Vladimir Illich Oulianov, dit Lénine, est mort il y a un siècle. Si son empreinte dans l’histoire fut aussi décisive, c’est parce qu’il a su démêler l’écheveau d’une situation historique inédite, riche de promesses révolutionnaires.
Voir loin, très loin, n’est pas donné à tout le monde. Au lendemain de la révolution de 1905, Lénine comprend que la période de réaction politique qui a suivi l’écrasement de la Commune arrive à son terme. Conscient de l’inéluctabilité de la guerre impérialiste, il est l’un des rares à voir clair dans une brume crépusculaire : celle de l’époque où se consument les derniers feux de la civilisation bourgeoise. Il a la conviction que le grand carnage va ruiner le prestige d’une Europe qui a renié ses valeurs. Théoricien de l’impérialisme, il procure son intelligibilité à un processus qui est toujours à l’œuvre dans le monde qui est le nôtre. Ses analyses sur « la domination de l’oligarchie financière », sur « l’asphyxie financière » que subissent les pays pauvres de la part des créanciers internationaux, sur la « prépondérance croissante du capital financier dans l’économie mondiale », sur la formation de ces « puissants trusts internationaux ignorant les frontières », sur la division fondamentale de l’espace mondial entre les grandes nations développées à vocation « impérialiste » et les pays « coloniaux ou semi-coloniaux » assujettis à la domination économique des puissances prédatrices : autant de descriptions qui conservent un étrange parfum d’actualité.
Le chef bolchevik a compris avant tout le monde que la Grande Guerre n’est pas une guerre comme les autres : c’est le chaudron bouillonnant dans lequel les apprentis-sorciers de l’impérialisme ont préparé la tragédie du XXe siècle. Avec le traité de Versailles, ils ont amorcé une bombe à retardement dont l’explosion embrasera les cinq continents. C’est pourquoi, dans le grand carnage de 14-18, Lénine voit une promesse tout autant qu’un accomplissement. Il y décèle les signes du futur en même temps que l’empreinte d’un passé révolu. Le rejet de la guerre impérialiste renvoie à l’Occident l’image repoussante de sa compromission avec la barbarie militariste. Mieux encore. Lénine convertit cette révolte contre la grande boucherie en stratégie révolutionnaire : en luttant contre la guerre, il agite le spectre de la fin imminente du régime bourgeois. Ce que la classe dominante ne lui pardonnera pas, ce n’est pas seulement d’avoir dit non à la guerre, c’est d’y avoir trouvé le moyen de son propre renversement.
Car cette guerre est « une guerre impérialiste, réactionnaire et esclavagiste ». Elle est impérialiste, parce qu’elle a son origine dans l’affrontement des grandes puissances pour la conquête des marchés. Elle est réactionnaire, parce qu’elle vise à asservir toutes les nations du globe au capitalisme occidental. Elle est esclavagiste, en ce qu’elle veut étendre et consolider l’esclavage des colonies. En portant au paroxysme les contradictions du capitalisme mondial, la guerre impérialiste crée les conditions de son dépassement. « Nous avons le devoir de dire : la société capitaliste a toujours été et demeure en permanence une horreur sans fin. Et si maintenant la guerre actuelle, la plus réactionnaire de toutes les guerres, prépare à cette société une fin pleine d’horreur, nous n’avons aucune raison de tomber dans le désespoir ».
Guerre mondiale, guerre totale, en effet, elle annonce le crépuscule de la civilisation bourgeoise. Elle en révèle crûment la part d’ombre en donnant libre cours au déchaînement mortifère des passions chauvines. Avec le crépuscule de la civilisation européenne, Lénine pronostique l’inéluctabilité de la tourmente révolutionnaire. Si elle inaugure la série des grands massacres du XXe siècle, c’est parce qu’elle allie, pour la première fois, la conscription universelle et la technologie industrielle. Si la Grande Guerre ouvre la voie à la révolution prolétarienne, c’est parce qu’elle prononce la déchéance de l’humanisme occidental. Parce qu’elle vaut confirmation de l’hypocrisie bourgeoise, elle annonce la disparition imminente de la civilisation dont elle est le ressort.
Mais lorsque Lénine convertit son refus de la barbarie en stratégie révolutionnaire, peu nombreux sont ceux qui suivent son exemple. En Allemagne, en France et en Russie, dans leur immense majorité, les socialistes de la IIe Internationale ont voté les crédits militaires. Ils ont renié leur engagement du « Manifeste de Bâle », adopté en 1912 par le Congrès socialiste international contre la guerre. Adhérant à l’« Union sacrée », ils jouent leur partition dans le grand concert belliciste. Incapables de comprendre la nature du conflit, ils prennent la responsabilité devant l’histoire d’en faire avorter la promesse révolutionnaire. En se ralliant à l’impérialisme, ils pactisent avec le régime bourgeois au moment où l’horreur de la guerre révèle sa véritable nature.
« Le caractère réactionnaire de cette guerre, le mensonge éhonté de la bourgeoisie de tous les pays, qui dissimule ses visées de brigandage sous le manteau de l’idéologie nationale, suscitent nécessairement des tendances révolutionnaires au sein des masses. Notre devoir est de les aider à prendre conscience de ces tendances, de les approfondir et de leur donner corps. Seul le mot d’ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile exprime correctement cette tâche ». Écrit en 1915, ce texte fournit l’équation de la stratégie léniniste : la crise mondiale du capitalisme plus la volonté agissante du prolétariat. Mais le mot d’ordre de la guerre civile suggère aussi que l’acuité de la crise rend nécessaire le déclenchement immédiat des hostilités avec la bourgeoisie. La situation inédite créée par la guerre impérialiste, son prolongement inattendu, les signes avant-coureurs d’une révolte populaire, tout concourt à condamner le compromis avec les gouvernements bourgeois. .
Le bolchevisme s’est adossé, dès l’origine, au refus obstiné de cette barbarie à l’âge industriel qu’inaugure la Grande Guerre. Il récuse d’un même élan la guerre impérialiste et ses justifications contradictoires. Il fustige la prétention à dire le droit au même titre que l’affirmation de la force brute. Il renvoie dos à dos les bellicistes de 1914, futures victimes ou futurs profiteurs du nouveau partage impérialiste de Versailles. A cet égard, il fait notablement exception dans son propre camp. Et ce refus de la barbarie moderne, à l’orée du siècle, marque la renaissance du communisme.
Car la guerre impérialiste est l’électrochoc qui va faire vaciller la Russie des Tsars. Le vieil empire est une monarchie de droit divin où une caste de propriétaires fonciers règne en maître, avec la bénédiction des popes, sur une masse rurale analphabète. Mais il est aussi le théâtre d’une expansion capitaliste qui concentre dans les grandes villes un prolétariat surexploité. Butte témoin du Moyen Âge qui se dresse de façon anachronique à l’aube du XXe siècle, la Russie tsariste incarne aussi la pointe avancée du développement industriel moderne. L’asservissement colonial des nations allogènes, enfin, annonce l’éclatement de cette « prison des peuples ». C’est cette accumulation inouïe de contradictions, exaspérées par la guerre totale, qui fait de la Russie « le maillon le plus faible » de la chaîne des États impérialistes.
Situation paroxystique qui contribue, face à la crise du régime, à désarmer les classes dominantes. La lutte des classes s’exaspère en leur sein avec autant de violence qu’entre les classes dominantes et les classes dominées. L’aristocratie terrienne se cramponne au régime de droit divin tandis que la bourgeoisie libérale réclame des garanties constitutionnelles. Hésitante et versatile, la petite bourgeoisie oscille entre le réformisme démocratique et le populisme révolutionnaire. Sur ce baril de poudre, le déchaînement de la guerre impérialiste fait l’effet d’une flammèche. En retard séculaire sur le reste du monde capitaliste, la Russie des Tsars est la caisse de résonance de la crise mondiale. Postée à son avant-garde, elle sera aussi l’épicentre du séisme révolutionnaire.
Le développement du prolétariat urbain témoigne, à sa manière, de l’originalité de la situation russe parmi les États impérialistes. Le développement accéléré d’une industrie de pointe, en effet, y recourt à des capitaux à forte majorité étrangère. Financée par les banques occidentales, l’industrialisation de l’Empire des Tsars au début du siècle reflète l’inégalité de développement entre l’Europe développée et la Russie arriérée. Les capitalistes occidentaux y font main basse sur une économie en voie de développement qui, de ce fait, associe la technologie la plus avancée et l’état social le plus rétrograde. La profonde arriération de la Russie favorise alors la formation rapide d’une classe ouvrière que ses conditions d’existence, dramatiquement aggravées par la guerre, vont jeter dans les bras de la révolution. Prévue de longue date par les marxistes, l’apparition tardive du prolétariat urbain procure à la révolution sa masse de manœuvre. Mais le retard de la Russie lui offre aussi son état-major : condamnée par la répression tsariste à la déportation ou à l’exil, l’élite de l’opposition a eu l’occasion d’y mûrir sa conscience révolutionnaire.
La conception léniniste du parti, en réalité, est la conséquence inévitable d’un régime absolutiste et policier. Le « centralisme démocratique » correspond aux conditions de fait de l’action politique, il est dicté par l’archaïsme de la Russie, imposé par la nature même du combat révolutionnaire dans un pays au retard séculaire. Par leur surgissement même, les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats refléteront aussi le poids de cet archaïsme. Surgis des décombres d’un tsarisme agonisant, ils occupent l’espace laissé vacant par l’effondrement d’un régime d’oppression ancestral. Organisation spontanée des masses ouvrières et paysannes, leur apparition ne résulte nullement, en 1905 puis en 1917, d’un plan concerté des organisations révolutionnaires. Spontané, le phénomène soviétique manifeste l’irruption soudaine des couches populaires sur la scène politique. Il irrigue tous les domaines de la vie collective à la faveur de l’effondrement d’un système issu des ténèbres médiévales.
L’opposition socialiste en Russie n’a pas le choix entre l’action à visage découvert et l’action clandestine : la première lui est tout simplement interdite par la police tsariste. Si Lénine préconise la création d’un parti clandestin, professionnel et centralisé, c’est parce que les conditions objectives de la lutte politique l’exigent. Aussi les traits de l’organisation révolutionnaire sont-ils fixés par l’instinct de survie, et non par la volonté de puissance. Il est frappant de voir que l’organe de la révolution, sous Lénine, applique une discipline de fer, mais répugne au dogmatisme idéologique. Il pratique la libre discussion interne, sans méconnaître pour autant les contraintes de l’action clandestine et les exigences de la lutte révolutionnaire.
Le débat sur l’organisation politique, en réalité, révèle une opposition plus fondamentale : il oppose les deux tendances du marxisme russe à propos de la révolution à venir. La supériorité de Lénine sur ses rivaux révolutionnaires ne tient pas seulement à l’efficacité de l’organisation bolchevique, mais surtout à l’exactitude de son pronostic sur la révolution future. Car il a compris que la guerre impérialiste ne pouvait manquer de précipiter la crise du tsarisme. Dans l’embrasement d’août 14, il voit le signe avant-coureur d’une révolution inédite. Avec la guerre, dit-il, Nicolas II a fait son plus beau cadeau à la révolution. Mais c’est parce qu’elle exaspère ces contradictions dont Lénine a su déceler la formidable accumulation. Là où les mencheviks voient les prémices d’une révolution bourgeoise, Lénine entrevoit la promesse d’une révolution socialiste. Ils conçoivent les soviets comme un contre-pouvoir destiné à équilibrer l’influence de la bourgeoisie, tandis qu’il y discerne le poste avancé d’un prolétariat voué à conquérir le pouvoir.
Quand les mencheviks se rallient à l’union sacrée, en août 1914, Lénine dénonce leur trahison : non seulement par aversion pour le chauvinisme, mais en vertu d’une prescience de l’avenir. Ses adversaires ont les yeux rivés sur l’immédiat, tandis qu’il voit loin. C’est pourquoi, face à la tourmente révolutionnaire de 1917, les mencheviks se contentent de suivre le mouvement, tandis qu’il l’anticipe. Au cœur de la mêlée d’Octobre, il est actif, tandis que ses adversaires sont réactifs. Le génie propre de Lénine, c’est cette longueur d’avance dont il bénéficie par intelligence politique. Au lendemain de la révolution avortée de 1905, les mencheviks affirment qu’il faut s’abstenir de toute initiative et se contenter d’aider la bourgeoisie à accomplir sa révolution. A l’inverse, Lénine dénie à la bourgeoisie russe la capacité de créer une république démocratique. Il assigne au prolétariat une tâche historique que les conditions exceptionnelles créées par la crise impérialiste rendront possible. Avec « la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », son mot d’ordre des années d’avant-guerre, Lénine suggère la nécessité d’une fusion entre les deux étapes du processus révolutionnaire : l’étape démocratique et l’étape socialiste.
Ce pressentiment, la crise mondiale ouverte par la guerre impérialiste le confirme avec éclat. En soumettant à l’épreuve du feu les partis révolutionnaires, elle scelle le sort d’une démocratie bourgeoise incapable d’accomplir sa tâche. Car si la révolution démocratique ne dure que six mois, de février à octobre 1917, c’est d’abord parce que ses dirigeants l’ont condamnée. En poursuivant la guerre aux côtés des Alliés, le gouvernement provisoire s’est mis dans l’obligation suicidaire d’ajourner les réformes réclamées par les masses ouvrières et paysannes. Porté au pouvoir par une révolution populaire, il commet l’erreur de rejeter ses revendications les plus pressantes : le partage des terres pour les paysans, la fin de la répression pour les ouvriers, la paix immédiate pour les soldats. Ce retard de la bourgeoisie sur la conscience des masses lui sera d’autant plus fatal que les « Thèses d’avril » de Lénine, au même moment, mettent le bolchevisme au diapason des exigences populaires.
Lors du sixième congrès du parti, qui se tient au mois d’août 1917 dans la clandestinité, en l’absence de Lénine, seul Staline ose défendre la thèse de la prise du pouvoir. Mais le putsch avorté du général Kornilov en septembre discrédite le gouvernement et réhabilite les bolcheviks dont la résistance au coup d’État militaire a sauvé la révolution. La bolchevisation des soviets d’ouvriers et de soldats progresse à grands pas, et Trotski est réélu président du soviet de Petrograd. Au sein du mouvement des comités d’usine, les militants adhèrent au radicalisme bolchevique. La révolte populaire gronde dans les campagnes où les paysans, en s’emparant des grands domaines, appliquent sans le savoir le programme des bolcheviks. Partout, dans l’Empire, les nationalités opprimées entrent en rébellion et répondent à l’appel de Lénine, seul dirigeant révolutionnaire à leur reconnaître le droit de sécession. Mis au ban de la société par la répression au lendemain des journées de juillet, les bolcheviks sont majoritaires, dès septembre, dans les soviets de Petrograd et de Moscou.
La classe ouvrière a créé ses propres organisations dont les militants, obscurs sans-grade de la révolution, se battent pour les huit heures, pour le contrôle ouvrier, pour la fin de la guerre. Un mouvement spontané qui, depuis les grandes villes, fait écho à cette occupation des terres qui conduit à l’affrontement avec les grands propriétaires. Ce sont les soldats, pourtant, qui vont jouer le rôle décisif dans la phase finale de la révolution d’Octobre. Kerenski comptait sur le soutien de l’armée, mais les paysans-soldats basculent en masse dans le camp révolutionnaire. Ralliés à l’insurrection par la propagande bolchevique, les régiments de Petrograd prennent d’assaut le Palais d’hiver tandis que les Cosaques, indifférents au sort du gouvernement, se murent dans leurs casernes. Seul entre tous, Lénine a compris que le mouvement paysan se radicalisait à l’extrême et que l’exaspération des soldats, paysans sous l’uniforme, était parvenue à son paroxysme.
C’est pourquoi il exige avec tant d’insistance que soit fixée à l’avance la date de l’insurrection. Là encore, sa lucidité politique vaut à Lénine une longueur d’avance sur ses camarades. Il sait que le parti est majoritaire dans la classe ouvrière, que les soldats sont prêts à le rejoindre, et que les paysans en réalisent déjà le programme. De son exil finlandais, il ne cesse d’envoyer au comité central lettres et articles appelant à l’insurrection. Il condamne le « légalisme révolutionnaire » des dirigeants bolcheviks échaudés par l’expérience des journées de juillet. Les 12 et 14 septembre, il adresse deux lettres explicites : « Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir » et « Marxisme et insurrection ». A ses yeux, il n’y a pas l’ombre d’un doute : dès lors qu’ils ont la majorité dans les soviets de Moscou et Petrograd, « les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir ». En proposant une paix immédiate et en donnant la terre aux paysans, « les bolcheviks établiront un gouvernement que personne ne renversera. Car il serait naïf d’attendre une majorité formelle, aucune révolution n’attend ça… L’Histoire ne nous le pardonnera pas si nous ne prenons pas maintenant le pouvoir ». Le comité central examine les lettres de Lénine le 15 septembre. Elles laissent sceptiques la majorité des dirigeants. Pourquoi brusquer les choses, puisque les soviets se bolchevisent rapidement ?
Début octobre, déguisé en ouvrier, Lénine revient clandestinement à Petrograd. Sous le coup d’un double chef d’inculpation (complot et espionnage), il est recherché par la police. Le 10 octobre, il réunit douze des vingt et un membres du comité central du parti bolchevique. Après dix heures de discussion, il parvient à convaincre la majorité des présents de voter le principe d’une insurrection armée. Lorsque le congrès des soviets entame ses travaux, le 25 octobre 1917, c’est dans le tumulte de l’assaut donné au Palais d’hiver par les gardes rouges et les soldats révolutionnaires. Un dénouement qui répond aux visées du soviet de Petrograd, mais qui n’advient qu’après les injonctions répétées de Lénine. Entre la réunion du congrès pan-russe où les bolcheviks sont majoritaires, et la prise du pouvoir par les armes, cette simultanéité vaut légitimation populaire du coup de force. Minoritaires, avec 105 délégués sur 820, au premier congrès des soviets réuni en juin 1917, les bolcheviks obtiennent la majorité absolue au deuxième congrès qui se tient fin septembre, avec 343 délégués sur 675. Traduisant la poussée bolchevique au sein des organes de la représentation populaire entre l’été et l’automne 1917, ces résultats parlent d’eux-mêmes : les bolcheviks ont pris le pouvoir avec l’appui enthousiaste du prolétariat organisé.
Si la Révolution d’Octobre est d’abord une opération préventive contre la réaction (Kerenski projetait d’écraser les bolcheviks), elle est donc aussi la manifestation d’une majorité nouvelle dans le pays. La prédominance acquise par les bolcheviks aux soviets de Moscou et de Petrograd en septembre a fait basculer le rapport des forces. Lorsque le congrès pan-russe des soviets élit Kamenev à sa présidence, il signifie à son tour l’adhésion des délégués ouvriers, paysans et soldats de toute la Russie aux thèses bolcheviques. Ainsi Octobre 17 est à la fois un coup de force destiné à déjouer un complot militaire et une violente irruption des masses sur la scène politique. Avec un art consommé de l’insurrection, cette révolution victorieuse a traduit l’efficacité de l’organisation bolchevique tout en ralliant la majorité du prolétariat des villes et des campagnes.
Impossible, par conséquent, de nier le caractère démocratique de la révolution d’Octobre : comment feindre d’ignorer que les bolcheviks ont conquis la majorité au sein des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats de toute la Russie ? Et qu’une bonne partie des délégués socialistes-révolutionnaires au congrès pan-russe étaient favorables à l’insurrection, ce dont témoigne la participation active des SR de gauche au comité révolutionnaire de Petrograd ? C’est sur cette majorité ouvrière et paysanne que repose la légitimité de l’insurrection. C’est elle qui porte au pouvoir le Conseil des commissaires du peuple aussitôt créé et présidé par Lénine. C’est elle qui acclame, aussitôt après la prise du pouvoir, les décrets qui viennent honorer la promesse du bolchevisme : le décret sur la paix, le décret sur la terre, le décret sur le contrôle ouvrier.
En débordant sur leur gauche les soviets eux-mêmes, la bolchevisation spontanée de l’avant-garde ouvrière, conjuguée à la profonde exaspération des soldats, a constitué le principal ressort de la révolution. Si Lénine appelle à l’insurrection dès septembre 1917, ce n’est donc pas en vertu d’un obscur privilège consenti au parti, mais parce qu’attendre davantage, dans de telles conditions, était fatal à la révolution ; parce que le complot militaire ourdi avec la complicité de Kerenski menaçait les conquêtes révolutionnaires ; parce que, compte tenu de la situation internationale, le sort de la révolution européenne aurait été compromis ; parce que l’occupation des terres aurait été privée de la consécration que le décret sur la terre allait lui donner ; parce que la bolchevisation des comités ouvriers aurait débouché sur une immense déception devant l’irrésolution du parti ; parce que l’exaspération de toutes les contradictions de la Russie exigeait d’agir sans tarder.
Il n’est aucun exemple, avant Lénine, de dirigeant politique ayant fait succéder de la sorte l’acte révolutionnaire à l’analyse méthodique de ses conditions. Car, dans la conduite de la stratégie révolutionnaire, il a toujours suivi le fil rouge de la lutte des classes. Sans le mouvement paysan, les soldats révolutionnaires et les comités ouvriers, le bolchevisme serait resté un chapitre insolite de l’histoire des idées. Chez Lénine, le seul privilège consenti à l’intelligentsia est celui de l’antériorité dans la formulation de la théorie. S’il considère que les intellectuels apportent au prolétariat la conscience de son rôle historique, ils doivent impérativement s’identifier à sa cause. Sans cesse, il affirmera que les bolcheviks ont à apprendre leur tâche auprès de l’homme du peuple, car il sait vraiment ce que l’intellectuel croit savoir.
La révolution, pour Lénine, est un affrontement armé, une guerre de classes. La révolution est « la guerre des travailleurs et des opprimés contre leurs oppresseurs, contre les tsars et les rois, contre les propriétaires fonciers et les capitalistes, pour délivrer complètement l’humanité des guerres, de la misère des masses, de l’oppression de l’homme par l’homme ! ». Certes, les adversaires de la révolution feront preuve d’indignation sélective : « La bourgeoisie impérialiste internationale a fait exterminer dix millions d’hommes et estropier vingt millions d’autres dans « sa » guerre, déchaînée pour savoir qui, des rapaces anglais ou allemands, dominera le monde. Si notre guerre, la guerre des opprimés et des exploités contre leurs oppresseurs et leurs exploiteurs, entraîne un demi-million ou un million de victimes dans tous les pays, la bourgeoisie dira que les premiers sacrifices étaient légitimes et les seconds criminels ».
Celui qui n’admet la révolution du prolétariat qu’« à la condition qu’elle se déroule avec facilité et sans heurt ; que l’action commune des prolétaires des différents pays soit acquise d’emblée ; que la révolution suive une voie large, dégagée, bien droite ; qu’on n’ait pas, en marchant à la victoire, à faire parfois les plus grands sacrifices, celui-là n’est pas un révolutionnaire ». Impossible, donc, de se représenter la révolution elle-même « sous la forme d’un acte unique ». Cette « série de batailles » pour des réformes économiques et démocratiques dans tous les domaines, cette transition du capitalisme au socialisme ressemblera plutôt, pour reprendre la formule de Marx, à une « longue période d’enfantement douloureux ».
C’et pourquoi les « mots d’ordre » ne doivent pas être considérés comme des « talismans » donnés une fois pour toutes. Pour les révolutionnaires, il ne suffit pas d’apprendre des mots d’ordre par cœur : « Il faut apprendre également à choisir le moment opportun pour les lancer ». L’heure de la révolution, autrement dit, n’est pas prévisible. Toutefois, en période révolutionnaire, « ce serait le plus grand des crimes » que de « laisser échapper le moment ». Car les dirigeants ouvriers ne sauraient se borner à reconnaître celle-ci une fois qu’elle a éclaté. C’est avant son avènement que les révolutionnaires en font comprendre la nécessité aux masses et leur en expliquent les voies et méthodes. Et lorsque les conditions objectives d’une crise politique profonde sont réunies, alors ils doivent savoir créer l’occasion ou, tout du moins, savoir la saisir.
Celui qui « reconnaît uniquement la lutte des classes n’est pas pour autant un marxiste ». Celui-là seul mérite ce nom qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu’à la reconnaissance de la dictature du prolétariat. Pour le dire autrement, la question du pouvoir est la question « la plus importante de toute révolution ». Car le prolétariat a besoin du pouvoir d’État, d’une organisation centralisée de la force, aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de la population dans la « mise en place » de l’économie socialiste. « Il est de règle que dans toute révolution profonde, les exploiteurs conservant durant des années de gros avantages réels sur les exploités, opposent une résistance prolongée, opiniâtre, désespérée ».
La « loi fondamentale de la révolution », écrit Lénine en 1920, « la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher ».
Telle est la conception de la révolution chez Lénine : lucide et impitoyable. Précipitée par la crise impérialiste, la révolution victorieuse en octobre 1917 est aussi l’acte de naissance de cette fameuse « dictature du prolétariat » qui était annoncée par la théorie et qui passe désormais dans la pratique. Le nouveau pouvoir est un pouvoir révolutionnaire. Propulsé sur le devant de la scène par l’insurrection triomphante, il doit assumer des responsabilités colossales dans un pays dévasté. Face aux impératifs de la lutte contre la réaction, la jeune République des soviets ne reculera devant aucune mesure d’exception. Entraînée sur la pente d’une terrible guerre civile par la contre-révolution armée, elle va se doter d’une Armée rouge de trois millions d’hommes. Encerclée par quatorze puissances impérialistes, elle va se défendre avec acharnement jusqu’à la victoire finale, chèrement acquise au bout de trente mois d’une lutte à mort. Pour combattre un ennemi intérieur complice de l’agression étrangère, les bolcheviks vont se doter d’un appareil répressif. Car leur détermination est sans faille. Le pouvoir des soviets ne finira pas comme la Commune. Il ne fera pas de cadeau à l’adversaire de classe. La démocratie prolétarienne n’est pas la démocratie bourgeoise, et on ne va pas tarder à s’en rendre compte.
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