La mairie de Paris vient d’informer les signataires de l’appel « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation et pour une paix révolutionnaire en Palestine » de sa décision d’annuler l’évènement du même nom qui devait se tenir le 6 décembre 2023 au Cirque électrique.
L’invité d’honneur de cette rencontre était Judith Butler, professeur émérite à Berkeley et l’une des philosophes contemporaines les plus importantes. L’évènement devait aussi comporter une retransmission d’un discours d’Angela Davis, figure importante de l’antiracisme étasunien.
Contactée par Libération, la mairie de Paris a commencé par rappeler que « la lutte contre l’antisémitisme et le racisme, contre les inégalités femmes-hommes et contre l’homophobie font partie des valeurs cardinales sur lesquelles repose l’action de la Ville de Paris et que la Ville demande à toute organisation avec laquelle elle a des relations contractuelles de respecter ». Or, poursuit la mairie, « lors du débat du 6 décembre, le risque est majeur que des propos qui contreviennent à ces principes non négociables soient tenus. Par ailleurs, les polémiques inévitables qui s’ensuivront seront de nature à troubler l’ordre public d’une manière qui est incompatible avec l’affectation normale du bien du domaine public dont le Cirque électrique est affectataire ».
Passons sur l’aspect orwellien de l’affaire : quelque obscur préposé de la mairie de Paris à la culture (ou à la police, la différence est de nos jours assez impalpable) aura justifié l’interdiction d’une conférence de Judith Butler, philosophe actuelle majeure des questions de genre, en invoquant les « inégalités femmes-hommes » et « l’homophobie ». Plus sérieusement, cette annulation est un exemple parmi beaucoup d’autres du cadenassage du débat public par une sphère politico-médiatique qui a perçu le danger que représentait, pour l’idéologie sioniste qu’elle tente d’imposer non pas comme la seule pensable, mais même comme la seule légale, une pensée universitaire authentiquement libre et critique. Alors que le pronostic vital de la bande de Gaza est engagé, alors qu’en France, des franges importantes du pays réel sont horrifiées par l’ampleur des massacres commis par l’armée israélienne, la mairie de Paris contribue, à la place modeste qui est la sienne – celle d’un minable supplétif – à l’effort de guerre : elle interdit toute affirmation publique de soutien aux Palestiniens et à la paix.
Si cette interdiction n’est qu’un épisode dans la longue série des attaques, insidieuses ou violentes, qu’endurent les associations françaises de soutien aux Palestiniens depuis plusieurs années, elle a néanmoins quelque chose d’emblématique, dans sa simplicité un peu brutale. Ce qui dérange chez Judith Butler, ce n’est pas tant qu’elle ait pu, en 2006, déclarer que « le Hamas et le Hezbollah » sont des composantes d’une « gauche mondiale ». Nous étions avant les printemps arabes et dans le contexte de l’agression israélienne contre le Liban. C’est plutôt qu’elle affirmait dès le 13 octobre, tout en condamnant sans équivoque les massacres du 7 octobre, qu’il fallait, plus que jamais au vu de l’ampleur du crime, chercher à comprendre comment on en était arrivé là.
Comprendre, c’est aujourd’hui tout l’enjeu. Le gouvernement belliciste et suprémaciste de Benjamin Netanyahou, et son supplétif parisien, ont besoin que l’on ne comprenne pas – que l’on en reste à la démonisation pure et simple de l’ennemi, que la hauteur des imprécations couvre, sinon le bruit des bombes, du moins la parole de celles et ceux qui, comme Judith Butler, tentent patiemment d’analyser – en se trompant parfois, là n’est pas la question – comment on en est arrivé à ce monceau d’horreurs : la dépossession et l’expulsion bientôt séculaires des Palestiniens, le siège et les guerres à répétition contre Gaza, les 1 400 morts israéliens du 7 octobre et, depuis, l’annihilation de Gaza. Comprendre est pourtant nécessaire si l’on veut, un jour, retrouver le chemin du dialogue et aboutir à la paix la moins injuste possible entre Palestiniens et Israéliens.
En 1960, le général De Gaulle avait eu cette parole célèbre, à propos de Sartre dont quelque sbire lui suggérait l’incarcération : « On n’emprisonne pas Voltaire ». Aujourd’hui, le gaullisme n’est plus, et les sbires sont au pouvoir. Lorsqu’en 2027, ils le perdront au profit de sbires plus sinistres encore, il ne sera plus temps de se réclamer d’une liberté de parole qu’eux-mêmes auront fait disparaître.
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