Le 23 novembre dernier, Le Point titrait : « Le viol, arme de guerre du Hamas », employant ce procédé permanent des sionistes, l’inversion des charges. Le livre d’Adania Shibli vient donc à point : Un détail mineur, publié en 2016 à Beyrouth, et publié par Actes Sud en 2020, a fait parler de lui à l’occasion de la dernière Foire du Livre de Francfort, lorsque les responsables ont décidé d’annuler (ou suspendre sine die) son Prix à la suite de l’opération palestinienne du 7 octobre ; ils ont voulu, ont-ils dit, condamner cette attaque et rendre plus audible la voix des auteurs israéliens (comme si elle risquait d’être étouffée !). Le sujet du livre était en effet d’actualité : le massacre de chameliers bédouins et de leurs quelques bêtes, et le viol et l’assassinat d’une jeune fille, dans le désert du Néguev, en 1949, par un détachement militaire israélien.
Le récit est divisé en deux parties : la première suit, dans sa routine quotidienne, le commandant de ce détachement qui a pour mission de contrôler la zone, occupée à la suite de la première guerre entre pays arabes et Israel, et d’en éliminer les Arabes qui s’y infiltreraient – ce qui se traduit par un massacre d’habitants traditionnels de la région, décrit de façon elliptique, puis célébré par le commandant comme un haut fait d’armes : haranguant ses troupes, il expose une synthèse d’idéologie sioniste, que l’auteur nous livre sans commentaires : le devoir des soldats est de combattre et chasser les « infiltrés » bédouins, incapables de mettre en valeur la région, pour permettre au peuple juif « en exil » de rentrer dans leur « patrie », et d’en faire une région florissante et « civilisée » ; il va jusqu’à accuser les chameaux de détruire la végétation du pays : « Nous ne devons pas laisser le Néguev ainsi : un désert pelé et ingrat, en proie aux nuisances des Arabes et de leurs bêtes ».
Dans la deuxième partie, 75 ans après, une jeune femme, qui, comme le commandant, n’a pas de nom, et que j’appellerai l’enquêtrice, raconte à la première personne sa découverte, grâce à un article dans le journal Haaretz, de cet « incident », et sa décision de se rendre sur les lieux, pour essayer de retrouver des indices, des témoignages, lui permettant de donner la version de la victime. Son récit se présente donc comme une sorte de nouvelle policière ; mais, comme elle doit enquêter d’abord dans un centre d’archives israélien, dans le Nord, à Jaffa, puis dans le Sud, dans le Néguev, ce sera aussi un road movie, et un véritable périple, qui nous donnera une idée des obstacles que les Palestiniens doivent affronter au quotidien, du fait du système élaboré par la bureaucratie militaire israélienne. Israël est divisé en quatre zones, et les Palestiniens ne peuvent accéder qu’à certaines, voire seulement à leur zone d’habitation, en fonction de la couleur de la carte d’identité dont ils sont titulaires. En outre, chaque trajet est un voyage de découverte, car l’extension des murs, des zones militaires, des colonies transforme sans cesse le paysage, et rend les Palestiniens étrangers à leur propre pays. Cette destruction du pays est rendue manifeste par la superposition des deux cartes que l’enquêtrice consulte au cours de ses déplacements : une carte touristique israélienne, et une carte de la Palestine d’avant 1948 ; entre les deux, des dizaines, des centaines de villages et de chemins ont été anéantis.
Pourtant, à mesure que le récit avance, l’enquêtrice voit revivre le passé : elle retrouve le lieu du massacre de 1949, et celui du camp où la jeune Bédouine a été détenue et violée. On peut croire qu’elle va en quelque sorte lui redonner vie, et lui rendre justice ; toute une série de sensations et objets qui reviennent en écho de la première partie (aboiements de chiens, tuyau d’arrosage, odeur d’essence…) nous donnent en effet l’impression qu’elle remet ses pas dans ceux de la victime ; en fait, la solidarité entre les deux femmes ira beaucoup plus loin : au lieu d’être conjuré, le passé ne fera que se répéter.
Les deux parties semblaient s’opposer, en fait, c’est toujours la même catastrophe qui se répète (l’enquêtrice côtoie même Rafah bombardée, au Sud de la Bande de Gaza, avant de s’éloigner et de l’abandonner au « sort qui l’attend »). Le « détail mineur » du titre, c’est le fait que l’assassinat de la jeune fille se produit un 13 août, jour de naissance de l’enquêtrice ; mais on découvrira que c’est loin de n’être qu’une coïncidence : en fait, le viol de la jeune Bédouine n’a pas cessé de se reproduire jusqu’à nos jours, c’est le viol de la Palestine, comme nous l’annonçait la belle illustration de la page de titre, qui est une anamorphose : on peut y voir soit une carte de la Palestine, soit un visage féminin flouté.
Le problème posé à l’auteur, comme aux autres écrivains et cinéastes qui traitent de la situation des Palestiniens, c’est que l’excès de souffrances et d’injustices risque d’aboutir à décourager, abattre le lecteur. Les romanciers sud-américains des années 50-70 ont mis au point, pour décrire les horreurs des dictatures sanglantes et sadiques mises en place par les États-Unis, le système du réalisme magique, qui obtenait une distanciation par une exagération épique. Les artistes qui parlent de la Palestine arrivent à la même distanciation par un procédé contraire : le choix d’un style sobre et objectif ; c’est ainsi qu’Adania Shibli se réfère constamment au drame comme à un « incident », ou que le viol n’est suggéré qu’à travers les grincements d’un sommier (c’est ainsi, aussi, que Till Roeskens, dans Vidéocartographies, Aïda, Palestine, retraçait les drames et les difficultés du camp d’Aïda, près de Bethléem, en filmant des schémas de l’évolution obligée des déplacements de ses habitants à mesure qu’il était bloqué par Israel).
Mais les notations apparemment anodines qui parsèment le récit, et qui se répètent en leitmotive, s’avèrent en fait symboliques, lui donnant, malgré sa sobriété, de la profondeur, et l’imprégnant d’une angoisse que le lecteur partage avec la protagoniste. C’est la beauté et la force de ce style à la fois très simple et ciselé qui apporte, en plus de l’émotion, une catharsis, et un espoir.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir