Par M.K. Bhadrakumar – Le 19 décembre 2023 – Source Indian punchline
Dans un appel lancé plus tôt ce mois-ci aux Républicains pour qu’ils ne bloquent pas une nouvelle aide militaire à l’Ukraine, le président américain Joe Biden a averti que si la Russie était victorieuse, alors le président Vladimir Poutine ne s’arrêterait pas et attaquerait un pays de l’OTAN. La remarque de Biden a suscité une vive réprimande de la part de Poutine lorsqu’il a déclaré : « C’est absolument absurde. Je crois que le président Biden en est conscient, ce n’est qu’une façon de parler pour soutenir sa stratégie erronée contre la Russie.»
Poutine a ajouté que la Russie n’a aucun intérêt à se battre avec les pays de l’OTAN, car ils « n’ont aucune revendication territoriale les uns contre les autres » et la Russie ne veut pas « envenimer ses relations avec eux ». Moscou sent qu’un nouveau récit américain a du mal à naître des débris de l’ancien récit sur la guerre en Ukraine.
Pour rafraîchir la mémoire, le 24 février, lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche le premier jour de l’intervention militaire russe en Ukraine, Biden a déclaré que les sanctions occidentales n’étaient pas conçues pour empêcher l’invasion mais pour punir la Russie après l’invasion « afin que le peuple russe sache dans quoi il (Poutine) les a embarqués ». C’est de cela qu’il s’agit.
Un mois plus tard, le 26 mars, Biden laissait échapper à Varsovie : « Pour l’amour de Dieu, cet homme (Poutine) ne peut pas rester au pouvoir. » Ces remarques et d’autres similaires qui ont suivi, notamment de la part de la Grande-Bretagne, reflétaient une stratégie américaine de changement de régime à Moscou, avec l’Ukraine comme pivot.
Cette stratégie remonte aux années 1990 et était en fait au cœur de l’expansion de l’OTAN le long des frontières russes, des pays baltes à la Bulgarie. Le conflit syrien et les activités secrètes des ONG américaines visant à fomenter des troubles en Russie étaient des ramifications de cette stratégie. Au moins depuis 2015, après le coup d’État de Kiev, la CIA supervisait un programme secret de formation intensive destiné aux forces d’opérations spéciales ukrainiennes d’élite et à d’autres personnels du renseignement. En bref, les États-Unis ont tendu un piège à la Russie pour l’enliser dans une longue insurrection, l’hypothèse étant que plus les Ukrainiens pourront soutenir l’insurrection et maintenir l’armée russe dans l’enlisement, plus la fin du régime Poutine sera probable.
Le nœud du problème aujourd’hui est que la Russie a vaincu la stratégie américaine et a non seulement pris l’initiative de la guerre, mais a également outrepassé le régime de sanctions. Le dilemme dans la Beltway se résume à la manière de maintenir la Russie en tant qu’ennemi extérieur afin que les États membres occidentaux, souvent en conflits, continuent de se rassembler sous la direction américaine.
Ce qui me vient à l’esprit est une remarque sardonique de l’académicien soviétique Gueorgui Arbatov, conseiller de Mikhaïl Gorbatchev auprès d’un groupe d’élite de hauts responsables américains, alors même que le rideau tombait sur la guerre froide en 1987 : « Nous allons commettre un désastre terrible pour vous : nous allons vous priver d’ennemi ».
À moins que l’humour noir dans cette vérité cardinale ne soit correctement compris, la stratégie américaine depuis les années 1990, visant à repousser les efforts de Gorbatchev, Boris Eltsine et Poutine pour établir des relations non conflictuelles avec l’Occident, ne peut être comprise.
En d’autres termes, si la stratégie russe d’après-guerre froide des États-Unis n’a pas fonctionné, c’est à cause d’une contradiction fondamentale : d’un côté, Washington a besoin de la Russie comme ennemi pour assurer l’unité interne au sein de l’alliance occidentale, tandis que de l’autre, elle a également besoin de la Russie en tant que partenaire junior coopératif et soumis pour sa lutte contre la Chine.
Les États-Unis espèrent se retirer d’Ukraine et éviter la défaite en laissant derrière eux un « conflit gelé » vers lequel ils seront libres de revenir plus tard au moment de leur choix, mais en attendant, ils considèrent de plus en plus l’Arctique comme le nouveau théâtre d’un piège. L’adhésion de la Finlande à l’OTAN (et de la Suède à venir) signifie que le travail inachevé de l’adhésion de l’Ukraine, que la Russie a contrecarré, peut être réalisé par d’autres moyens.
Après avoir rencontré Biden à la Maison Blanche mardi dernier, le président ukrainien Vladimir Zelensky s’est rendu à Oslo le 13 octobre pour une visite fatidique visant à forger le partenariat de son pays dans les projets de l’OTAN visant à contrer la Russie dans l’Arctique. A Oslo, Zelensky a participé à un sommet des cinq pays nordiques pour discuter des « questions de coopération dans le domaine de la défense et de la sécurité ». Le sommet s’est déroulé dans le contexte de la conclusion d’accords entre les États-Unis, la Finlande et la Suède sur l’utilisation de leurs infrastructures militaires par le Pentagone.
Le tableau d’ensemble est que les États-Unis encouragent les pays nordiques à amener l’Ukraine à participer au renforcement des frontières arctiques de l’OTAN. On peut se demander quelle est « le bonus » qu’une armée décrépite comme celle de l’Ukraine peut apporter à l’OTAN. C’est là que se déroule l’histoire. En termes simples, même si l’Ukraine n’a pas d’accès direct à l’Arctique, elle peut potentiellement apporter une capacité impressionnante pour entreprendre des activités subversives sur le territoire russe dans le cadre d’une guerre hybride contre la Russie.
Par une étrange coïncidence, le Pentagone a récemment préparé le système satellite Starlink pour une utilisation dans l’Arctique, le même qui a été utilisé par l’armée ukrainienne pour organiser des attaques contre le pont de Crimée, la flotte russe de la mer Noire et des ressources stratégiques sur le territoire russe. L’accord des États-Unis avec la Finlande et la Suède donnerait au Pentagone l’accès à une série de bases navales et aériennes et d’aérodromes ainsi qu’à des terrains d’entraînement et d’essais le long de la frontière russe.
Plusieurs centaines de milliers de citoyens ukrainiens sont actuellement domiciliés dans les pays nordiques ouverts au recrutement pour « une armée entière de saboteurs comme celle que l’Allemagne a rassemblée pendant la guerre entre la Finlande et l’URSS en 1939-1940 sur les îles du lac Ladoga », comme l’a récemment déclaré un expert militaire russe à Nezavissimaïa Gazeta.
Le chef de la marine russe, l’amiral Nikolaï Evmenov, a également souligné récemment que « le renforcement de la présence militaire des forces armées unies de l’OTAN dans l’Arctique est déjà un fait établi, ce qui indique la transition du bloc vers des actions pratiques visant à former des instruments de force militaire pour dissuader la Russie dans la région. » En fait, la flotte russe du Nord forme une brigade maritime chargée de lutter contre les saboteurs afin d’assurer la sécurité de la nouvelle route maritime du Nord et des infrastructures militaires et industrielles côtières de l’Arctique.
Il est évident que, quelle que soit la défaite de l’Ukraine dans la guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, l’utilisation de Zelensky pour la géostratégie américaine demeure. Depuis Oslo, Zelensky a effectué le 14 décembre une visite inopinée dans une base militaire américaine en Allemagne. Les analystes qui considèrent Zelensky comme une force épuisée feraient mieux de réviser leur opinion – à moins que la lutte pour le pouvoir à Kiev ne s’exacerbe et que Zelensky ne soit renversé par un coup d’État ou une révolution de couleur, ce qui semble improbable tant que Biden est à la Maison Blanche et que Hunter Biden est en procès.
L’essentiel est que le nouveau discours de Biden diabolisant la Russie pour avoir planifié une attaque contre l’OTAN peut être vu sous plusieurs angles. Au niveau le plus évident, il vise à bousculer le Congrès sur le projet de loi en attente d’une aide militaire de 61 milliards de dollars à l’Ukraine. Bien sûr, cela détourne également l’attention de leur défaite dans cette guerre. Mais plus important encore, le nouveau discours vise à rallier les alliés transatlantiques des États-Unis, de plus en plus déçus par l’issue de la guerre et inquiets à l’idée que l’implication américaine en Europe puisse diminuer à mesure qu’elle se tourne vers l’Indo-Pacifique.
Lorsque Poutine réagit durement en affirmant que le nouveau discours de Biden est « absurde », il a tout à fait raison dans la mesure où la Russie se concentre sur des choses bien plus importantes que de mener une guerre continentale insensée en Europe. Après tout, c’est l’un des pères fondateurs des États-Unis, James Monroe, qui a dit qu’un roi sans pouvoir était une absurdité.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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