Lorsque vers la fin du XIX siècle le père du sionisme Théodor Herzl (1860-1904) lança sa croisade visant la création d’un État juif, il la justifiait essentiellement par la très longue histoire, bien réelle, de violences, d’expulsions et de pogroms que sa communauté avait connus et, en conséquence, le besoin urgent de disposer d’un foyer « refuge » où son peuple se retrouverait « en sécurité pour vivre sa foi ». C’est dans la croyance que cet objectif devenait atteignable que David Ben Gourion (1886-1973), l’architecte en chef du projet herzlien, proclama la création de l’État d’Israël le 18 mai 1948 ; désormais, pensait-il, son peuple pouvait envisager une vie en sécurité.
Une quarantaine d’années plus tard, Jacob Neusner, une des grandes figures du judaïsme conservateur, publia un article dans le Washington Post à la veille de la première intifada qui contredisait les rêves sécuritaires des promoteurs du sionisme : « Il est temps de l’avouer – déclarait, résigné, le théologien –, qu’il est meilleur d’être juif en Amérique qu’à Jérusalem. Si quelque chose comme la “Terre promise” existe, c’est nous les Juifs américains qui y habitons. » Aujourd’hui, au lendemain des événements du 7 octobre, la formule de Neusner ne peut que paraître dérisoire et même réductrice. Désormais, avec des centaines de milliers de Juifs qui ont quitté le pays depuis les attaques du Hamas ou des vacanciers qui renoncent à rentrer en Israël, on peut se risquer à imaginer que si le projet d’anéantissement de la population gazaoui du gouvernement Netanyahou suit son cours, ce ne seront pas seulement les Juifs d’Israël mais aussi ceux de la diaspora qui devront partager le sentiment d’insécurité qu’Herzl et Ben Gourion voulaient tant extirper.
Londres (la City), Herzl, Ben Gourion
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne et l’Empire ottoman défaits, la Grande-Bretagne, encore impériale et victorieuse mais affaiblie et fort endettée, se devait de conserver ses acquis coloniaux ; et ce, d’autant plus que la défaite ottomane lui avait permis d’hériter du contrôle du canal de Suez, bien convoité par certains pays « amis ». Les rêves de Herzl d’installer en Palestine un État juif tombaient alors à pic pour renforcer la présence de l’Empire britannique dans ce Moyen-Orient si prometteur. Il est peu connu, par exemple, que ce dernier, ayant compris que le soutien à la vocation impériale de la Grande-Bretagne pouvait être utile aux intérêts du sionisme (et réciproquement), rencontra en 1902 à Londres le secrétaire d’État aux Colonies, John Chamberlain (père de Neville, celui des accords de Munich), pour le convaincre de cette convergence d’intérêts. Ce rendez-vous préfigura la déclaration de Balfour qui, en novembre 1917, consacrait le parrainage officiel de la Grande-Bretagne pour la constitution d’un « foyer juif » en Palestine. Ladite déclaration constitue en réalité l’acte de naissance de la croisade contre les populations arabes que nous vivons encore aujourd’hui.
L’Empire britannique gagnant-gagnant
Le moment était donc venu pour organiser l’intendance. Rien de mieux alors que de faire appel au réseau de financiers juifs solidement installés à la City de Londres depuis qu’Olivier Cromwell eut réussi à les attirer avec armes et bagages, et surtout les bagages. C’est ainsi que les Montefiore, Rothschild et De Meyer, créeront la « Jewish Colonization Association » dans le but de financer le projet esquissé par la déclaration de Balfour, en particulier l’achat des terres des paysans palestiniens et le peuplement massif de leurs terres, donnant lieu à cet épisode politiquement inouï où, comme le résumait si bien l’écrivain juif Arthur Koestler, « […] une nation (la Grande-Bretagne) attribue à une seconde (les Juifs) le territoire d’une troisième (les Arabes palestiniens). » On ne peut donc que donner raison à ce politicien, si modéré, que fut Michel Rocard, lorsqu’il concluait que : « L’origine du problème palestinien est la promesse donnée par les Anglais aux Juifs de fonder un État-nation. Ce fut une erreur historique. »
La promesse arrangeait bien la Grande-Bretagne et ce à plusieurs titres. Tout d’abord par le fait d’avoir un État allié, ou pour le moins particulièrement redevable, sur la route des Indes encore sous domination britannique et près du canal de Suez tout en renforçant ses liens, et ceux de la City de Londres, avec la dynamique entrepreneuriale de cette finance juive si performante et cosmopolite. Mais il y avait aussi le fait, plutôt politique, que la création d’un futur État juif faciliterait le départ de nombreux Juifs venus de Russie et pas très bienvenus car susceptibles de porter le virus bolchevique qui faisait alors florès dans leur pays d’origine. Enfin, last but not least, une présence plutôt « blanche » au Moyen-Orient ne pouvait que plaire à un régime dont le tropisme colonisateur et suprémaciste ne s’était jamais démenti.
Ben Gourion, le grand artisan
Les exploits de la diplomatie britannique et de son alter-ego Theodore Herzl dans la genèse du projet de colonisation sioniste ne pouvaient trouver un meilleur exécutant que David Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël et, paradoxalement et à son corps défendant, le créateur de ce qu’on peut appeler l’état d’insécurité permanent pour la communauté juive qui caractérise l’aventure sioniste. Politicien particulièrement doué dans la gestion des doubles langages et doubles pratiques, il n’hésita pas, dans son discours de proclamation d’indépendance du 14 mai 1948, à offrir à tous les citoyens de son pays, y inclus bien entendu les Arabes,« […] une complète égalité de droits sociaux et politiques, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. » Or il avait cautionné, sinon participé pendant des années, l’organisation de nombreuses campagnes de violence et de pillage contre les paysans palestiniens pour les priver de leurs terres. Il fut singulièrement actif également dans le soutien aux initiatives visant l’achat de leurs terres ou, toujours dans le même but, dans les tracasseries procédurières là où la violence ne semblait pas être la meilleure voie pour arriver à son obsession de toujours, la création d’un État avec l’expansionnisme territorial comme mode d’emploi.
Politicien cultivé, il aimait se présenter comme un homme de gauche, admirateur de Baruch Spinoza, Moses Hess et même Lénine. Sa fréquentation du marxisme pendant sa jeunesse lui avait appris qu’il n’y a pas de projet transformateur d’envergure sans le soutien des classes populaires, notamment des travailleurs. De fait, c’est lui qui créa la centrale des travailleurs d’Israël, l’Histadrout, où, dès le départ, il imposa la ligne politique d’un nationalisme teinté de racisme ; un de ses premiers combats au sein de la centrale fut de s’opposer à la demande de la gauche syndicaliste qui souhaitait intégrer les travailleurs arabes à l’organisation. Ce « socialiste » estimait que ses membres ne pouvaient qu’être juifs, de surcroît et surtout sionistes bien entendu.
L’apport de Ben Gourion au corpus réactionnaire de la politique israélienne fut aussi notable dans le domaine de la politique internationale. Il fut ainsi très engagé avec les services secrets britanniques et étasuniens dans l’organisation, en 1953, du putsch contre le gouvernement progressiste de Mossadegh en Iran et quelques années plus tard, en complicité avec son camarade « socialiste » français Guy Mollet, dans la crise de Suez où, côté sioniste, se fit remarquer le jeune Simon Peres, aussi un « socialiste ». En justifiant son intervention, Ben Gourion eut la sincérité, ou le cynisme, d’avouer : « Un des objectifs de cette guerre, était d’affaiblir la stature de Nasser. En tant que responsable d’Israël, et même avant la création de notre État, j’ai toujours su que notre force provenait de la faiblesse du monde arabe divisé. Et il devenait possible que Nasser soit capable de galvaniser son unité et son réveil [ ]. »
L’autre source
Officiellement héritier et disciple de la pensée de Herzl, David Ben Gourion subissait, discrètement, l’empreinte d’un autre idéologue et militant sioniste, Vladimir Jabotinsky, qui semblait pourtant être aux antipodes de la pensée du père du sionisme. Ce dernier prônait ouvertement la simple expulsion, par tout moyen possible, des populations palestiniennes pour que les Juifs puissent occuper l’ensemble de la Palestine et même la Jordanie voisine. Son fanatisme ne l’empêchait pas d’avoir des moments de lucidité ; lorsqu’il proclamait ses convictions, il semblait aussi comprendre celles de l’adversaire : « Il est au-delà de tout espoir que les Arabes de la terre d’Israël arrivent un jour à un accord avec nous […] Ils considèrent la Palestine avec le même amour instinctif et la même ferveur que n’importe quel Aztèque voyait son Mexique, n’importe quel Inca voyait son Pérou ou n’importe quel Sioux voyait sa Prairie. Notre colonisation ne peut, par conséquent, continuer à se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale, un mur de fer infranchissable. »
Sur le plan de l’idéologie politique, Jabotinsky ne cachait pas sa sympathie pour Mussolini et le fascisme, et le Duce le lui rendait bien. Nahum Goldman, le fondateur du Congrès juif mondial, qui rencontra le dictateur italien en 1934, racontait que ce dernier lui avait prodigué ses conseils pour faire triompher la cause sioniste : « Pour le succès du sionisme, vous devez avoir un État juif avec un drapeau et une langue juive. La personne qui l’a bien compris c’est votre fasciste Jabotinsky. » Anticommuniste à outrance, il ne se gêne pas d’oublier sa fibre juive pour, dans les années vingt, offrir ses services militaires à l’ultranationaliste ukrainien Simon Petlioura, antisémite forcené, qui combattait l’Armée rouge en pratiquant de nombreux pogroms.
Et après ?
Un des risques du conflit en cours, par son historique de violences, par la charge émotionnelle que les massacres en cours suscitent, est de se circonscrire au court terme, au lendemain des affrontements présents. Mais quid après ? Quid du fait que nous avons face à face des ennemis dont les directions politiques sont tenues par des radicaux sans frontières ? Et de surcroît, des gens inspirés non seulement de religiosité mais de messianisme ; ce qui fait que toute entente est foncièrement improbable. On peut, en effet, tout négocier lorsqu’il s’agit de frontières, de politique, d’économie mais lorsque Dieu s’en mêle, tout se complique.
L’Occident en général, plus particulièrement les États-Unis et l’Union européenne, a tout fait, avec Netanyahou, pour que la solution à deux États soit impossible. Plaider maintenant pour cette « solution », comme le font aujourd’hui Biden, Macron et von der Leyen, est d’un total irréalisme (dans leur cas, c’est même de la pure indécence). On en est arrivé ainsi à une situation où il ne resterait plus qu’un choix entre deux options extrêmes : ou l’effacement du peuple palestinien, ou celui du peuple juif des terres où leurs ancêtres surent coexister sans histoires avant que la géopolitique impériale et ses exécutants sionistes ne viennent changer la donne.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir