Le texte qui suit constitue la préface et le chapitre introductif du livre de Jaime Semprun intitulé Précis de récupération, illustré de nombreux exemples tirés de l’histoire récente, paru aux éditions Champ libre en janvier 1976.
« Mais ce qui est excellent non seulement ne peut échapper au destin d’être ainsi dévitalisé et déspiritualisé, d’être dépouillé et de voir sa peau portée par un savoir sans vie et plein de vanité ; il doit encore reconnaître dans ce destin même la puissance que ce qui est excellent exerce sur les âmes, sinon sur les esprits ; il faut y reconnaître le perfectionnement vers l’universalité, et la déterminabilité de la forme, en quoi consiste son excellence, et qui rend seulement possible l’utilisation de cette universalité d’une façon superficielle. »
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (préface).
S’il est une lecture plus propre à persuader de l’inéluctable effondrement de cette société que celle des très nombreux ouvrages en exposant les diverses tares, c’est bien celle de ceux, plus nombreux encore, qui s’avisent d’y proposer quelque remède. Ma supériorité évidente, dont le lecteur appréciera bien vite tous les avantages, est de ne présenter aucune solution : j’attaque le problème, en la personne de ceux qui s’efforcent désespérément d’en maquiller l’énoncé. Comme au couteau : de bas en haut, des tâcherons de l’extrémisme confusionnel à la relève de la pensée d’État. Et qu’on ne me parle pas d’amalgame, on me fera plaisir : l’aspect le plus ingrat de ma tâche fut certainement bien au contraire d’établir les distinctions nécessaires dans ce magma informe, où les nuances de pensée sont si difficiles à cerner que personne jusqu’à ce jour, parmi les mieux intentionnés des exégètes, n’a jamais pu établir ce qui différenciait, rapprochait ou opposait « l’économie libidinale » de l’un et les « machines désirantes » des autres, par exemple ; ou encore les multiples idéologies autogestionnistes en circulation. Il est vrai qu’il suffisait, encore une fois, de ne pas croire sur parole ce que les idéologues disent de leurs marchandises. Une bonne appréciation de leurs productions (creusez le mot appréciation) est préférable à ces productions elles-mêmes. Naturellement !
Ceci est donc un ouvrage de circonstances, et même de circonstances aggravantes. Il est appelé à être oublié très vite, avec la notable quantité de littérature d’importance très transitoire dont il traite. C’est dire qu’il vient à son heure, alors que tous ces gens qui n’ont que subversion et « projet révolutionnaire » à la bouche n’ont strictement rien trouvé à dire, ils ont pourtant la plume facile, sur la réalité subversive que le prolétariat portugais a installée en Europe ; c’est-à-dire sur la première révolution sociale depuis leur entrée en fonction. Ils attendent sans doute pour la ramener que cela soit un peu refroidi, et il y faut, c’est un fait, des forces plus considérables que les leurs. Car on a beau connaître leur petitesse, on ne peut croire que leur mutisme soit seulement dû au dépit de voir qu’aucune assemblée révolutionnaire de travailleurs portugais n’a jamais éprouvé le besoin de discuter leurs thèses, ni rien qui y ressemble.
Il s’agit donc d’exécuter dans le détail la sentence que la révolution portugaise prononce massivement contre toutes les falsifications débiles de la réalité révolutionnaire autour desquelles s’organise le battage spectaculaire. Quand je dis dans le détail, que le lecteur ne s’effraie pas : je ne vais certes pas m’attacher à disséquer le moindre borborygme provincial, prendre en considération ce qui se crachote et ronéote d’Angers à Grenoble, en passant par Toulouse. (Certains ont accédé à l’imprimerie, mais leur prose n’en a pas été rendue plus lisible : ce n’était donc pas une question de typographie.) N’est pas récupérateur qui veut : encore faut-il trouver de l’emploi, et présenter pour cela un minimum de talent utilisable. Et d’ailleurs toute la piétaille des théoriciens ou anti-théoriciens méconnus qui font antichambre dans le purisme mécontent n’opérerait certainement pas différemment ni mieux que ceux qui tiennent actuellement le marché de la récupération, puisqu’elle ne serait engagée que pour falsifier les mêmes problèmes, qui sont de plus en plus malaisément falsifiables, comme on verra.
De même je laisse de côté la récupération diffuse : il y a peu à dire sur la modernisation superficielle de tous les agents du spectacle, des hommes d’État aux soutiers de la culture et de l’information, et ce qu’il y a à en dire d’intéressant apparaît mieux dans l’expression plus concentrée de la récupération de pointe.
Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre. On verra qu’il en est incapable : tout ce qu’il peut présenter de cohérent, c’est moi qui ai dû le lui apporter. Sous ma plume, la pensée des récupérateurs atteint une consistance que n’ont jamais eu leurs gribouillis hâtifs et désordonnés. Mais quand on est tellement au-dessus de son adversaire, il faut bien commencer par l’élever un peu pour pouvoir le frapper. Aucun récupérateur en particulier, parmi tous ceux traités ici selon leurs ignominies respectives, ne mérite que l’on se penche spécialement sur les idées qu’il affiche ; et même en bloc leurs grisailles se confondent sans s’augmenter. Car en fait de pensée ils n’ont plutôt que des arrière-pensées, des pensées d’arrière-boutique ; et ce qu’ils cachent éclaire seul ce qu’ils montrent. Je ne critiquerai pas leurs œuvres. Outre que cela impliquerait de lire sérieusement et avec méthode l’ensemble de cette immense littérature, ce dont je n’ai aucunement l’intention, ce serait à peu près comme d’expliquer la fonction de l’automobile dans cette société par la forme des poignées de portières, et la variation saisonnière de leur design. Allons donc directement au fonds commun de toute cette vase : ce qu’ils servent, et comment ils le servent. La couleur de la livrée renseigne sur le maître, et non sur le valet.
La récupération en France depuis 1968
« … mêler et réchauffer ensemble les restes d’un autre festin pour en former un petit ragoût… »
Goethe, Faust.
La récupération vient de loin, pour aboutir, après quelques grandes écoles classiques, au maniérisme des petits maîtres qui se partagent maintenant de cet ancien empire les décombres principaux. Les récupérateurs, qui ne traitent que ce que la critique révolutionnaire leur abandonne, n’ont pas toujours été comme aujourd’hui réduits à la portion congrue. Le désarmement théorique qui a suivi l’écrasement pratique du premier assaut prolétarien a fait la prospérité, à côté du stalinisme, de tous les managers de la culture spectaculaire : la pensée soumise a pu alors mélanger à l’éclectisme de son commentaire apologétique toutes sortes de fragments critiques de la période précédente, parce que la possibilité de leur emploi pratique, et donc de leur intelligence unitaire, avait été à peu près totalement éliminée. Et ce qui redevenait possible, pour ouvrir une nouvelle époque des luttes de classes, elle le dissimulait sous son bavardage. Voyez ce Sartre à l’imbécillité encyclopédique, ne craignant pas de pérorer sur Baudelaire et la dialectique, le surréalisme et la théorie de Marx.
C’est à travers l’expérience de cet âge d’or de la récupération, et de ce qu’il imposait comme mesures d’auto-défense, que la théorie révolutionnaire moderne est parvenue à la complète connaissance d’elle-même, à la redécouverte de son passé comme à la conscience de ce qu’elle devait être. Non seulement parce qu’en s’appuyant sur les points les plus faibles des anciennes pensées subversives la récupération en découvrait du même coup, dans ce qu’elle censurait, la part encore vivante et riche de développements possibles, mais surtout parce que pour se formuler et se communiquer dans ces nouvelles conditions de falsification généralisée, et même pour commencer d’exister, la théorie révolutionnaire a dû d’emblée être plus conséquemment anti-idéologique que jamais dans le passé. De même qu’elle n’est pas une nouveauté intellectuelle, elle n’est pas un au-delà du marxisme, à la manière des innombrables « dépassements » lancés périodiquement sur le marché par tous les nains de la pensée, mais bien plutôt l’intelligence des conditions pratiques nécessaires pour commencer à l’utiliser. Jusqu’ici le marxisme a servi à peu près à tout le monde, sauf aux prolétaires eux-mêmes (et c’est d’ailleurs ce travail de le rendre ainsi inutilisable que l’on appelle communément le marxisme). La théorie qui envisage sa formulation et sa communication comme une seule tâche historique de donner à la vie réelle prolétarisée son langage critique autonome lui ramène en même temps les idées révolutionnaires qui avaient été conservées séparément comme idéologie avant d’être récupérées dans l’émiettement culturel dominant.
L’Internationale Situationniste a ouvert une nouvelle époque en sachant achever l’ancienne : les idées sont redevenues dangereuses. Le moment situationniste, dans la guerre de classes qui recommence aujourd’hui partout, est celui où le prolétariat apprend à nommer sa misère modernisée, y découvre l’immensité de sa tâche, et, d’un même mouvement, renoue avec son histoire perdue ; c’est sa première victoire, l’effondrement de l’unité sociale factice que proclamait le spectacle. Mais déjà avant que s’achève ce moment, et alors que son onde de choc continue à se diffuser dans toute la vie sociale, l’I.S. a dû tirer pour elle-même toutes les conséquences de sa réussite, dont elle éprouvait pratiquement les effets dans son inefficacité de la dernière période. C’est en sachant dire toutes les raisons de cette inefficacité, et pourquoi elle était désormais inutile, que l’I.S. a véritablement commencé la nouvelle époque.
Au moment où le spectacle pouvait et devait reconnaître l’I.S., comme extrémisme récupéré et représentation politico-culturelle du mouvement réel, celle-ci lui a joué ce dernier mauvais tour de disparaître. Il fallut bien en conséquence se rabattre de la proie sur l’ombre : tous les ramasse-miettes ont trouvé de l’embauche. Et tandis que la théorie situationniste rencontre ceux qui en ont l’usage et en découvrent maintenant le besoin, les prolétaires qui se réapproprient, vérifient et critiquent cette première formulation de leurs nécessités révolutionnaires modernes en la corrigeant à l’épreuve des faits, ce qu’il en reste au niveau de la culture est géré par les récupérateurs comme pensée spectaculaire de la fin du monde du spectacle.
La gravité de l’actuelle crise sociale apparaît dans le spectacle lui-même en ceci que la grandiloquence désarmée, dans laquelle est si souvent tombé l’ancien mouvement révolutionnaire, avec les discours niaisement moralisants sur les améliorations à apporter à cette société, est aujourd’hui essentiellement le fait du pouvoir et de ses agents. De toutes les grèves par lesquelles les prolétaires commencent à ruiner ce monde, la plus lourde de menaces est encore celle de la phraséologie inutile, qui manifeste déjà leur conscience anti-idéologique ; « car c’est la force qui crée les noms, et non les noms qui créent la force » (Machiavel).
La pensée soumise de la période précédente, pontifiant impunément sur tout, ne faisait autorité que parce qu’elle sévissait sous la garantie d’une autorité autrement effective, celle d’une société qui avait passagèrement réussi à réduire au silence ses ennemis, et à organiser le spectacle omniprésent de cette victoire, le refoulement de la mémoire historique. Nos récupérateurs d’aujourd’hui ne sont pas en si bonne posture ; mais ce n’est pourtant qu’à la déroute des faux souvenirs reconstitués qu’ils doivent leur embauche, après l’éphémère triomphalisme anti-historique du structuralisme. Certes pour la reconduction du questionnement académique, c’est la matière qui manque le moins, au moment où la survie tout entière est devenue problématique. Mais la falsification confusionniste doit maintenant opérer à chaud, aux prises avec son démenti pratique en marche. Et lorsque les faits commencent à parler d’eux-mêmes, c’est désormais l’explication spectaculaire qui arrive trop tard.
On aura compris qu’il ne s’agit pas ici de s’émouvoir de l’indigence intellectuelle de ce qui fait profession de penser, mais de constater froidement combien elle a été raffinée, sophistiquée par l’histoire récente, c’est-à-dire par les luttes qui la font. Le moindre professeur, aussitôt suivi en bloc par tous ses étudiants, ne se tient plus quitte à moins d’une critique radicale du savoir, dernière question de cours au programme de la néo-université. Les premiers universitaires modernistes, en falsifiant l’histoire de la culture, ont constitué une culture factice, code corporatiste dont les tics font office de certificats pour les lettrés de l’analphabétisme moderne. Mais ce qui s’est perdu en même temps, avec le passage à l’ère industrielle, c’est le savoir-faire des artisans, la technique de la falsification elle-même, qui par exemple nécessite un minimum d’information sérieuse. Et lorsque la pensée séparée épuisée cherche à s’en tirer par la fuite en avant dans la décomposition informelle, elle ne réussit pas mieux à conjurer la réalité qu’au Portugal ce ridicule fier-à-bras de Carvalho, sur l’extrémisme duquel s’extasiait la presse mondiale, et dont le conseillisme fantastique n’aura duré qu’un seul été.
La vertigineuse baisse de qualité des produits culturels, atteignant maintenant une liquéfaction joyeusement proclamée comme summum de la pensée, exprime simplement ce fait que le secteur chargé de produire des justifications à cette société injustifiable, y compris désormais selon ses propres critères affirmés, en a suivi la pente catastrophique jusqu’au point de ne même plus parvenir maintenant à se justifier lui-même. Psychiatres faisant l’apologie de la folie, médecins mettant en doute toute thérapeutique, économistes pourfendant les rapports marchands, journalistes vitupérant l’information, savants découvrant qu’ils sont au service du pouvoir, professeurs proclamant l’inanité de tout enseignement, dirigeants syndicaux n’ayant à la bouche que l’autogestion, ils sont tous sur le modèle de cet invraisemblable curé maoïste du nom de Cardonnel qui nie froidement mais théologiquement l’existence de Dieu : leurs spécialités s’effondrent, ils l’avouent carrément, mais dans leur modestie ils prétendent encore faire de cette ruine la matière d’une nouvelle spécialité. Avant il fallait leur faire confiance parce qu’ils en savaient plus, maintenant il faudrait leur faire confiance parce qu’ils ont rabattu leurs prétentions et qu’ils nous proposent démocratiquement de « chercher ensemble », comme ils disent, c’est-à-dire sous leur conduite de spécialistes de l’ignorance, une nouvelle médecine, une nouvelle économie, une nouvelle information, etc.
Tous ces débris sont à la pensée séparée, dans la mise en scène de la faillite du système ; ce qu’est à l’urbanisme cette récente trouvaille des constructeurs du décor approprié au dernier état du capitalisme américain, qui édifient maintenant des supermarchés présentant toutes les apparences de décombres : « Des murs déchiquetés comme par une explosion, un pan de façade effondré d’où croule une cascade de gravats » (L’Express du 1er au 7 septembre 1975.) Et il ne s’agit pas, comme croit pouvoir l’écrire le journaliste, du « mirage d’une architecture qui se détruit d’elle-même », par l’organisation duquel le capitalisme pourrait encore « s’enrichir en simulant sa propre faillite », puisqu’il est notoire que cette faillite est bien réelle et que l’architecture de l’aliénation se détruit très réellement d’elle-même, comme le montre la décadence des villes américaines, avant même d’être rasée par les prolétaires. S’il y a un mirage quelque part, c’est dans la perspective d’exorciser la catastrophe réelle par de tels moyens. L’aristocratie française du XVIIIe siècle aimait aussi les ruines factices : voilà qui n’a pas empêché ses châteaux de brûler.
Cette société qui mourait dans l’habitude de sa survie ne semble plus aujourd’hui se survivre que par l’habitude de son agonie. Le délabrement du monde de la marchandise est familier, il n’est pas encore connu : au sens le plus large, la récupération est l’organisation de cette familiarité et de cette méconnaissance.
La force anti-historique que les récupérateurs n’ont plus, parce que l’organisation sociale qui les emploie l’a perdue, ils essayent grossièrement de la compenser dans un style de foire en proclamant périmé tout ce qui s’est pensé avant eux : en ce qui concerne les vieilleries culturelles de l’époque précédente c’est difficilement contestable, mais il se trouve que ce n’est pas à eux qu’on le doit, toujours si tolérants avec leurs collègues. Et leur battage autour des vertus du recommencement perpétuel ne vise qu’à leur éviter de se situer par rapport à la pensée révolutionnaire de l’histoire, celle de Marx ou celle de l’I.S., qu’ils se savent bien incapables de critiquer, mais dont ils voudraient simplement être débarrassés. À vrai dire ce monde n’a pas tellement changé depuis Marx : par exemple les idées dominantes sont bien toujours les idées de la classe dominante, et que puissent y avoir une place des bavardages aussi irréels que la philosophie à la Lyotard ou l’économie à la Attali indique seulement que cette classe dominante, qui doit réorganiser sa domination au plus vite, et ne sait comment le faire, joue maintenant à l’aveuglette sur tous les tableaux du futurisme idéologique, avec la même incapacité à choisir que dans tous les aspects de sa gestion de la société.
Quant à la mesure dans laquelle ce monde a changé depuis Marx, est devenu plus profondément ce qu’il était déjà, c’est précisément ce dont a su rendre compte la théorie critique du spectacle ; et les récupérateurs, qui bon gré mal gré sont sur son terrain, pour la neutraliser, lui accordent d’ailleurs bien volontiers d’être marxiste. À leurs yeux, c’est même son principal défaut, la regrettable attache au passé qui l’a empêchée d’être aussi moderne qu’elle aurait pu l’être, avec un peu plus d’audace ; le genre d’audace dont l’éhonté Lyotard formule excellemment le programme : « Nous n’avons pas à quitter la place où nous sommes, à avoir honte de parler dans une université “payée par l’État”… » Et il est bien vrai que pour toute une génération d’intellectuels salariés, le marxisme pétrifié n’a jamais été que la forme de leur mauvaise conscience, qu’incarnait le P.C.F. pour les pires ou un groupuscule comme « Socialisme ou Barbarie » pour de plus honnêtes. Maintenant ils veulent jouir de leur « place », sans honte ; mais comme leur place est honteuse, leur jouissance est simulée, et les pauvres raisons qu’ils se donnent grossièrement publicitaires. Car la vertigineuse nouveauté dont ils font sans cesse l’article, qui doit démoder Marx et la dialectique, la théorie, l’histoire, et le prolétariat en prime, on n’en voit bien sûr jamais la couleur : ils sont comme toutes les marchandises modernes dont ils veulent jouir « sans honte », ils font plus de bruit que d’usage.
Certes tous les récupérateurs ne sont pas aussi avancés que Lyotard dans l’approbation décomposée. Mais même si leur surenchère à la démission est moins avouée, il est comique de voir que leur mépris du temps historique glorieusement affiché leur interdit, quand il y a lieu, l’usage spectaculaire de ce qu’ils ont pu faire eux-mêmes de quelque peu novateur ou sérieux, et qui est pourtant précisément ce qui les a qualifiés comme récupérateurs. S’étant ralliés inconditionnellement à la falsification dominante de l’histoire des idées, ils ne peuvent même plus maintenir la vérité sur l’histoire de leurs idées, à eux. Ainsi Castoriadis doit-il se préfacer lui-même longuement pour expliquer que les textes qu’il exhume sont bien dépassés par ses plus récentes découvertes ; il n’a pas grand mal à persuader le lecteur de l’inintérêt présent de son ancien ultra-gauchisme, mais pour ce qui est de ses recherches ultérieures il en a plus pour les singulariser par rapport aux vulgarités à la mode, singularité qu’il proclame selon la technique du diktat publicitaire du genre « Ober-Pils Pression : la bière pression en bouteille ». C’est aussi Lefort s’esbaudissant bruyamment devant l’écho affadi de thèses qu’il soutenait avec plus de fermeté dans des temps plus difficiles, et faisant mine de découvrir dans les inconsistantes velléités d’un quelconque 22 Mars ce qu’il avait su avant, et mieux. Ou encore « Ratgeb » (ex-Vaneigem), qui lui ne range pas au musée l’histoire et la révolution, il en cause d’abondance, mais simplement toute analyse critique à ce sujet, bien gêné pour dire quoi que ce soit de l’I.S. et de ce qu’il y a fait. On ne s’étonnera donc pas que la pratique du pseudonyme fasse rage chez ces pseudo-pionniers, marchandises avariées qui veulent faire illusion en changeant d’étiquettes. Quant à Castoriadis, après la longue galerie de ses pseudonymes, c’est en revenant enfin à son patronyme qu’il pense accéder à la nouveauté.
Le récupérateur traite la seule matière première que cette société n’épuise pas mais accumule toujours plus massivement : l’insatisfaction devant ses résultats désastreux. Mais n’étant lui-même qu’un fragment dérisoire de ces résultats désastreux, il la traite de manière insatisfaisante. Son public est donc très exactement composé par ceux qui peuvent faire semblant de se satisfaire de ses fausses audaces, comme ils font semblant d’être satisfaits par toutes les marchandises qu’ils consomment : les cadres, qui veulent aujourd’hui, comme n’importe quel Lyotard, posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus. Et leur bonheur est aussi faux que leur refus, et aussi mal simulé. Mais si le récupérateur pense pour les cadres, il n’est lui-même qu’un cadre qui pense : c’est tout dire.
Ainsi, comme ces cadres petitement privilégiés qui, entre autres malheurs, roulent tous les soirs dans les mêmes embouteillages pour sortir de Paris, mais font mine de croire qu’ils supportent cela pour retrouver quelque chose qui ressemble à une tranquille solitude agreste, les récupérateurs sont aussi peu convaincants que convaincus dans leurs bruyantes prétentions à l’originalité. Se retrouvant tous dans la même cohue inflationniste où les remises en question radicales et audacieuses poussent par douzaines en une nuit comme des champignons, chacun feint de croire qu’il s’aventure en solitaire dans ses héroïques investigations, et d’ignorer que n’importe lequel de ses collègues utilise la même technique du questionnement échevelé, toujours très intrépide pour bouleverser le passé et l’avenir, et tout à fait muet sur sa morne soumission présente. Mais la réelle saturation du marché leur fait connaître mieux qu’à quiconque leur véritable condition de besogneux gratte-papiers : leurs ouvrages ne s’achètent pas.
Ficelles usées du questionnement et grossissement arbitraire des détails en guise de nouveautés, chacun se doit d’avoir son truc comme image de marque, selon la même logique marchande qui a dans l’art commencé par valoriser les peintres à la facture aisément identifiable pour les imbéciles qui se piquent d’être connaisseurs – Modigliani ou Utrillo –, pour qu’ensuite la production picturale elle-même s’aligne sur ces techniques de vente et sur ce public – Buffet ou Mathieu, et la suite. Ainsi, comme il faut tout de même prendre la nouveauté là où elle se trouve, la récupération procède en isolant un aspect de la critique révolutionnaire, propre à être figé en nouveau système d’analyse (Lefèbvre lança la technique avec la critique de l’urbanisme) ; mais même comme fragment coupé de sa relation dialectique à la totalité le récupérateur ne sait pas utiliser ce qu’il récupère : ces gens pour qui tout objet doit servir à des exercices de style public aboutissent bien sûr par cette activité formelle à un contenu inversé ; tandis que de son côté ce contenu inversé impose à la forme le cachet de la trivialité.
Sur le marché de la récupération aussi chaque marchandise lutte pour elle-même, proclame l’insuffisance de toutes les autres, et c’est ce en quoi elle peut même énoncer quelques vérités, comme la publicité d’une marchandise le fait fréquemment sur ses rivales. Mille récupérations de détail s’affrontent ainsi dans une mêlée comique. L’un a l’imaginaire, l’autre le libidinal, chacun a son dada. Et si ce n’est pas la « société théâtrale » qui nous domine, ce doit donc être le « discours du pouvoir », à moins que ce soit le fardeau de la pensée grecque, qu’ont roulé jusqu’à nous Hegel et Marx. D’une manière ou d’une autre, tout ce beau monde s’insurge avec prolixité contre la « tyrannie du discours », et dénonce l’autoritarisme sous-jacent à toute activité intellectuelle (jusqu’à Ratgeb qui déclare périmée l’analyse théorique). Mais les bonimenteurs de l’impensable sont tout simplement illisibles.
Dans cette inflation liquidatrice se taillent évidemment la part du pion (« Un pion pourrait se faire un bagage littéraire en disant le contraire de ce qu’ont dit les poètes de ce siècle ») ceux qui, moins soucieux de sauver les apparences, prouvent froidement la supériorité de leur camelote par le fait qu’elle n’a rien à voir avec une pensée rationnelle. Et sur ce fumier de l’inconscience glorifiée, tous les néo-curés la ramènent, d’Illich au gluant Clavel, en passant par cette espèce de 22 Mars de la religion qui évangélise informellement à partir d’un cloaque nommé Taizé.
Pour descendre un étage en dessous dans le carriérisme à la petite semaine, il faut noter la reprise de diverses techniques mises au point par la critique révolutionnaire, utilisées ici comme procédés sans contenus, comme maniérismes à la mode : le détournement, pour exploiter encore un peu le vieux filon littéraire, tel que peut le pratiquer jusqu’à une raclure maoïste comme Sollers ; l’insipide vulgarisation de la vieille blague du « comics subversif » ; le film sous-titré à la Viénet (sous-titrer n’est pas détourner) ; ou encore la mise en scène feuilletonesque de certaines attitudes non-conformistes dans la production littéraire de série, de Manchette à Guégan.
C’est que la concurrence est rude pour se tailler une place sur le marché de la récupération. Tout le monde n’a pas un passé à négocier, et de toute façon cela s’use vite en ces temps d’inflation que relance encore l’afflux toujours renouvelé d’apprentis-récupérateurs, attirés par le peu de qualification nécessaire. Cette nouvelle génération dont nous voyons les lamentables commencements entre dans la carrière lorsque ses aînés y sont encore, mais comme on a vu, cela ne constitue pas un obstacle bien consistant ; et la surenchère à l’extrémisme ne nécessite pas de grands moyens intellectuels. Ainsi n’importe quel blanc-bec, qui n’a jamais été nulle part, affirmera nettement qu’il en est bien revenu : les grandes illusions révolutionnaires, c’était bon du temps de son enthousiaste jeunesse, vers 1969. Maintenant il voit plus loin. C’est-à-dire qu’il veut rentabiliser au plus vite le petit capital politico-culturel qu’il s’est constitué pendant cette glorieuse jeunesse, et que la dévaluation menace fort ; il considère déjà comme un exploit suffisant d’être resté campé fièrement depuis pas mal d’années dans sa pose révolutionnariste, d’avoir pauvrement vivoté à l’écart des places dont il pense qu’on brûle de le pourvoir, dans l’édition ou ailleurs. L’heure de la récompense a sonné : en bref il veut réussir, et vite. Mais comme tant d’autres ont consommé du regard les mêmes livres que lui, et en font le même usage, il faut qu’il se distingue : c’est ce dont il est bien incapable. Il ralliera donc un des truquages à la mode, à moins qu’il ne se rabatte sur un purisme marxologique propre à le faire accéder – Rubel se fatigue –, avec un peu de vernis d’érudition, à quelque tâche subalterne dans l’édition. Et si ce n’est pas du bordiguisme qu’il vous faut, vous aurez de l’École de Francfort.
Plus que partout ailleurs, c’est parmi cette nouvelle vague de récupérateurs qu’on parlera avec indignation de la récupération, avec la rancœur d’un public d’avant-première qui voit généralisée partout la vogue spectaculaire dont il a été le pionnier. Que la récupération confusionniste soit le produit d’un mouvement réel, lui-même encore confus, et que ce soit du devenir de ce mouvement et de l’issue de ses luttes que dépende en dernier recours le sens de mots partout galvaudés, voilà ce que ces gens sont plus incapables de comprendre que n’importe quel bureaucrate syndical, eux qui n’ont jamais d’aucune manière connu la réalité de ce mouvement, mais ont seulement spéculé aveuglément sur sa réussite sans problèmes ; soit comme réussite instantanée d’une révolution totale qui viendrait les sauver de leur médiocrité, soit même comme réussite dans le cadre de la société existante, sous la forme d’un rôle prestigieux suscitant indéfiniment l’admiration étonnée du quidam, et en prime quelques subsides pour se perpétuer.
Leur enthousiasme théoricien commence généralement par cette évidence que l’I.S. a été de son temps, qui est passé, et atteint son paroxysme avec la découverte qu’eux-mêmes doivent donc être meilleurs, c’est historiquement garanti, puisqu’ils viennent après, qu’ils ont cette grande et unique qualité. Pour faire connaître cette bonne nouvelle, comme ils sont le plus souvent incapables d’écrire le livre dont ils rêvent, ils profiteront d’une préface à un auteur quelconque, prétexte à passer en contrebande leurs petites analyses. Faute d’être auteurs à part entière, ils trouvent facilement de l’emploi dans l’emballage érudit, non qu’ils soient érudits, mais les éditeurs, qui veulent maintenant tous profiter du nouveau marché du livre révolutionnaire, sont en général si ignorants en ces matières qu’ils doivent bien s’en remettre à ceux qui proposent leurs services. Mais que peuvent dire du passé, sans même parler du présent, des gens sans avenir ? Cependant ils ne s’intéressent pas vraiment à ce passé, tout juste comme occasion pour placer leurs marottes de sectaires sans sectes, et, juchés sur des cadavres, régler sur le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique quelques questions en suspens : ils doivent au moins donner leur avis sur l’histoire des luttes de classes des origines à nos jours, les moyens et les buts de la révolution communiste, et la véritable nature du capitalisme moderne. S’ils parlent de ce qu’ils préfacent, c’est pour le déprécier : voilà leur manière de dire qu’ils font un travail de larbin, mais qu’ils valent mieux. Le sommet étant atteint par l’ahurissant Guégan, du temps où il s’essayait encore à la théorie, qui concluait d’absurdes « thèses » infligées au lecteur de Darien par trois lignes d’indications biographiques sur celui-ci, superbement précédées d’un « car enfin c’est de lui dont il est question ».
La petite science dont font montre ces néophytes est assurément très défraîchie, mais il faut leur accorder que ce qu’ils cachent n’est guère plus original, la forme s’accordant ainsi parfaitement au contenu. L’existence n’est en effet pas nouvelle d’une sous-intelligentzia employée aux postes subalternes de la manutention et de la distribution de valeurs culturelles produites par d’autres. Mais aujourd’hui la désertion de la création et de la pensée libre, qui trouvent à s’employer plus pleinement contre cette société et sa culture, et l’énorme création d’emplois pour gérer ce vide et le dissimuler, font que cette piétaille à l’arrogance ignare se trouve en mesure d’assurer la relève dans le management de toutes les anciennes spécialisations en ruine. Et les plus hardis pensent arriver encore plus vite en empruntant le raccourci que constitue cette spécialisation moderne de représenter la pensée critique. En l’absence de tout critère de valeur, il leur suffit pour se distinguer de mettre du nouveau sur le marché. Mais pour cela tout leur manque, à eux qui ont été instruits et formés selon les normes de l’approbation et du conformisme.
Dans les sept dernières années on a développé parmi les récupérateurs plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le vieux monde, si ces idées pouvaient seulement se constituer en idéologie d’un aménagement quelconque ; mais pour cela encore faudrait-il faire l’idéologie du mouvement révolutionnaire réel, savoir lui formuler de fausses perspectives et des buts partiels qui lui dissimulent la totalité de son sens et de son projet. Nos récupérateurs en sont bien incapables : ils savent seulement affirmer l’impossibilité et l’inutilité de la révolution sociale, que les masses malencontreusement assez abusées pour la désirer feraient mieux de remplacer sans tarder par l’adhésion à leurs débiles gimmicks (ce répugnant peine-à-jouir de Lyotard ne va-t-il pas jusqu’à écrire que « la supplique insensée des masses » n’est pas « Vive la Sociale », mais « Vive la libidinale ! »). Quant à soutenir (au sens du supporter) comme Ratgeb la possibilité immédiate de la révolution, et sous la grotesque apparence de gymkhana autogestionniste qu’il lui prête, cela revient exactement à la même irréalité.
C’est en fait qu’il ne s’agit aucunement d’un processus d’aliénation idéologique, lié organiquement au développement de la lutte révolutionnaire, comme sa fausse conscience, mais de velléités d’idéologie qui rejoignent directement l’émiettement des valeurs dans le spectacle, parce que ceux qui en sont porteurs y trouvent de l’emploi sans avoir à suspendre leurs carrières d’idéologues à un changement quelconque des conditions existantes. Pour qu’existent des idées révolutionnaires, il faut qu’existe une classe révolutionnaire. Mais la classe révolutionnaire moderne, le prolétariat, n’a pas d’idées révolutionnaires qui soient à lui en dehors de la conscience de son action : tant qu’il ne les ramène pas à lui par la reprise de sa lutte, elles mènent leur existence indépendante dans la sphère de la culture ; c’est-à-dire prises en charge, ou plutôt exploitées comme le prolétariat lui-même, par les intellectuels spécialisés. Et la condition faite dans une société à ces intellectuels détermine leur emploi des idées révolutionnaires, et leurs illusions sur cet emploi. Dans des conditions historiques différentes, cela donne le bolchevisme ou les récupérateurs dans la culture spectaculaire : disons que c’est affaire de débouchés. Aujourd’hui ces salariés de la culture qui en d’autres temps auraient été sociaux-démocrates ou bolcheviks n’ont plus besoin d’illusions révolutionnaires, et ainsi les plus cyniques en arrivent tout naturellement à proclamer que le besoin révolutionnaire n’est qu’une illusion.
Plus encore que pour les débris du vieil ultra-gauchisme remis en piste par le retour visible de la révolution sociale en mai 1968, alors qu’ils vieillissaient docilement dans l’Université ou la psychanalyse, la veule soumission aux misérables conditions d’emploi qui leur sont offertes de ces intellectuels peu qualifiés que produit en masse le système actuel d’éducation s’explique par l’absence d’un employeur qui satisfasse mieux et en même temps leurs aspirations corporatistes et leurs illusions extrémistes : c’est-à-dire un parti hiérarchique dont ils géreraient l’idéologie révolutionnaire. Ce qu’il reste de sectes gauchistes ne peut satisfaire que les plus bornés, qui souvent d’ailleurs après avoir jeté leur gourme dans la gesticulation activiste rejoignent sagement le P.C.F., lequel peut du moins leur offrir de participer dès maintenant à la gestion de cette société, dont il sous-traite déjà de nombreux secteurs dans la culture. Mais pour ceux qui, en matière d’illusions révolutionnaires, sont tout de même plus exigeants et modernes, et dont les prétentions sont moins réalistes, il ne leur aurait pas fallu moins qu’un situationnisme de masse à diriger pour être satisfaits. Et ils ne l’ont pas eu. Certains ont bien tenté de l’organiser par eux-mêmes, mâtiné de conseillisme pour la circonstance, mais ils se sont vite découragés. Les consommateurs de pointe des images révolutionnaires ont donc été au travail, et pour beaucoup d’entre eux c’est bien évidemment dans l’organisation et l’élargissement d’une telle consommation qu’ils se sont embauchés. Mais pour la production ils ont plus de problèmes, comme on a vu.
Tous les imbéciles pourfendeurs et défenseurs du marxisme, ergotant à n’en plus finir sur mille détails inintéressants, ne disent mot de la seule vérité critique sur la question, qui touche de bien trop près à leur propre fonction sociale : le mouvement ouvrier aliéné, et au plus haut point la social-démocratie allemande, avait reproduit et institué bureaucratiquement la division du travail existant à l’intérieur de la classe dominante, entre les idéologues qui élaborent l’illusion que cette classe se fait sur elle-même, et ceux qui en sont les membres actifs mais ne comprennent leur propre action qu’à travers ces idées et ces illusions. La récupération du marxisme, modèle de toute récupération à venir, n’a pas d’autre base que cet abandon aux savants de la tâche d’exprimer les positions prolétariennes, et donc de les exprimer scientifiquement, dans le langage dominant de la société ; les erreurs ou les faiblesses dans la théorie de Marx étant tout à fait secondaires en regard de cette séparation d’avec le milieu pratique où elles pouvaient être corrigées.
La récupération ne peut traiter avec une certaine efficacité que ce que la conservation idéologique a déjà refroidi. Dans un monde où le spectacle a réalisé la représentation artistique du vécu individuel et la représentation politique de la vie sociale dans un même monopole de l’explication unilatérale, la théorie révolutionnaire a dû apprendre à calculer chaque fois sa relation toujours mouvante aux forces négatives dont elle formule le programme, pour ne jamais en devenir la représentation-écran ; se maintenir en fusion dans le processus de sa rencontre avec la pratique à sa recherche, pour ne jamais servir de base à quelque autorité scientifique que ce soit. (À ce sens on peut bien dire avec Lautréamont que « dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour : telle est son excellence ».) C’est dire que cette théorie est produite par des individus déterminés, des individus qui se sont déterminés eux-mêmes en luttant pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et en admettant d’être absents là où ils sont absents. Et on voit donc bien où leur bât blesse toutes les bêtes de somme intellectuelles qui voudraient continuer à disserter sur leur misère, à s’entre-questionner sur les moyens d’en sortir, alors qu’il fallait tout simplement ne pas y entrer.
Ainsi la récupération n’est pas un problème intellectuel, qui pourrait être tranché par une redéfinition dogmatique des concepts critiques ; et encore moins littéraire, renvoyant à une exigence abstraite d’invention permanente dans le langage (cf. l’échec du surréalisme), mais une question éminemment pratique, qui n’est pas distincte de la tâche des révolutionnaires d’aujourd’hui d’organiser une communication prolétarienne autonome.
De tout ce qui précède, il faut conclure que le récupérateur moderne ne fait que s’agiter bruyamment à l’intérieur d’une contradiction insoluble : assurant la relève de cette pensée du spectacle entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire, il doit en même temps rendre compte de la faillite de ce système, et du mouvement historique qui le dissout. Ainsi ce qu’il récupère, il ne peut rien en dire : pourtant il ne peut parler d’autre chose. Et voilà pourquoi le récupérateur bégaye. De l’irrationalisme affiché de la néo-philosophie universitaire aux songeries de rationalisation impossible de la néo-économie écologique, c’est le même bruitage confusionniste sans conviction, qui n’assourdit que ceux qui le font. Ce qui n’a jamais été rationnel a simplement perdu les moyens de le paraître.
Le récupérateur formulant comme programme l’autogestion de l’aliénation, socialement (Attali, les penseurs P.S.-C.F.D.T., etc.) ou individuellement (Lyotard et tous les rabâcheurs du désir), ne fait qu’exprimer la nostalgie d’une intégration qui a déjà échoué : l’initiative des travailleurs faisant marcher le système contre ses propres règles, ou la poursuite du plaisir dans la consommation spectaculaire. C’est l’essence, devenue consciente d’elle-même, de la société actuelle et de l’homme de maintenant, le dernier argument que la société actuelle puisse opposer à sa transformation révolutionnaire, la fine fleur de toute théorie au sein de la bêtise régnante. Mais déjà que ce qui allait de soi, comme compromis quotidien avec ce qui existe, ait ainsi besoin d’être démontré et proposé comme but à atteindre, voilà qui en dit long sur la perte de contrôle des pouvoirs sur la vie réelle prolétarisée.
Le faux alarmisme des discours apocalyptiques tente de conjurer la catastrophe inconnue qui vient par l’image de la catastrophe connue (crise économique) ou totalement irréelle (cataclysme écologique) : le spectacle remâche ainsi la nostalgie de sa verte jeunesse totalitaire, dont tous ses médias plantent le décor. L’abondance marchande s’écroulant, il s’agit de modifier la composition organique de l’illusion : moins de matière, et plus d’idéologie. Ailleurs qu’au Portugal également « ce n’est plus le stalinisme qui se décompose, mais la société qui, en se décomposant, devient stalinienne ». Et ce peut être au besoin, comme « national-écologisme », un stalinisme sans staliniens. Mais tout cela n’est encore que rêve bureaucratique auquel tous les moyens manquent.
En règle générale on peut dire que pour un État, lorsque se dérobe la réalité du pouvoir, c’est jouer un jeu dangereux que de vouloir en retenir les apparences ; l’aspect extérieur de la vigueur peut quelquefois soutenir un corps débile, mais le plus souvent il achève de l’accabler. Les États modernes sont tout particulièrement enclins à tomber dans cette erreur, parce que le pouvoir des apparences a longtemps suffi à leur garantir la paix sociale. Absolument corrompus par leur expérience du mépris de la réalité, et de la réussite passagère de ce mépris, ils croient pouvoir éviter la corde en niant l’existence du chanvre.
Mais à propos de chanvre justement, on sait que les petits intermédiaires de la vente de drogue sont eux-mêmes la plupart du temps des intoxiqués, à la différence de ceux qui en tirent des profits plus substantiels. Il en est de même pour nos petits détaillants de la drogue spectaculaire : la déformation professionnelle frappe plus que tout autre le professionnel de la déformation (et voilà au passage pour la question académique de leurs illusions subjectives personnelles). Tandis qu’il existe sans doute parmi les spécialistes de la répression des gens assez lucides sur la gravité de l’actuelle crise sociale, les salariés de la culture et de l’information spectaculaire entretiennent plus que quiconque des illusions sur leur propre bluff et trouvent un motif de réconfort dans les images d’aménagement réformiste et de nouveauté euphorique qu’ils produisent eux-mêmes en série. Les habitudes de leur métier, encore accentuées par les effets d’un long monopole indiscuté, les ont rendus peu capables de mesurer le réel et le vrai. Ainsi les endormeurs se sont endormis eux-mêmes, comme ce cameraman qui au Chili filma jusqu’au bout le soldat qui le mettait en joue et lui tirait dessus, sans réaliser, comme on dit, que cette image pouvait avoir quelque conséquence extra-cinématographique sur sa propre vie.
L’activité des récupérateurs s’inscrit entièrement dans ce cadre de la poursuite mécanique du monologue spectaculaire : c’est le même mépris de la réalité, qui croit pouvoir parler de tout sans conséquences, parce qu’il a acquis son droit de parler dans l’organisation existante de la culture du fait de ne tirer aucune conséquence de ce qu’il dit. Des recettes pour les marmites du futur d’un Ratgeb à celles d’un Attali, il n’y a qu’une très faible variété d’esbroufe dans l’impuissance faussement enthousiaste : l’un tire des plans pour une révolution déjà présente dont il ne peut rien dire et qu’il ne sait même plus approuver, l’autre pour une contre-révolution d’anticipation qu’il ne sait pas par où commencer et qu’il ne peut même pas nommer.
La récupération dévalorise les idées révolutionnaires, mais elle les dévalorise en tant qu’idées séparées ; elle les fait vieillir en accéléré, et simultanément leur oppose ses impuissantes prétentions de nouveauté. Pourtant ce qui reste jeune dans ce monde vieilli, c’est le projet de leur emploi pratique cohérent, dont les contorsions récupératrices ne font que préciser a contrario les nécessités.
Il n’est pas jusqu’au mot communisme qui n’ait encore tout son sens devant lui : les prochaines révolutions sauront l’arracher aux staliniens, comme la révolution portugaise a déjà commencé à le faire.
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