Alors que le Président turc loue bruyamment la résistance palestinienne, il poursuit discrètement et férocement des politiques économiques et énergétiques pro-israéliennes.
Par Mohamad Hasan Sweidan
Source : The Cradle, 18 janvier 2024
Traduction : lecridespeuples.fr (Substack)
Autrefois idolâtré pour avoir fait la leçon à Shimon Peres, alors Premier ministre israélien, sur les crimes de guerre avant de partir en claquant la porte du sommet de Davos en 2009, le Président turc Recep Tayyip Erdogan a de nouveau frappé en ordonnant à ses fonctionnaires de boycotter le Forum économique mondial (WEF) de cette année en raison de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza.
Quiconque a prêté attention aux déclarations d’Erdogan depuis le début de la guerre pourrait être pardonné de croire que la Turquie est à l’avant-garde des nations qui s’opposent à Israël et défendent la cause palestinienne. Peu de pays dans le monde sont prêts à adopter une rhétorique aussi acerbe contre les politiques de Tel-Aviv que le populiste chef d’État turc.
Erdogan qualifie Israël d’ « État terroriste »
Toutefois, même selon les critères d’Erdogan, son langage a pris une tournure brutale à la suite de l’opération Déluge d’Al-Aqsa du 7 octobre et de l’assaut militaire israélien sur Gaza qui a suivi, lorsqu’il a qualifié Israël d’ « État terroriste ».
Le Président turc s’en est même pris à ses partenaires de l’OTAN en ces mots : « Si pour notre part nous vilipendons l’administration israélienne, nous n’oublions pas ceux qui soutiennent ouvertement ces massacres et ceux qui font tout pour les légitimer », faisant référence aux États-Unis et à d’autres alliés occidentaux d’Israël, avant de proclamer : « Nous sommes confrontés à un génocide à Gaza. »
Dans un premier temps, M. Erdogan a appelé au calme et souligné l’importance de préserver la vie des civils des deux côtés, dans le but probable d’atténuer les relations bien établies d’Ankara avec Tel-Aviv et l’Occident. Toutefois, lorsque des images choquantes d’atrocités commises par Israël ont commencé à circuler largement sur les réseaux sociaux et que le sentiment public en Turquie a commencé à changer, la rhétorique d’Erdogan a évolué pour refléter les mêmes préoccupations.
Alimenté par le soutien inattendu de l’opposition laïque turque en faveur des Palestiniens, Erdogan a abandonné son ton mesuré pour adopter une rhétorique plus caractéristique et plus haut perchée. Exigeant la fin des massacres commis par l’État d’occupation, Erdogan a non seulement participé en tête de cortège à des manifestations de rue contre Israël, mais il a également critiqué ses soutiens.
Pourtant, fidèle au style d’Erdogan, la rhétorique hautaine ne s’est pas traduite par des actions tangibles. Elle semble plutôt destinée à gérer l’opinion publique turque et à souligner le rôle potentiel d’Ankara dans toute résolution du conflit. Conscient de la probabilité d’un changement politique interne en Israël qui mettrait fin à la carrière politique de Benjamin Netanyahou, Erdogan a stratégiquement concentré ses attaques sur le Premier ministre israélien, comparant même Netanyahou à Adolf Hitler, tout en maintenant des relations commerciales normales avec le gouvernement israélien.
Bibi est mis à l’écart, mais c’est l’argent qui parle
Le 3 novembre, alors qu’il rappelait l’ambassadeur turc en Israël, M. Erdogan a déclaré : « Netanyahou n’est plus quelqu’un avec qui nous pouvons parler. Nous l’avons rayé de la carte. » Malgré ce désaveu diplomatique, le commerce entre la Turquie et Israël reste florissant, les exportations turques vers Israël ayant bondi de 34,8 % en décembre, passant de 319,5 millions de dollars en novembre à 430,6 millions de dollars en décembre, dépassant même le niveau d’avant le conflit qui était de 408,3 millions de dollars.
La Turquie reste un acteur clé de la chaîne d’approvisionnement en pétrole d’Israël, dont environ 4 % provient de l’Azerbaïdjan via la Turquie. Malgré les appels de l’Iran à cesser les exportations de pétrole et de nourriture vers Israël en solidarité avec les Palestiniens, Ankara persiste à maintenir ses intérêts stratégiques avec Tel-Aviv par une realpolitik enveloppée d’ambiguïté diplomatique.
À l’issue de sa tournée en Asie occidentale, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a révélé que les différents pays qu’il a visités, y compris la Turquie, partageaient le même objectif : qu’Israël vive en paix, que la Cisjordanie et la bande de Gaza soient unies et dirigées par des Palestiniens, que l’intégration régionale se fasse et qu’un État palestinien indépendant soit créé. Il a ajouté : « J’ai également constaté que les pays que nous avons visités, les dirigeants avec lesquels nous avons passé du temps, sont prêts à prendre les engagements nécessaires, à prendre les décisions difficiles pour faire avancer tous ces objectifs, pour faire avancer cette vision pour la région. »
Facteurs influençant la position turque
La position de la Turquie sur la guerre actuelle en Palestine occupée est façonnée par une interaction complexe de facteurs internes et externes qui influencent sa politique étrangère depuis des années. Les principaux éléments sont la crise économique depuis 2018, la montée du nationalisme en Turquie, l’impact de la dynamique du pouvoir mondial (impliquant les États-Unis, la Chine et la Russie) sur la région de l’Asie occidentale, les relations tendues entre Erdogan et l’Occident, et la poursuite de « l’indépendance stratégique » par Ankara.
Sur le plan économique, la Turquie a été confrontée à une grave crise l’année dernière, marquée par une dévaluation de 35 % de la livre turque et un taux d’inflation de 62 %. L’épuisement de 26 milliards de dollars de réserves de devises étrangères pour soutenir la lire et combler un déficit substantiel de la balance courante a exacerbé la situation.
Un sondage d’opinion réalisé début novembre, après le début de la guerre contre Gaza, a montré que 70% des Turcs pensent que l’économie est le principal problème de la Turquie, suivi par le chômage (6,2%). Le même sondage a également montré que 57,5% des personnes interrogées pensent que la situation économique de la Turquie se dégradera en 2024.
Il est intéressant de noter que les événements à Gaza sont absents de la plupart des sondages d’opinion turcs, au profit des questions de vie quotidienne. Ankara a un intérêt évident à cela : le maintien des liens économiques avec Israël a un impact direct sur la position d’Erdogan à l’égard de la guerre.
Au niveau national, le sentiment nationaliste a pris de l’ampleur ces dernières années, comme en témoignent les résultats des récentes élections, où les nationalistes ont représenté un quart des électeurs. Erdogan a réagi à cette tendance – due en grande partie à l’échec de sa politique étrangère concernant la Syrie, qui a vu des millions de réfugiés syriens inonder les frontières de la Turquie – en amplifiant le rôle de l’Organisation des États turcs (OET) et en mettant l’accent sur une vision du siècle turc ancrée dans le nationalisme plutôt que dans l’islamisme.
Quoi qu’il en soit, la priorité des nationalistes turcs est l’État et non la nation. Ils préfèrent donc ne pas se mettre à dos Israël en raison de la perspective d’une éventuelle coopération avec lui, notamment dans le domaine de l’énergie.
Le rétablissement des relations d’Erdogan avec Israël s’inscrit dans sa vision de la Turquie en tant que plaque tournante du transit énergétique entre l’Asie occidentale et l’Europe, avec les itinéraires proposés suivants : le gazoduc EastMed reliant Israël à la Grèce, puis à l’Europe ; un gazoduc de 300 kilomètres reliant les gisements de gaz palestiniens occupés en Méditerranée orientale à une installation de liquéfaction du gaz à Chypre ; et un gazoduc sous-marin reliant la Turquie aux gisements de gaz naturel de la Palestine occupée.
Rhétorique contre réalisme
À l’approche des élections municipales de mars, Erdogan cherche à récupérer les pertes politiques subies par son parti à Istanbul et à Ankara, ce qui l’oblige à isoler l’impact du conflit de Gaza des préoccupations nationales. Un récent sondage indique un soutien minimal au Hamas parmi les Turcs, la majorité d’entre eux préférant adopter une position neutre.
Sur la scène internationale, le fait que les États-Unis se détournent de l’Asie occidentale (Moyen-Orient) en raison de la concurrence entre grandes puissances dans la région Asie-Pacifique a incité les alliés, dont la Turquie, à compromettre certaines politiques de longue date. L’année dernière a vu un rapprochement accru de la région avec la Syrie, un accord irano-saoudien et la Turquie régler ses différends avec les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Israël et l’Égypte.
Enfin, les tensions entre Erdogan et l’Occident, associées à leur impact sur l’économie turque, ont conduit le président turc à modifier certaines de ses positions pour apaiser les puissances occidentales. Malgré la quête d’indépendance stratégique d’Erdogan, qui recherche l’autonomie en matière de politique étrangère, la nécessité de coexister avec les atlantistes et de leur faire des concessions reste évidente, comme le montre la politique turque à l’égard de la guerre à Gaza.
Premier État musulman à reconnaître Israël en 1949, un an seulement après la création de l’État d’occupation, la Turquie s’est longtemps positionnée comme un allié important de l’Occident dans la région.
Si la rhétorique d’Erdogan peut superficiellement imiter celle de l’Axe de résistance de la région, dans la pratique, il est peu probable qu’il modifie de manière significative l’alignement géopolitique de la Turquie sur la question palestinienne. Sa position naturelle continue de se situer au sein de l’axe occidental, en particulier lorsque de l’argent est en jeu.
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