En douce hibernation, constatant sereinement que les événements lui ont logiquement donné raison (gel du Grand jeu, inertie en Ukraine etc.), Observatus a néanmoins l’oreille qui tique depuis quelques semaines.
Après les sinistres attaques du Hamas le 7 octobre, une petite musique s’est fait jour, sifflotée par les bras cassés de l’analyse prétendument géopolitique : nous serions résolument entrés dans le choc des civilisations, rien de moins. Diantre…
Confondant allègrement des problématiques intérieures – immigration, intégration – et des événements internationaux, voulant plaquer des concepts théoriques simplistes sur des situations infiniment plus complexes, une certaine droite française saute à pieds joints dans la mare. C’est notamment le cas d’un ancien éditorialiste devenu politicien et des médias qui le soutiennent, dont une chaîne d’infos bien connue au patronyme anglophone.
Pour eux, tout est lié et notre civilisation est attaquée. Karabagh, banlieues, Gaza : même combat !
(A noter que c’est également peu ou prou l’argument de certains à l’autre extrémité de l’échiquier politique, qui font un épatant parallèle entre la « résistance » du Hamas et celle des cités, entre l’armée israélienne et la police française). Entre phares de la pensée humaine, on se retrouve…
Qu’en est-il en réalité ?
Le regretté Kissinger, récemment disparu, avait depuis longtemps fait un sort au choc des civilisations. Parlant de la politique étrangère de son pays – mais que l’on pourrait étendre à la majorité des acteurs de la scène internationale – il résuma tout d’une phrase définitive :
Eh oui, la bonne vieille Realpolitik, moteur des affaires de ce bas monde depuis des siècles…
N’est-ce pas Machiavel qui préconisait déjà que le seul but d’un prince devait être la recherche du pouvoir, indépendamment des questions religieuses et morales ? Une vision qui n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd puisque, au siècle suivant, l’immense cardinal l’appliqua à l’Europe entière. L’homme rouge réussit l’exploit de réduire les places fortes protestantes en France tout en soutenant les mêmes ailleurs en Europe contre l’empire catholique des Habsbourg. Une « raison d’État » qui fera florès.
Il serait trop long de faire la liste de tous les dirigeants ayant usé et abusé de la Realpolitik (bien le bonjour, Herr Bismarck), et venons-en justement à notre ami Kissinger qui en connaissait un rayon dans ce domaine. N’est-ce pas lui qui, nous l’avions évoqué dans un ancien billet, avait été jusqu’à soutenir les Khmers rouges de Pol Pot durant la Guerre froide ?
Le 1er janvier 1979 voit l’établissement de relations diplomatique entre la Chine et les États-Unis et Washington reconnaît le gouvernement de Pékin comme le seul gouvernement légal de la Chine. Fruit d’un long rapprochement entre Washington la Chine maoïste tout au long des années 70 (visite de Nixon à Pékin) et d’une convergence d’intérêts (opposition à l’URSS), cet accord est parachevé par la visite de Deng Xiaoping aux États-Unis le 4 janvier.
Or, le 7 janvier, au Cambodge le gouvernement khmer rouge de Pol Pot est renversé par l’offensive des Vietnamiens. Dans la foulée de la rupture sino-soviétique, les communistes du Sud-est asiatique s’étaient eux aussi divisés. Les communistes vietnamiens, vainqueurs des Français puis des Américains dans leur lutte pour l’indépendance, étaient favorables à Moscou. La Chine de Mao, elle, avait sinon créé du moins fortement soutenu les Khmers rouges au Cambodge. D’obédience maoïste, ces derniers ont, de 1975 à 1978, exterminé le tiers de la population cambodgienne et perpétré de nombreuses attaques en territoire vietnamien, sous le regard complaisant de Washington. Dès 1975, les Américains battus par les communistes vietnamiens ont tenté de contenir et de harceler leurs vainqueurs par le biais des Khmers rouges (). Ce soutien indirect et infamant passait par la Chine. Début 1979, les Vietnamiens finissent donc par envahir le Cambodge et mettent fin au régime de Pol Pot qui se réfugie à la frontière avec la Thaïlande.
Point d’accointances civilisationnelles ici entre Washington et Pol Pot, évidemment. Il s’agissait de pure Realpolitik et d’intérêts stratégiques bien compris. Dans leur combat pour abattre leur rival soviétique, les Américains étaient prêts à soutenir tout et son contraire, dont on peut d’ailleurs dresser la typologie :
- des démocraties (Europe de l’Ouest)
- des dictatures militaires (Amérique du Sud, Asie, Afrique)
- des djihadistes (Ben Laden en Afghanistan)
- des maoïstes (Chine, Khmers rouges)
La fin de la Guerre froide n’a évidemment pas mis fin à la « politique réaliste » (ça rend moins bien en français), tout au contraire. Pour ne prendre que quelques exemples récents…
Dans le Caucase, l’Iran islamiste chiite soutient l’Arménie chrétienne attaquée par l’Azerbaïdjan chiite soutenu par l’État juif d’Israël. Visiblement, le choc des civilisations avait piscine.
Il y a quelques années, dans cette conflagration qu’a été la guerre en Syrie, le Hezbollah chiite a sauvé des dizaines de milliers de chrétiens menacés par les inénarrables rebelles modérés (Frères musulmans syriens et Al Qaeda) soutenus par l’Occident et Israël. A cette occasion, relevons ce paradoxe piquant : Israël ferraillait avec le Hamas sur son territoire mais, passé la frontière, le soutenait contre Assad ! Richelieu & les protestants, saison 2.
L’on pourrait continuer longtemps ainsi…
Le choc des civilisations est une théorie primaire pour feignasses intellectuelles, contredite par la simple réalité factuelle. États-Unis, Chine, Russie, Iran, Israël, Europe : la grande majorité des acteurs géopolitiques de la planète ont l’habitude de soutenir l’antithèse de leur penchants civilisationnels ou idéologiques pourvu que ça serve leurs intérêts stratégiques.
Il y a cependant, il est vrai, quelques rares exceptions. Celles-ci concernent principalement les groupes terroristes transnationaux comme Daech ou Al Qaeda. On pourrait y ajouter le Hamas qui, durant la guerre syrienne dont nous venons de parler, a précisément trahi ses principaux soutiens (Iran, Hezbollah), donc s’est assis sur ses intérêts stratégiques, au nom de ses valeurs religieuses c’est-à-dire civilisationnelles.
Relevons également deux pays qui, s’ils poursuivent inlassablement la défense de leurs intérêts stratégiques, essaient autant que faire se peut de moduler ces derniers avec leur système de valeurs : l’Inde et la Turquie.
La première, en butte avec le fondamentalisme sunnite sur son propre sol, tente de garder sur ce point une ligne sans compromission à l’échelle internationale. La seconde, s’appuyant sur ses affinités religieuses ou historiques, utilise régulièrement des entités fréristes (Syrie, Afrique) ou pan-turciques (Asie centrale) pour avancer ses pions.
Tout ceci est certes inégal et Ankara, par exemple, n’hésite pas à s’asseoir sur la défense de ses cousins ouïghours pour se placer sous l’aile protectrice du dragon. Mais ce souci (partiel) de cohérence est suffisamment rare pour être signalé quand le reste de la planète se jette avec fièvre dans les bras de la Realpolitik la plus hardie…
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Très joyeux Noël (avec un peu de retard) et très bonne année (avec un peu d’avance) à tous !
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu