La défaite de l’Occident est un grand livre à bien des titres : d’abord, Todd apporte sa prestigieuse caution intellectuelle à ceux qui voyaient depuis longtemps les Etats-Unis (au moins depuis les bombardements sur les villages de Normandie, Hiroshima et le Plan Marshall) comme l’ennemi, en écrivant tout haut ce qu’on pensait tout bas ; certes, les lumineuses démonstrations de Todd, toujours appuyées sur des faits et des chiffres, n’empêcheront pas la presse orwellienne (qui construit une narration contraire à la réalité) de parler d’anti-américanisme primaire, mais, s’agissant de Todd, c’est une accusation grotesque.

Puis, Emmanuel Todd, par sa présence même, par la construction rigoureuse de ses ouvrages, apporte ce que les classes dirigeantes de l’Occident essaient aujourd’hui de détruire : le lien avec l’Histoire, la tradition. C’est en effet un grand intellectuel « à la française » ; quand on lit des ouvrages étasuniens, même de bonne tenue et favorables à nos propres idées, on est dérouté par leur manque de cohérence : les auteurs passent sans prévenir de la démonstration au story telling, multipliant les exemples sans aucune analyse. Todd, lui, apporte un grand confort de lecture : tout est rigoureusement construit, lié et justifié.
Il s’avère même un descendant de Tocqueville, dans certaines analyses paradoxales : ainsi, pourquoi chez les Ukrainiens une haine des Russes telle qu’ils préfèrent s’autodétruire plutôt que de vivre de façon apaisée avec eux ? C’est qu’ils souffrent d’un état d’inauthenticité et veulent se cacher qu’ils ne veulent pas se séparer de la Russie, la guerre contre les Russes étant une façon de rester liés à elle – et le seul moyen de se donner une identité.

La rigueur n’empêche pas l’humour : si, selon lui, les Britanniques, dans leur débâcle, ont complètement perdu le sens de l’humour (ils ont sérieusement envisagé de déporter des immigrés sans papiers au Ruanda), Todd, lui, a repris le flambeau, et distille souvent son humour en fin de paragraphe. Exemple : à propos de la saisie d’avoirs russes, qui a effrayé les riches dans le monde entier : « Saluons pourtant l’effet démocratique involontaire des sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de leurs peuples les privilégiés du Reste du Monde ». Ou encore, à propos de l’Allemagne dont Todd prédit que, contrairement aux Etats-Unis, elle se sortira de la crise : « Depuis que le journal britannique The Economist, qui se trompe toujours, l’a présentée à nouveau (le 17 août 2023) comme l’homme malade de l’Europe, j’en suis sûr ». En outre, lorsque Todd a des idées qu’il ne peut pas prouver, il ne renonce pas à les exprimer : il les introduit (et c’est parfois les plus stimulantes) sous forme de suggestions humoristiques ; ainsi, pourquoi les pays de l’Est, qui ont pourtant eu plus à souffrir de l’Allemagne que de l’URSS, la préfèrent-ils à la Russie ? Lorsqu’il est de mauvaise humeur, nous dit Todd, il se demande s’ils ne lui sont pas secrètement reconnaissants de les avoir débarrassés de leur problème juif.

Mais venons-en fond de l’ouvrage : Todd passe en revue les atouts et les tares des principaux pays concernés, la Russie et l’Ukraine, et des plus importants pays de l’Ouest, en finissant par les Etats-Unis, sans oublier le Reste du Monde dans son ensemble. Chaque fois, il s’appuie sur l’histoire du pays étudié, et sur ses structures familiales, ce thème anthropologique étant la source de sa légitimité ; mais, dans ce domaine, Todd met de l’eau dans son vin : il reconnaît qu’on ne peut pas déduire automatiquement la nature politique d’un pays de ses structures familiales, et opère même une inversion dans ses jugements sur la famille nucléaire d’une part(France, Grande-Bretagne et EU), et, d’autre part, les familles souche (Allemagne) et communautaire (Russie) : dans la mesure même où ces deux dernières sont autoritaires et collectives, elles apportent des repères et un support dans le monde chaotique qui est le nôtre. Par contre, la famille nucléaire, censée favoriser la liberté, accroît aujourd’hui la désorientation et la vulnérabilité et aboutit à l’anomie.

Todd est resté l’homme qui, dès 1976, dans La chute finale, a prédit la fin de l’URSS à partir du taux de mortalité infantile. Eh bien, entre 2000 et 2020, ce taux est passé de 19 pour 1000 à 4,4, passant au-dessous du taux des Etats-Unis, 5,4 ; ce seul chiffre suffit à montrer le redressement de la Russie sous la direction de Poutine. Mais on peut ajouter que les taux de suicide, homicide et décès par alcoolisme ont suivi la même tendance, ce qu’on peut opposer à la vague de décès par opioïdes chez les hommes blancs de 45-54 ans aux Etats-Unis. Autant dire que l’image de Poutine véhiculée en Occident est strictement contraire aux faits réels. Mais elle s’explique fort bien par l’attention de Poutine aux revendications ouvrières et à sa popularité chez le peuple : pour les médias de l’Ouest, cela se traduit par « populisme » et donc « fascisme ».

Inutile d’insister sur l’Ukraine, sauf pour dire que Todd lui consacre pas moins de 9 cartes, qui prouvent son hétérogénéité, (ainsi, le secteur le plus nationaliste, autour de Lvov, est lié à la Pologne et au monde germanique, sans oublier que juste au sud de ce secteur se trouve la région d’Oujhorod, historiquement, linguistiquement hongroise) : depuis la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine n’a pas réussi à se constituer en Etat.

L’étude de l’évolution des pays de l’Ouest est particulièrement riche en surprises et en concepts (c’est-à-dire outils de réflexion). Toute une série d’entre eux réunit l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis : la religion zéro, le nihilisme, l’oligarchie.

On retrouve ici un grand classique toddien : le rôle du protestantisme dans le décollage économique de l’Europe du Nord Ouest, puis des Etats-Unis, mais aussi une thèse désormais admise : l’alphabétisation de masse réalisée par le protestantisme, qui a d’abord favorisé la démocratie, a débouché sur une nouvelle inégalité, celle des éduqués supérieurs, et les autres. Les éduqués supérieurs forment aujourd’hui une caste à part, qui ignore le peuple : aussi le travail des politiciens est-il désormais de tromper le peuple, pour lui faire accepter des politiques contraires à ses intérêts ; le régime des pays occidentaux ne peut plus être appelé une démocratie, nous sommes en oligarchie, et la guerre en cours n’est pas celle des démocraties contre les régimes autoritaires, mais celle de l’oligarchie libérale contre la démocratie autoritaire (et, dans ces deux formules, précise Todd, le nom est aussi important que l’adjectif).
L’oligarchie est évidemment en lutte contre tout ce qui est collectif, contre les valeurs communes, contre la religion, et même la « religion zombie » (où la croyance religieuse s’est effacée mais où ses valeurs continuent à structurer la morale et les engagements politiques). Dans ce contexte de religion zéro, on constate aujourd’hui une atomisation de la société, et une anomie morale ; or, l’individu, réduit à lui-même, n’a pas gagné en liberté, il s’est retrouvé angoissé et impuissant : c’est le nihilisme. Ce désarroi généralisé est accru par la guerre que les classes dominantes livrent à la réalité, propageant par les médias des convictions contraires à la réalité : c’est le cas de l’idéologie transgenre, qui nie le fait fondamental : il y a des hommes XY et des femmes XX qui resteront toujours tels, quelle que soit la violence des opérations que l’industrie chirurgicale et médicamenteuse peut leur faire subir.

De ce point de vue de l’idéologie LGBT (etc.), l’étude consacrée aux pays scandinaves est intéressante : Todd démolit le mythe d’une Suède égalitaire et pacifique : au XVIIe siècle, elle s’est consacrée, sous Gustave II Adolphe, à une entreprise impérialiste, devenant une puissance de premier plan dans l’atroce Guerre de Trente Ans ; et, en 2017 (la boucle est bouclée) elle a rétabli le service militaire, alors qu’elle se présente comme le pays le plus féministe du monde : la présence de ministres femmes ne change rien à la politique d’un pays. N’y aurait-il pas même un rapport entre féminisme et bellicisme ? demande malicieusement Todd. Il semble qu’une fois au pouvoir, les femmes veulent montrer qu’elles en ont autant que les hommes.

Mais les analyses les plus percutantes concernent la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, et notamment leur évolution socio-religieuse.

Le chapitre sur la Grande-Bretagne a pour sous-titre : « Croule Britannia » (toujours l’humour anglais de Todd). Inutile de redonner les chiffres de la désindustrialisation ; il est plus intéressant de remarquer que plus la GB est affaiblie, plus elle est violemment belliciste, comme si les gesticulations guerrières devaient cacher son état réel, et plus elle se lance dans une politique d’affirmative action : les minorités ethniques sont surreprésentées dans les public schools les plus prestigieuses, comme au gouvernement : dans le gouvernement Liz Truss on trouvait des ministres originaires du Ghana, la Sierra Leone, l’Inde ; le gouvernement actuel est présidé par un anglo-indien, de nombreux Anglo-Pakistanais ont été ou sont ministres. Cela veut-il dire que la GB a renoncé au racisme induit par le protestantisme (les hommes ne sont pas égaux, certains sont des élus, d’autres des réprouvés en puissance) ? La thèse de Todd est moins naïve : le sentiment raciste a été reporté de la couleur sur la classe ; depuis le XIXe siècle au moins les Anglais de la bonne société considèrent les ouvriers comme une race à part (il suffit de voir le type de langage qu’Agatha Christie prête aux rares ouvriers de ses romans, analogue à la « langue paysanne » des comédies de Molière). Aujourd’hui, ils se sentent bien plus proches des « coloured people » riches et bien éduqués que des Anglais du peuple. On peut même considérer la nomination de ministres de couleur comme une vengeance sadique à l’égard de ceux-ci : les classes supérieures prennent plaisir à soumettre les classes inférieures à des Noirs ou gens de couleur en général.

Aux Etats-Unis aussi, l’effondrement du protestantisme met fin au dogme de l’inégalité des hommes ; mais, là, ce dogme avait permis la cohésion du melting pot aux EU, en opposant des Indiens d’abord, puis des Noirs inférieurs, à des Blancs supérieurs et donc égaux entre eux. Si sa disparition met fin à un racisme systématique, il sonne aussi la fin de l’égalité (symbolique, certes) des Blancs, d’où la frustration, la démoralisation des Blancs perdants, ouvriers, chômeurs, électeurs de Trump, bref des « deplorable » d’Hillary Clinton. Mais la situation n’est pas plus réjouissante pour l’immense majorité des Noirs, dans un pays soumis au néo-libéralisme, où l’ascenseur social, comme en France, s’est bloqué : s’ils sont surreprésentés au gouvernement, ils le sont aussi dans les prisons et dans les catégories les plus pauvres.

Mais l’économie étasunienne n’est pas plus brillante que sa société : le PIB n’est qu’une illusion ; Todd propose de le remplacer par un PIR (produit intérieur réel, ou réaliste), en le dégonflant de toutes les activités inutiles, non productrices de richesse, voire néfastes (« médecins tueurs », qui prescrivent des opioïdes pour assurer la paix sociale, avocats surpayés, économistes, « grands prêtres du mensonge », etc) : Le PIB se verrait ainsi réduit de moitié. En appliquant cette correction, on comprend comment la Russie, dont on nous donne le PIB à 3,3 % de celui de l’Occident, peut fabriquer plus d’armes, ultra-modernes, que lui. Le déclin économique des Etats-Unis, encouragés par la domination du dollar à délaisser les activités productrices au profit des affaires (production d’argent sans aucune production réelle) aboutit à un déficit sévère d’ingénieurs (deux fois plus peuplés que la Russie, ils produisent, en pourcentage, trois fois moins d’ingénieurs, et, en quantité absolue, pas très loin de deux fois moins).

Cette dégénérescence économique, morale, sociale de l’Occident explique que le Reste du Monde ait refusé de suivre les Etats-Unis dans la condamnation de la Russie et les sanctions. Todd parle même d’un soft power russe : si, au siècle dernier, c’était le communisme qui se présentait comme une idéologie universelle, aujourd’hui c’est le « conservatisme » moral de la Russie. L’Occident qui, dans son arrogance, avec ses siècles de colonisation, était sûr de rallier le Reste du Monde à ses valeurs, s’est rendu compte que celles-ci ne séduisaient pas, que, tout au contraire, le Reste du Monde se reconnaissait dans le refus russe de la domination LGBT, et de l’idéologie transgenriste. C’est ce « conservatisme » qui permet à la Russie de rallier les pays les plus différents, et même ennemis, comme on l’a vu récemment avec le rapprochement irano-saoudien, et, en général, ce qu’on appelait le Tiers-Monde. « L’Occident a découvert qu’on ne l’aime pas » : au contraire, son nihilisme suscite le dégoût.
Les analyses de Todd sont décapantes et d’une grande richesse. Certes, on pourrait lui reprocher, malgré tout, un tropisme étasunien, lorsqu’il oppose à la mauvaise Amérique d’aujourd’hui la « bonne Amérique » de Roosevelt et Eisenhower, et angélise le play boy Obama : malgré toute sa perspicacité, il n’arrive pas, ici, à éviter la naïveté. Mais il faut retenir à son actif sa prompte réaction à la guerre de destruction d’Israel à Gaza (il ne va pas jusqu’à parler de génocide) : dès le 30 octobre, il a ajouté à son livre un Postscript , « Nihilisme américain : la preuve par Gaza ». Ce qui est ici démontré, c’est soit le manque total de compétence du « blob » de Washington, soit son irrationalité, les deux étant du reste cohérents : les Etats-Unis ignorent la diplomatie, ils ne connaissent qu’un seul type de réaction, la violence, la destruction. Et ils font peur : en refusant un cessez-le-feu, ils rejettent « la morale commune de l’humanité », et n’entraînent derrière eux, outre Israel et l’Europe (et pas toute) que des confetti insulaires comme Fidji, Tonga, Nauru… Il ne reste qu’à espérer une défaite des Etats-Unis, qui serait une « revanche ultime de la raison dans l’Histoire ».

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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