Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’Etat — Rosa LLORENS

Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’Etat — Rosa LLORENS

Les Colons, de Felipe Galvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’Histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Ecossais MacLennan et le yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons qui, avec leur « or blanc », feront la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More (1516), nous invite à faire le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire ingénument dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas, du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, avec le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière étasunienne d’exploiter le cuivre. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les 1500 ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1907. Le film illustre donc bien les  Veines ouvertes de l’Amérique Latine , (ouvrage d’Eduardo Galeano), mais vient aussi discréditer le mythe du Chili, démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur le site Sens critique, rappelle que la fiction historique de Galvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Galvez semble lui rendre hommage dans une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique.

Le film de Galvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont même devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau Président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du Roi piémontais en Sicile, auprès du Prince Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentleman’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (c’est les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Galvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israel le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?

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