Par Nikita Smagin – Le 7 décembre 2023 – Source Carnegie Endowment For International Peace
Le conflit au Proche-Orient est une crise parfaite pour la Russie, qui en tire de nombreux bénéfices politiques. La confrontation entre Israël et le Hamas a non seulement renforcé les espoirs du Kremlin de changer l’atmosphère autour de la guerre en Ukraine, mais aussi sa conviction que le système occidental de relations internationales est en train de s’effondrer.
L’invasion massive de l’Ukraine en 2022 a mis fin à la plupart des désaccords internes de l’Occident concernant la Russie, unissant les pays des deux côtés de l’Atlantique. Mais la guerre entre Israël et le Hamas a fait resurgir les divisions au niveau des États : alors que les États-Unis insistent sur le droit d’Israël à l’autodéfense, d‘âpres désaccords sont apparus entre les pays européens quant à la position à adopter par l’Union européenne.
Il existe également des clivages sociétaux, des manifestations d’opposants et de partisans d’Israël ayant lieu régulièrement de Washington à Stockholm. Même les organismes publics ne sont pas à l’abri de ces divergences de vues, les médias faisant état d’un mécontentement généralisé parmi les fonctionnaires américains à l’égard de la position pro-israélienne de la Maison Blanche.
Dans ce contexte, la guerre en Ukraine a été reléguée au second plan. Les États-Unis ont déclaré qu’ils apporteraient leur aide à la fois à Israël et à l’Ukraine. Mais pendant combien de temps pourront-ils s’engager pleinement dans deux conflits majeurs ? Les espoirs de Moscou que l’Occident finisse par se lasser d’apporter un soutien illimité à Kiev n’ont jamais semblé aussi justifiés.
En outre, la position pro-israélienne de Washington sape la légitimité des raisons pour lesquelles l’Occident soutient l’Ukraine aux yeux de nombreux pays du Sud. L’argument moral contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie semble désormais vide de sens, en particulier dans les pays du Moyen-Orient.
Les photos des ruines de Gaza, les rapports sur les milliers d’enfants morts et l’indignation des organisations humanitaires ont fait une profonde impression sur les populations des pays en développement. On peut discuter sans fin des raisons de la guerre en Ukraine ou de l’opération israélienne à Gaza, mais pour beaucoup, la conclusion est évidente : les États-Unis ont critiqué la Russie lorsqu’elle a tué des civils innocents en Ukraine, et maintenant ils se taisent lorsque leur allié Israël fait la même chose à Gaza.
Une vision du monde dans laquelle la morale et les idéologies n’ont aucune importance et où seuls comptent les intérêts de l’État est depuis longtemps dominante au Kremlin. Selon cette logique, il n’y a pas de meilleure issue pour Moscou que la poursuite du conflit au Moyen-Orient, qui détruit la stratégie de l’Occident à l’égard de la Russie. Moscou n’a même pas à lever le petit doigt : l’opération terrestre d’Israël à Gaza ne semble pas près de s’achever. Lorsqu’elle s’achèvera, des problèmes insolubles subsisteront.
Il est vrai que l’escalade à Gaza n’est pas sans risque pour la Russie, et si des forces pro-iraniennes se laissent entraîner, elle pourrait devenir un véritable casse-tête pour le Kremlin. Les liens de Moscou avec l’Iran signifient que la Russie a dérivé vers une position pro-Téhéran au Moyen-Orient au cours des deux dernières années, mais cela ne signifie pas qu’elle est prête à soutenir l’Iran dans une guerre avec Israël. Une telle évolution obligerait la Russie à choisir un camp et aurait des conséquences sur son intervention en Syrie.
Pour l’instant, cependant, une conflagration militaire plus large au Moyen-Orient semble peu probable. L’Iran et ses mandataires se sont tenus à l’écart du conflit de Gaza jusqu’à présent, ce qui signifie qu’ils sont moins susceptibles d’intervenir à l’avenir.
La guerre entre Israël et le Hamas pose également quelques dilemmes internes au Kremlin. À en juger par les déclarations des responsables, le pogrom antisémite du mois d’octobre au Daghestan a provoqué une onde de choc chez les dirigeants russes. Le nationalisme et les républiques ethniques de Russie sont des questions qui ont déjà inquiété le Kremlin. Désormais, la politique au Moyen-Orient devra être élaborée en tenant compte de l’opinion publique.
En même temps, il devrait être facile de minimiser ces risques. Il suffirait d’atténuer la rhétorique anti-israélienne tout en maintenant une critique modérée des actions du pays. En effet, le pogrom au Daghestan a probablement convaincu le Kremlin qu’il est moins dangereux de rester à l’écart de la guerre entre Israël et le Hamas que d’y jouer un rôle actif.
Enfin, les événements au Moyen-Orient ont aidé le Kremlin à se convaincre que la politique étrangère russe de ces dernières années était la bonne.
Un leader charismatique doit pouvoir faire croire à son entourage qu’il a de la chance et que le succès vient naturellement. Quelles que soient les difficultés, le président Vladimir Poutine semble croire que chaque nuage a une lueur d’espoir, et il communique cette confiance à ses subordonnés. Tout succès, surtout s’il semble venir de nulle part, renforce à la fois le fatalisme et la croyance en l’infaillibilité de Poutine. Tout est entre les mains de Dieu, et Dieu, bien sûr, est du côté de la Russie.
Il existe également des arguments plus rationnels. Le pari de Moscou sur la désintégration d’un ordre international orienté vers l’Occident semble porter ses fruits. Aujourd’hui, il s’agit d’Israël et de la Palestine ; demain, ce pourrait être Taïwan et la Chine. Ainsi, le conflit du Moyen-Orient confirme l’hypothèse selon laquelle la Russie ne peut être isolée. Le Sud ne fait plus confiance à l’Occident, ce qui ouvre de nouvelles perspectives à Moscou.
Le conflit renforce également l’espoir du Kremlin que les difficultés causées par la guerre en Ukraine se dissiperont d’elles-mêmes avec le temps. Cette approche a été testée à maintes reprises par la Russie. Même si l’invasion ne s’est pas déroulée comme prévu, la logique veut que tout se résolve de lui-même.
Dans l’ensemble, tout cela signifie que la Russie restera un acteur passif dans la guerre entre Israël et le Hamas. Moscou n’a joué aucun rôle dans le déclenchement de la crise et ne pourrait pas la résoudre même si elle le voulait. La Russie ne peut même pas jouer le rôle d’intermédiaire, car Israël est nerveux de sa proximité avec Téhéran. La seule option qui lui reste est de regarder les événements se dérouler à distance et de répéter des phrases creuses sur une solution à deux États. En attendant, les bénéfices que le Kremlin tire des événements au Moyen-Orient ne font que convaincre l’élite russe qu’elle a choisi la bonne voie.
Nikita Smagin
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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