Le mot « trahison » est souvent utilisé dans le monde arabe pour qualifier le comportement de certains dirigeants arabes par rapport au conflit israélo-palestinien. La « rue arabe », comme on dit, c’est-à-dire les peuples arabes, ne font pas dans le détail. Ils pensent que la plupart des dirigeants arabes trahissent, et « sont vendus à l’Occident ». Les choses ne sont pas aussi simples.
Ils sont peu nombreux, au fond, les chefs d’États arabes qui déclarent, en toutes circonstances, et en toutes situations, appuyer inconditionnellement la cause palestinienne et qui, donc, soutiennent aujourd’hui Hamas. Celui- ci, et la résistance de Gaza, cristallisent en effet actuellement cette cause et sont donc devenus le point de clivage entre la sincérité de ce soutien et le simple discours de circonstance. Beaucoup d’autres États arabes restent attentistes ou ont bien trop à faire avec leurs problèmes, qui sont souvent le fait d’ailleurs, directement ou indirectement, des pressions et des ingérences étrangères. C’est ce qui explique que la Ligue arabe est dominée actuellement par une minorité d’États arabes (6 sur 22 États membres), presque tous des monarchies, partisans des « accords d’Abraham », et de la dite « normalisation » des relations avec Israël.
C’est ce qui donne ce sentiment diffus de trahison dans l’opinion arabe. Les dirigeants israéliens eux même ont conforté ce sentiment. Ils n’ont pas hésité à révéler, par exemple, que deux rois arabes, le rois du Maroc feu Hassan II, pour la guerre des six jours en 1965, et feu Hussein de Jordanie, en 1973, pour la guerre d’octobre, leur ont fourni des renseignements. (1). Machiavélisme ou vérités ? Il pourrait donc y avoir même une trahison au premier degré, directe, triviale. El Kadhafi en avait accusé directement certains des dirigeants arabes (2), les accusant de pactiser avec les États-Unis. Il l’a payé de sa vie.
La « normalisation »
Mais les choses ne sont pas aussi simples. L’explication par « la trahison » n’est pas suffisante. Il faut aller plus loin.
Dans le cas des pays arabes, l’influence d’Israël et plus généralement de l’Occident, emprunte les traits et les attraits de la « normalisation » des relations avec Israël. Étrange terme que ce terme de « normalisation ». Cela voudrait dire donc, implicitement, qu’auparavant ces relations étaient « anormales », et qu’il faudrait donc qu’elles se fassent comme avec n’importe quel pays ou Etat. Si on part de ce point de vue, la question de la Palestine est donc ainsi forcément évacuée, puisqu’Israël n’était pas un pays « normal » précisément du fait de son occupation de la Palestine. Il faudrait donc normalement régler cette question, avant toute normalisation. Or cela n’a pas été le cas dans les derniers accords dits de « normalisation », les « accords d’Abraham », conclus avec Israël par des États du Golfe en 2020, suivis la même année de la « normalisation » des relations diplomatiques entre Israël, le Maroc et le Soudan. Ces accords sont dits « d’Abraham », car on a voulu leur donner une légitimation religieuse, celle que « les peuples arabes et juif sont les descendants d’un ancêtre commun, Abraham, (préambule des accords). L’Arabie saoudite avait manifesté son intérêt pour ces accords du moins avant la dernière crise de Gaza. Les premiers accords dits de « normalisation », on s’en souvient, s’étaient faits avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994).
Il est donc clair que ce n’est pas la question palestinienne qui est le moteur de tous ces accords. Elle en devient même secondaire, puisque ces accords n’impliquent pas sa solution préalable. Pour dire les choses autrement, ce n’est pas la Palestine qui a été la motivation des partisans de « la normalisation » des relations avec Israël. La preuve supplémentaire à tout cela est que les évènements de Gaza, et notamment l’atroce répression enclenchée par Israël, ont obligé les États favorables à « la normalisation » à plus de réserves envers Israël. On peut même dire, sans trop de risques de se tromper, que l’extrême brutalité d’Israël contre Gaza et le Hamas, a eu, pour l’un de ses buts essentiels, celui d’éliminer l’obstacle que représente Hamas sur la route du développement de la stratégie des « accords d’Abraham ». Ce qui permet de comprendre encore mieux la passivité des États arabes impliqués dans ces accords, et plus généralement dans la politique dite de « normalisation ».
Le jusqu’auboutisme d’Israël et des États-Unis, leur persistance dans l’agression contre Gaza, malgré l’opposition partout de l’opinion publique et le sentiment d’horreur général dans le monde, trouveraient donc leur explication dans une vision stratégique à long terme visant à débarrasser définitivement la région de l’obstacle palestinien.
Il n’y a de vérité que cachée. Si le terme de trahison ne suffit pas à expliquer la convergence de certains États arabes avec Israël, quelles en sont donc les raisons ? Les raisons évoquées par ces Etat et leurs élites dirigeantes vont être économiques et commerciales. Le discours sur « la normalisation » va s’appuyer dans ce cas, essentiellement sur les bienfaits attendus de l’intégration d’Israël à la région, « grâce à sa technologie, son efficacité, et ses réseaux financiers internationaux ». Ce discours peut s’appuyer aussi sur des arguments sécuritaires. de renforcement des capacités de défense, comme c’est le cas du Maroc et des Émirats arabes unis.
Il s’appuie, en toile de fond, sur une vision occidentaliste, de transfert de la modernité occidentale, par le biais d’ Israël et de son efficacité. Ce sont les principaux arguments de la « normalisation » des relations avec Israël en vue de sa participation pleine et entière à la vie du Proche Orient, et du développement de son influence, ainsi que de celle des États Unis, dans la région. Les signataires des accords d’Abraham déclarent d’ailleurs sans ambages que « suite aux accords d’Abraham, les parties sont prêtes à se joindre aux États-Unis pour développer et lancer un Agenda stratégique pour le Moyen Orient » (Article 7 du traité).
Le crypto-sionisme version arabe
Au-delà des arguments économiques et sécuritaires, il y a comme toujours, de l’idéologie. De la même manière que le colonisé idéalisait la puissance coloniale, certains dirigeants arabes se sont mis à fantasmer Israël. Il y a, en filagramme, chez ces dirigeants arabes, et les élites qui leur sont attachées, la conviction de la puissance du sionisme. Or c’est cette idée qui constitue l’essence du sionisme et explique son arrogance évidente, face aux protestations mondiales et notamment au droit international. On pourrait donc sur ce point, observer un rapprochement étonnant, entre l’idéologie de ces dirigeants arabes et celle du crypto-sionisme, dont on a parlé dans des articles précédents (3). Il y a donc un crypto-sionisme version arabe. On peut, par exemple, retrouver à huis clos, chez ces dirigeants, le même récit que celui des crypto-sionistes au sujet du conflit actuel, celui que c’est Hamas qui est responsable de tous les malheurs des palestiniens et de Gaza.
Les victoires israéliennes ont joué un rôle dans cette surestimation du sionisme chez des dirigeants au nationalisme chancelant, ou tout simplement féodaux, et toujours enclins à subordonner l’intérêt national à celui de la pérennité de leur trône ou de leur pouvoir, comme dans toute vision féodale. C’est la prépondérance de ces intérêts étroits qui expliquent la permanence de leurs positions malgré les déboires de la « normalisation » des relations avec Israël, comme c’est le cas en Égypte et en Jordanie, et déjà au Maroc, en attendant de voir le bilan que présenteront au monde arabe les Émirats arabes Unis et autres pays du Golfe.
De Jugurtha à El Kadhafi
On ne peut dominer une nation, ou tout groupe humain, sans avoir des relais en son sein. C’est une règle constatée depuis la nuit des temps. C’était la règle d’or de l’Empire romain, qui explique sa durée, et avant lui, celle de l’Égypte des pharaons, pendant cinq mille ans. Les pharaons élevaient en leur cour les princes des pays ou tribus dominés puis les renvoyaient chez eux, sûrs de leur influence idéologique et civilisationnelle sur eux, et donc de leur fidélité. Rome décernait le titre d’ « ami de Rome » aux princes qui l’avaient servie et notamment aidée à dominer leur propre peuple. Ils n’estimaient d’ailleurs que leur victoire n’avait été complète que lorsqu’ils avaient amené, dans une guerre, l’adversaire à livrer ses propres chefs. Ils n’étaient tranquilles, sûrs d’eux, qu’après avoir ainsi fait perdre son âme à une nation, et donc toute velléité de résistance. Jugurtha, le Numide fut ainsi livré par le Numide, Bocchus, son beau-père. Celui-ci reçut, en récompense, la partie occidentale de la Numidie et devint « ami de Rome ». Et hier à peine, Milosevitch, Saddam, El Kadhafi ont été les victimes de l’empire américain, avec les mêmes méthodes de domination, dans une réincarnation de l’Empire romain.
C’est peut être l’un des aspects qui rend la domination d’Israël si cruelle, si impitoyable, mêlant les tueries à l’humiliation, ainsi qu’aux tentatives de subjuguer, de circonvenir certaines élites et certains dirigeants arabes.
L’œuf et la poule
Il en résulte un débat qui ressemble à celui de l’œuf et de la poule, concernant l’émergence des pays arabes. Faut-il avant tout la démocratie, comme ce fut la revendication des » printemps arabes », afin que les dirigeants soient l’émanation réelle de leurs peuples et de leurs aspirations et qu’ils aient ainsi la force de résister aux ingérences étrangères, ou bien faut-il être d’abord nationaliste, libérer la nation de la domination étrangère, celle-ci étant la principale source des entraves à la démocratie nationale, à travers les différents canaux de l’ingérence, de la plus soft (culturelle, économique), à la plus brutale, celle de l’intervention armée. On retrouve, actuellement le même débat en Afrique.
Ces deux thèses sont toujours en présence, en discussions, en confrontations. La question reste, en fait, ouverte en permanence. Elle n’est pas théorique. Elle est pratique. Elle dépendra probablement des opportunités historiques. Ici une révolution nationaliste, par en haut, comme actuellement en Afrique, avec comme objectif la libération de la tutelle étrangère et des rapports néocoloniaux, ici une révolution démocratique, par en bas, comme les tentatives des « printemps arabes », les deux pouvant, à un moment, se rejoindre.
Mais ce qui se passe aujourd’hui, dans la remise en cause du vieil ordre international, avec les BRICS sur le plan économique, la Chine et la Russie sur les plans politique, diplomatique et militaire, semble donner bien plus d’opportunités historiques, sous des angles divers, à cette question, en chantier depuis le siècle précédent, de l’émergence d’une souveraineté et d’une égalité réelles des nations.
Au final, cette question de « la trahison » dans les rangs arabes se révèle comme bien plus complexe qu’elle n’apparait au début. Le sentiment de trahison est la vision subjective d’une question, en fait, objective, celle de la libération du monde arabe de la domination étrangère, une domination d’ailleurs de plus en plus sophistiquée, de plus en plus voilée, car de plus en plus en recul. Elle débouche sur deux visions, sur deux voies, l’une « occidentaliste » à travers les accords chancelants d’Abraham, et le maintien de l’influence et de la domination des États Unis et d’Israël dans la région, l’autre de libération de la Palestine Et si la question palestinienne est si vitale, comme la ressentent les peuples arabes, c’est qu’elle concentre toutes les contradictions du monde arabe comme elle réclame leur solution. Elle appelle sans cesse à l’unité du monde arabe tout en en montrant les failles et les contradictions. La Palestine est le moteur historique du monde arabe. De fait, au-dessus des États et des gouvernements arabes, c’est elle qui « fait bouger » le monde arabe, qui l’interroge, qui le remet en question, qui ravive sans cesse son énergie nationale.
La solution « occidentaliste » de la question palestinienne, comme elle a été conduite par les États Unis jusqu’à présent et depuis des décennies, s’est avérée être une impasse historique. L’argument « de la normalisation » des relations avec Israël, le contrat passé des « accords d’Abraham », ont pris toute leur signification réelle, dans le martyr du peuple palestinien, dans la tentative actuelle « d’une solution finale », celle du nettoyage ethnique, celle de régler la question palestinienne en la supprimant.
L’héroïsme obstiné, le combat inlassable de la Palestine pour son existence forcent l’admiration du monde entier. Le monde entier reconnait la Palestine. Il reste aux dirigeants des Etats-Unis, et plus generalement occidentaux, à la reconnaitre à leur tour, sans autre échappatoire. Cela fait 75 ans qu’aucune répression n’a pu entamer la résistance du peuple palestinien. Et elle ne pourra jamais y parvenir. Ne serait-il pas temps, pour eux, de le comprendre ?
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1- https://fr.timesofisrael.com/le-maroc-a-aide-israel-a-gagner-la-guerre…
2- https://www.facebook.com/watch/?v=2308459212811646
https://www.jeuneafrique.com/130354/archives-thematique/il-faut-faire-…
3- http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5326393
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5326559
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir