Par M.K. Bhadrakumar – Le 20 janvier 2023 – Source Indian Punchline
Sans surprise, l’éruption de tensions dans les relations diplomatiques entre le Pakistan et l’Iran, mardi dernier, à la suite de la frappe aérienne de Téhéran sur le Baloutchistan, est en train de s’apaiser, ce qui témoigne de la maturité politique des deux pays. Aucune des deux parties ne souhaite attiser les tensions et toutes deux sont des observatrices avisées de l’environnement régional et international. La voie de la réconciliation qu’ils ont choisie peut devenir un modèle pour d’autres États régionaux d’Asie centrale, d’Asie du Sud et d’Asie occidentale.
L’Iran et le Pakistan entretiennent des relations troubles, qui présentent certaines similitudes avec les relations entre le Pakistan et l’Inde, où les questions de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale sont enchevêtrées dans l’histoire et la culture et compliquées par la géopolitique.
À la base, il y a le problème du Baloutchistan, héritage de la partition de 1947, la question non résolue de la nationalité et l’aliénation qui en résulte, les perceptions de menaces réelles ou imaginaires, les lacunes profondément enracinées en matière de gouvernance et de développement qui ne peuvent être comblées par les méthodes coercitives qui viennent naturellement aux élites dirigeantes dans notre partie du monde – et, en fait, l’ingérence extérieure endémique dans les régions d’importance stratégique.
Le journal pakistanais Dawn a publié un excellent article rédigé par un écrivain baloutche qui résume les tensions frontalières entre l’Iran et le Pakistan au cours des dernières décennies. À mon sens, l’espace historique se divise en deux phases : la période précédant la révolution islamique de 1979 en Iran et l’état d’avancement de la situation par la suite.
Ce qui est le plus important ici, c’est que la transition d’une phase à l’autre en 1979 a été caractérisée, d’une part, par l’établissement d’un système de gouvernement islamique en Iran basé sur le concept de Velâyat-e Faqih (tutelle du juriste islamique) et, d’autre part, par l’imposition de l’”islamisation” du Pakistan en tant que fondement du djihadisme, axé sur le fondamentalisme sunnite, avec un accord entre le dictateur militaire, Gen. Zia-ul-Haq et les États-Unis, avec l’aide de l’Arabie saoudite, pour créer un “Vietnam” pour l’Armée rouge en Afghanistan.
Pendant toute cette période, les liens entre le Pakistan et les États-Unis ont été une épine dans la chair du régime islamique iranien. L’imam Khomeini avait des mots durs à l’égard de la mentalité compradore du Pakistan. Bien entendu, beaucoup d’eau a coulé le long de l’Indus depuis lors et le Pakistan est aujourd’hui profondément désillusionné par les États-Unis, tandis que l’Iran, pour sa part, croise ouvertement le fer avec les États-Unis. L’Iran et le Pakistan se sont rapprochés des BRICS, emblématiques du partenariat “sans limites” entre la Russie et la Chine, qui vise à instaurer un ordre mondial polycentrique.
Cela dit, il y a des intrigues secondaires. La plus importante est l’impulsion donnée par Washington pour que l’armée pakistanaise redevienne le pilier de la géopolitique de la région. Il est donc tout à fait approprié que le Comité de sécurité nationale (CSN), la principale autorité pakistanaise en matière de sécurité et de politique étrangère, ait ratifié vendredi la démarche d’Islamabad visant à réduire les tensions entre le Pakistan et l’Iran et ait souligné son engagement à répondre aux préoccupations mutuelles en matière de sécurité.
En effet, l’imprimatur de la direction militaire est indubitablement présent dans la décision prise lors de la réunion du CSN, à laquelle ont participé le président du comité des chefs d’état-major interarmées, les chefs de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air, ainsi que les chefs des agences de renseignement. Il s’agit d’un signal fort adressé à Téhéran. La déclaration du CSN précise que “le forum a exprimé que l’Iran est un pays musulman voisin et frère, et que les multiples canaux de communication existants entre les deux pays devraient être mutuellement utilisés pour répondre aux préoccupations sécuritaires de chacun dans l’intérêt plus large de la paix et de la stabilité régionales“.
Le journal Dawn a commenté cette déclaration en disant qu’elle “ouvrait la voie à un dialogue renouvelé et à un engagement diplomatique“. Il est intéressant de noter que cette déclaration a été précédée d’un geste conciliant de la part de l’armée pakistanaise, l’ISPR déclarant : “À l’avenir, le dialogue et la coopération seront jugés prudents pour résoudre les problèmes bilatéraux entre les deux pays frères voisins“. Ce sentiment a été rapidement partagé par le ministère iranien des affaires étrangères et a ouvert la voie à une conversation téléphonique entre le ministre des affaires étrangères intérimaire, Jalil Abbas Jilani, et son homologue iranien, Hossein Amir Abdollahian, qui s’est tenue le jour même.
Il en ressort que le Pakistan et l’Iran sont tous deux du bon côté de l’histoire, mais il est toujours possible que les États-Unis, qui cherchent à établir des partenariats pour atténuer leur grave isolement dans la région, soient désespérément désireux de courtiser l’armée pakistanaise à l’heure actuelle, alors que les fragiles dirigeants civils du pays sont découragés et que l’incertitude règne quant à l’avenir du pays.
Les réactions des principales puissances extérieures à la montée des tensions entre l’Iran et le Pakistan montrent clairement les lignes de fracture géopolitiques. Si l’on met de côté l’Inde, qui a malheureusement tendance à considérer toute nouvelle négative concernant le Pakistan avec schadenfreude, les deux autres grands États de la région – la Chine et la Russie – ont appelé à la retenue et au dialogue pour résoudre les problèmes. L’agence Xinhua a d’ailleurs publié une série de rapports visant à apaiser les tensions. (ici, ici, ici et ici)
En revanche, l’empressement avec lequel le président Biden a abordé le sujet est étonnant : “Comme vous pouvez le constater, l’Iran n’est pas particulièrement apprécié dans la région, et nous sommes en train de travailler sur l’évolution de la situation. Je ne sais pas où cela nous mènera“. Le porte-parole de la Maison Blanche pour la sécurité nationale, John Kirby, a déclaré aux journalistes à bord d’Air Force One : “Nous ne voulons pas assister à une escalade en Asie du Sud et en Asie centrale. Nous sommes en contact avec nos homologues pakistanais.”
Le ministère iranien des affaires étrangères a répliqué en déclarant qu’il “ne permettait pas à des ennemis de mettre à mal les relations amicales et fraternelles entre Téhéran et Islamabad“. La veille, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, a également fait allusion à une ingérence extérieure en déclarant : “La poursuite de l’escalade ne profitera qu’à ceux qui ne sont pas intéressés par la paix, la stabilité et la sécurité dans la région“.
Mme Zakharova a particulièrement regretté que de telles tensions soient apparues “entre des États amis, membres de l’OCS, avec lesquels nous développons des relations de partenariat“.
Dans ce contexte, le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a évoqué longuement l’Afghanistan lors d’une conférence de presse tenue vendredi à Moscou. Lavrov a déclaré que les talibans étaient le “pouvoir de facto” en Afghanistan et qu’en dépit des “foyers de tension et de protestation, les talibans contrôlaient le gouvernement“.
Bien que “l’inclusion politique” reste un problème, Lavrov a souligné que deux dirigeants afghans importants vivent toujours à Kaboul : Hamid Karzai et Abdullah Abdullah. Quant aux Panjshiris, Lavrov, tout en reconnaissant la nécessité de jeter des ponts avec eux, a ajouté que “le processus n’est pas facile. Il n’a jamais été facile pour personne en Afghanistan“.
Lavrov a souligné que la Russie entretient des “contacts avec les dirigeants de facto” de l’Afghanistan, ce qui “nous aide à travailler, notamment à promouvoir des formats externes qui nous permettent d’élaborer des recommandations pour les Afghans“. Il a exprimé l’espoir que les tensions pakistano-iraniennes ne compliqueront pas le fonctionnement du “format de Moscou” ou du mécanisme du quatuor Russie-Iran-Pakistan-Chine concernant l’Afghanistan et la sécurité régionale.
À l’heure où l’Occident s’efforce de supprimer l’influence russe en Moldavie et dans le Caucase et s’oriente vers la Caspienne et l’Asie centrale dans le cadre de sa stratégie d’encerclement de la Russie, l’Afghanistan devient une plaque tournante extrêmement cruciale dans la lutte des grandes puissances pour l’instauration d’un ordre mondial multipolaire.
La déclaration de Mme Zakharova conclut en soulignant la “volonté inébranlable de la Russie de coopérer dans la lutte contre le terrorisme international sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations“. Il est significatif que le Kazakhstan, puissance de l’Asie centrale et proche allié de la Russie, ait récemment décidé de retirer le mouvement taliban de la liste des organisations terroristes.
Ce sont là des signes annonciateurs d’une masse critique d’opinions régionales favorables à l’intégration des talibans en tant que facteur de sécurité et de stabilité régionales, où le Pakistan a un rôle transformateur à jouer.
Surtout, cet épisode constitue un moment de vérité dans la géopolitique de la région. L’Iran et le Pakistan ont jeté un coup d’œil dans l’abîme, n’ont pas aimé ce qu’ils ont vu et se sont rapidement rétractés. La région pousse un soupir de soulagement.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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