De gauche à droite, dans la manifestation du 12 novembre contre l’antisémitisme, trois membres importants du parti d’extrême droite français Rassemblement national (RN) : Sébastien Chenu et Marine Le Pen (députés), et Jordan Bardella (président du RN)
Geoffroy Van der Hasselt/AFP
La scène aurait été impensable il n’y a pas si longtemps : des députés et des partisans de l’extrême droite, pour certains compagnons de route du Groupe union défense (GUD), défilant aux côtés de groupes extrémistes juifs comme la Ligue de défense juive (LDJ) et le Bétar, dans la « marche contre l’antisémitisme » du 12 novembre à Paris. Au même moment, une partie de la gauche, qui a accepté de servir de caution à cette manifestation, se faisait huer.
En quelques semaines, les autorités françaises, aidées par nombre de forces politiques et de médias, ont levé le dernier obstacle à la « normalisation » de l’extrême droite dans l’espace politique, en tolérant, voire en se félicitant de la participation du Rassemblement national (RN) et de Reconquête à la marche du 12 novembre contre l’antisémitisme. La haine des juifs n’est donc plus liée aux héritiers du Front national — parti cofondé par un ancien Waffen SS — qui continuent à affirmer que Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite.
Cet antisémitisme n’aurait aucun lien non plus avec Reconquête, dont le dirigeant Éric Zemmour va répétant, malgré ses condamnations, que le maréchal Pétain aurait « sauvé les juifs français ». Désormais, ce racisme se manifesterait notamment par « la désertion de la France insoumise » selon Dov Alfon, directeur de Libération, pour qui « la participation du Rassemblement national à la marche civique » serait simplement « gênante » (sic). Et pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, des participants à cette marche ont, contrairement à ce qu’ont affirmé nombre de médias, arboré des drapeaux israéliens, entérinant ainsi la confusion — trop fréquente, trop systématique, trop dangereuse — entre Israël et les juifs. Un geste qui s’inscrit dans la droite ligne de la volonté déjà affichée par le président Emmanuel Macron en juillet 2017, lors de la commémoration de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ aux côtés de Benyamin Netanyahou, de faire d’Israël le dépositaire de la lutte contre l’antisémitisme à travers le monde.
Des Juifs ? Non, des Israéliens
Car l’exemple est venu de haut. Le gouvernement d’Emmanuel Macron, celui-là même qui affirmait que Philippe Pétain fut « un grand soldat », souhaitait commémorer la naissance de Charles Maurras, défenseur de l’antisémitisme d’État. Quant au ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, il a écrit un livre pour expliquer que Napoléon Bonaparte « s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaines de milliers de juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations » (1).
Pour le RN, le processus de blanchiment a commencé en 2011 : Marine Le Pen affirmait alors le soutien de son parti à Israël, tandis que Louis Aliot, son compagnon et numéro 2 de ce qui s’appelait encore le Front national, se rendait à Tel-Aviv et dans les colonies pour tenter d’y séduire l’électorat français. De quoi faire oublier l’ardoise du père et rassurer les autorités israéliennes qui, depuis plusieurs années, ne cachent pas leurs accointances avec ces sionistes antisémites, dont le populiste hongrois Victor Orban est un des chefs de file. Récemment, Israël a ouvert un dialogue avec le parti Alliance pour l’unité des Roumains, qui glorifie Ion Antonescu, le leader du pays pendant la seconde guerre mondiale. Il avait collaboré avec les nazis et porte la responsabilité de la mort de 400 000 juifs (2). De l’Autriche à la Pologne, Netanyahou ne compte plus ses alliés d’extrême droite, néofascistes, souvent négationnistes, voire nostalgiques du IIIe Reich.
La classe dirigeante israélienne ne fait en réalité que perpétuer ainsi une tradition qui remonte au temps des pères fondateurs du sionisme : trouver dans les antisémites européens des alliés à leur entreprise, et qui se prolonge à la faveur de la « convergence coloniale ». L’universitaire israélien Benjamin Beit-Hallahmi écrivait, à propos de l’alliance entre son pays et l’Afrique du Sud de l’apartheid dans les années 1960 — 1980, dont le parti au pouvoir depuis 1948 avait eu des sympathies pour l’Allemagne nazie :
On peut détester les juifs et aimer les Israéliens, parce que, quelque part, les Israéliens ne sont pas juifs. Les Israéliens sont des colons et des combattants, comme les Afrikaners (3.)
Ainsi, trouver des accommodements avec l’antisémitisme européen est depuis longtemps le choix des dirigeants israéliens qui ne s’intéressent à la lutte contre ce racisme que pour faire taire les critiques de leur gouvernement, à l’image de Netanyahou qui qualifie d’« antisémite » toute velléité de la Cour pénale internationale (CPI) ou de l’ONU d’enquêter sur les crimes de guerre commis par l’armée israélienne. Le journaliste Amir Tibon de Haaretz raconte à quel point cette alliance « est une priorité des forces religieuses de droite en Israël, qui proposent aux nationalistes européens un marché : Israël vous donnera un sceau d’approbation (certains l’ont cyniquement décrit comme un « certificat casher »), et en retour vous soutiendrez les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée » (4). On retrouve la même stratégie à l’égard des États-Unis, quand Netanyahou ferme les yeux sur l’entourage antisémite de Donald Trump, sur l’idéologie des fondamentalistes chrétiens — le lobby pro-israélien le plus puissant à Washington qui le soutient, ou quand il reçoit le patron de X (ex-Twitter) Elon Musk à Jérusalem, quelques jours après avoir cautionné un tweet antisémite de ce dernier. Si le milliardaire étasunien s’est finalement excusé, sa plateforme a vu augmenter de 60 % les tweets antisémites depuis qu’il en a pris le contrôle.
La Palestine comme catalyseur
C’est précisément autour de la « convergence coloniale » que s’articule le « nouvel antisémitisme » contre lequel marchent, côte à côte, les partis dits républicains et ceux de l’extrême droite. Ses deux cibles ? La gauche décoloniale d’une part, celle qui refuse la hiérarchie des racismes, qui n’en dénonce pas un (l’antisémitisme) pour nier l’existence de l’autre (l’islamophobie), et les musulmans dans leur ensemble, qu’on appelait hier encore « les Arabes », et dont les aînés marchaient il y a 40 ans déjà contre le racisme d’État. Cette gauche qui a refusé de blanchir le RN est diabolisée, qualifiée d’antisémite à la moindre critique contre Israël, tandis que le ministre de l’intérieur interdit à plusieurs reprises aux soutiens des victimes palestiniennes de manifester ou de se rassembler, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, avant d’être rappelé à l’ordre par les tribunaux.
C’est que les Israéliens comme les dirigeants d’extrême droite européens perçoivent les musulmans comme l’ennemi principal. Le génocide en cours à Gaza sert de catalyseur à cette stratégie. Autour de la défense d’Israël se rencontrent la fachosphère et les soutiens de cet État, tous deux mobilisant l’imaginaire de la « guerre de civilisations » à l’œuvre depuis le 11 septembre 2001. Aux déclarations belliqueuses et eschatologiques de Netanyahou, parlant d’une bataille du « peuple de la lumière » contre « le peuple des ténèbres » répondent en écho les propos de Gilles-William Goldnadel dans Le Figaro évoquant « la bataille finale » entre « l’être occidental, sa culture paisible et démocratique » et « l’Orient ». Entre la réalité coloniale en Palestine occupée et celle, fantasmée, d’un « ensauvagement » des banlieues (musulmanes, évidemment) dont « les petits blancs » seraient les premières victimes, il n’y a qu’un pas, qu’une partie de plus en plus large de la classe politique franchit allègrement. Des parallèles que relève le journaliste Daniel Schneidermann dans un tweet du 30 novembre :
Civilisés contre barbares : j’ai parfois l’impression qu’on me raconte des histoires comparables quand on me parle de Gaza et quand on me parle de Crépol (5).
C’est ainsi que le sénateur Stéphane Ravier, membre de Reconquête, peut déclarer au Sénat le 11 octobre lors d’une séance de questions au gouvernement :
Ces Frères musulmans qui vivent parmi nous à cause de la folle politique d’immigration que vous tous avez soutenue ici, mes chers collègues, par faiblesse ou par conviction, il faut les traiter comme en Israël : par une réplique radicale et impitoyable.
Ainsi, l’ennemi intérieur est là, hier juif, aujourd’hui musulman. Gagné lui aussi par la rhétorique électoraliste de l’extrême droite, le gouvernement français a décidé de faire de la lutte contre l’immigration sa « grande cause », et tente désespérément d’obtenir le soutien des Républicains que rien ne sépare, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, du Rassemblement national. « Aujourd’hui, il y a une volonté d’accord », a déclaré à ce propos la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet. Depuis son arrivée à la présidence, Macron a transformé — ou plutôt poursuivi la transformation — de la laïcité de 1905 en laïcité punitive contre les musulmans. Il a agité le spectre du séparatisme en faisant tout pour que les musulmans français ne se sentent pas chez eux sur notre territoire. Si les actes antisémites ont été, à juste titre, dénoncés, aucune parole publique ne s’est élevée contre le déferlement de propos ouvertement arabophobes et islamophobes, voire les incitations au meurtre et à la violence, sur les chaînes de télévision et sur les réseaux sociaux, y compris contre des journalistes musulmans.
Ce deux poids deux mesures, l’immobilisme de la France et de l’Union européenne devant le génocide en cours à Gaza et le déchaînement de violence islamophobe institutionnelle n’auront qu’une conséquence : creuser le fossé de plus en plus large non seulement entre les pays du Nord et du Sud — et notamment entre la France et le Maghreb —, rendant performatif le discours du « choc des civilisations », mais également au sein même de nos sociétés. La stigmatisation permanente d’une partie de nos concitoyens et des immigrés, en plus du musellement de toute voix critique à l’encontre de Tel-Aviv n’auront qu’un seul effet : nourrir une colère qui se transformera en haine, et viendra s’abattre aveuglément dans les rues de nos villes.
ALAIN GRESH
Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ?
SARRA GRIRA
Journaliste, rédactrice en chef d’Orient XXI.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir