Êtes-vous un “revers stratégique” ?
5 décembre 2023 (20H25) – Somme toute, les déclarations du ministre (secrétaire à la défense) Lloyd Austin faites ce week-end pour proclamer que la poursuite de la politique israélienne de ‘cancellation’ par bombes sophistiquées des Palestiniens était une grave erreur, a fait bien plus de bruits que je n’aurais cru. La déclaration fut mentionnée dans la page de ce ‘Journal’ du 3 décembre et dans des termes qui n’en célébraient nullement une exceptionnalité quelconque :
« Macron rencontre l’avis du secrétaire à la défense US Austin qui parle du même problème dans un discours au Forum Reagan de la Défense nationale à Simi Valley, en Californie. Le ministre parle de “victoires tactiques” (en nombre de morts civils) et de “défaite stratégique” (une seule, mais suffisante pour la catastrophe).
» “Le centre de gravité est la population civile et si vous la poussez dans les bras de l'ennemi, vous remplacez une victoire tactique par une défaite stratégique”, déclaré Austin. Il laisse entendre que les attaques aveugles d'Israël contre Gaza pourraient inciter encore plus de Palestiniens à rejoindre les rangs des milices du Hamas.
» “Cela aggraverait cette tragédie si tout ce qui attendait les Israéliens et les Palestiniens à la fin de cette terrible guerre était plus d’insécurité, plus de rage et plus de désespoir”, a ajouté Austin”. »
… Mais après tout, pourquoi auriez-vous voulu que je sois secoué par cette déclaration ? Austin ne faisait que s’opposer, en vérité, à une doctrine qui avait été appliqué, sinon inventé aux USA et par les USA, et dont les effets réels, – stratégiques justement, – furent et restent extrêmement contestés dans le contexte des deux volets de la Deuxième Guerre mondiale et malgré la victoire finale. Ce fut même une erreur sanglante et stupide, de ce point de vue stratégique… Par contre, pour les massacres, ce fut une réussite.
Il s’agit de la doctrine LeMay dont on ne se prive pas de parler sur ce site. Rappelez-vous que Le May tint l’U.S. Air Force (USAAF jusqu’en 1947, avant de devenir USAF) sous sa main de fer pendant vingt ans, jusqu’en 1964. Dès 1944, LeMay appliquait sa doctrine contre le Japon en ignorant superbement les arguments de ces trouillards du Bomber Command (UK) et de ces couards de le 8th Air Force en Angleterre, qui justifiaient les attaques massives contre les villes allemandes par la recherche et la destruction des capacités de production industrielle allemande. Le Japon, c’était la préférence de LeMay, et plus précisément le Japonais qui était sa cible favorite et quasiment unique :
« Nous avions l'intention de rechercher et de détruire l'ennemi où qu'il ou qu'elle se trouve, dans le plus grand nombre possible, dans le temps le plus court possible. Pour nous, il n'y avait pas de civils au Japon, mais que des ennemis qu'il fallait détruire jusqu'au dernier…»
Déjà, en 2006, contre le Hezbollah, des généraux israéliens avaient repris l’idée. Alors, aujourd’hui ! Tout le monde en parle, et l’un des plus brillants, qui a déjà fait beaucoup parler de lui, est le sénateur républicain Lindsey Graham, le grand américaniste du Congrès. En mars dernier, il avait été voir Zelenski, s’était fait expliquer ses plans de “contre-offensive”, les avait trouvés brillants et il l’avait dit bien haut en annonçant la victoire finale pour la fin de l’été 2023, plus une bourse coquette de 60 $milliards pour frais divers, votés à la fin de l’année aussi sûrement que les doigts dans le nez.
Rien ne s’étant passé comme prévu, Graham est passé à autre chose pour continuer sa croisade. Ce furent donc ses premiers conseils empressés et sacrément avisés sur la doctrine LeMay d’urgence appliquée à Gaza. Rappelez-vous, il y a une vingtaine de jours de cela :
« Les États-Unis devraient se tenir aux côtés d’Israël dans sa campagne contre le Hamas, quel que soit le lourd tribut qu’elle impose à la population civile de Gaza, a soutenu le sénateur Lindsey Graham. Il a comparé l’opération militaire israélienne contre les militants à la lutte des alliés contre l’Allemagne nazie et le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.
» Dans une interview accordée mardi à CNN, on a demandé à Graham s’il existait pour lui un “seuil” [de tuerie], après quoi il commencerait à remettre en question la tactique d’Israël. Le républicain a répondu par la négative, affirmant qu’il n’y avait aucune limite quant à “ce qu’Israël devrait faire aux gens qui tentent de massacrer les Juifs”. »
Depuis, la colère a grandi, et avec elle l’indignation bien compréhensible de Graham qu’on puisse hésiter à cogner, et encore cogner, et encore allons-y donc ! A nouveau convoquée devant les interrogateurs de CNN, Graham a brandi le glaive LeMay, complètement sorti de son étui. Ce type (Graham) est du genre dont les gens pressés disent, en l’évitant, le soir au fond d’un bois : “Ce type est complètement fou”. Max Blumenthal, un seigneur de la dissidence, en a fait un tweeteX qu’il faut garder dans la cave au trésor :
« Lindsey Graham vient tout juste d'être interrogé sur les pertes civiles palestiniennes massives lors de l’interview habituelle de ‘Softball’ sur CNN :
» “Le peuple américain s'est-il inquiété du nombre de personnes mortes lorsque nous avons détruit Tokyo et Berlin ?” »
“Nous” sommes très content de cette réponse qui est effectivement du pur LeMay. “Nous” remarquons même, – tout de même et allons donc, “nous” ne sommes pas des fillettes ! – que le discours s’est durci alors que les circonstances de la responsabilité totale du Hamas dans l’attaque-tuerie du 7 octobre se sont fortement fluidifiées et complexifiées diablement, pour laisser place, ici ou là, ou encore là, ou ici à côté, à quelques doutes sérieux et la mise en évidence lumineuse d’une activité-simulacre intense des Israéliens. Alors, il faut frapper encore plus fort, recommande Graham, il ne faut surtout rien laisser passer, pas le temps de reprendre son souffle ; il faut frapper, comme à Berlin-1945, comme à Tokyo-1945, bref comme LeMay, il faut frapper comme font les militaires israéliens poussés par les extrémistes-eschatologistes jouant leur va-tout biblique.
De ce point de vue, on comprend que l’intervention du volumineux Austin est tombé comme un cheveu sur la soupe, sans qu’on sache si lui-même sait de quoi l’on parle. Les américanistes ne semblent pas avoir compris, – le comprendront-ils jamais ? – que l’activisme eschatologique des extrémistes israéliens, soutenus par les neocons de salon comme Graham, n’est pas une ivresse née de la volonté de renverser l’ordre du monde, ni une envolée tactique absolument de l’anéantissement qui se prendrait pour une stratégie, mais peut-être bien au contraire, une sorte de charge affolée, paniquée devant la perspective d’évènements terribles, contredisant les plans qu’on veut faire prendre pour divins, et qui sont bien autre chose que divins, et que leurs principaux adversaires ont devinés comme étant l’exact contraire du divin.
D’où peut bien venir cette panique ? Je dirais, faisant la liaison qui pourrait apparaître évidente après tout, si l’on a le sens de la largeur de l’espace et de l’extraordinaire compression du temps historique devenant métahistorique : elle peut venir du fait de voir Moscou bouger enfin du côté des régions de l’incendie moyen-oriental (voyage de Poutine annoncé en Arabie et au Moyen-Orient après une rencontre avec les Iraniens venus à Moscou, après avoir reçu l’onction des Indiens voulant rassurer leurs amis russes un peu préoccupés des bonnes manières de Modi avec Washington ; bien sûr, tout cela avec Pékin, solide comme un roc, en arrière-flanc, qui laisse faire dans ce cas une Russie inspirée de sa Mission depuis la grande rencontre de Moscou Poutine-Xi).
Les Russes voient qu’ils sont en fin de partie en Ukraine, que l’Occident-compulsif est en train de se défaire à une vitesse de Grand Prix de Formule-1 en autant de vents de panique devant la béance de son impuissance et de son aveuglement, avec Zelenski perdu sur son radeau, trahissant tout le monde et tout le monde le trahissant, et réclamant un scorpion pour lui faire traverser la rivière. Les Européens regardent tout cela avec ahurissement, n’y entendant rien. Ils ne voient pas, fous incultes qu’ils sont, les Russes mettre en place la phase suivante qui découvrira le véritable enjeu de la bataille : l’affrontement contre le courant satanique qui, emportant l’Occident, entend infester le monde. Là aussi, – et comment ! – nous nous trouvons dans l’eschatologie !
Il faut lire le très long texte de John Helmer de ce jour, dont le titre a une allure d’Armageddon avec la coloration et l’ambition d’esquisser ce que va être la grande bataille finale qui s’amorce :
« L'idéologie de la Russie est maintenant la libération nationale du monde de l'empire américain, avec l'aide du patriarche Kirill. »
… Et qui dit ceci pour commencer, qui pourrait bien inspirer une réponse sur la stratégie justement, qui la distingue, qui la met en place, qui entend la conduire à son terme :
« Entre 1917 et aujourd’hui, dans l’histoire de la Russie, il est clair que le cheval tire la charrette. Autrement dit, les idées des gens, ou l’idéologie des groupes et la propagande des médias, des églises et des gouvernements, sont entraînées par leurs intérêts économiques, par la structure de classe de la société sous-jacente.
» Je ne parle pas du cheval sur la photo [en tête de l’article]. Il s’agit de l’icône, popularisée dans l’Église orthodoxe géorgienne à partir du XIe siècle, représentant Saint Georges, saint patron des croyants, transperçant à mort l’empereur romain Dioclétien. En fait, Dioclétien a gouverné l’empire romain de 284 à 305 après JC, date à laquelle il est devenu le premier empereur à démissionner volontairement et à se retirer sans fracas. Avant cela, Dioclétien, soldat de carrière, avait beaucoup bataillé avec les Gaulois, les tribus des Balkans et les Perses, ainsi que les chrétiens de Syrie, avant de décider de s'installer dans son jardin sur l'Adriatique.
» L’icône ne représente pas ce qui s’est réellement passé. Bien après que Dioclétien ait été oublié, l’icône en est venue à représenter la victoire de l’Orthodoxie sur l’empire anti-chrétien. L'image de l'icône a été mentionnée la semaine dernière par Andrei Ilnitski, conseiller du ministère russe de la Défense et idéologue principal du parti Russie Unie, dans un discours prononcé devant le patriarche et le président Vladimir Poutine. Selon Ilnitski, Saint Georges représente la Russie, et le coup de lance de Dioclétien représente ce que la Russie fait à l’empire américain sur le champ de bataille ukrainien.
» Aujourd’hui – plus précisément lors de la réunion du Conseil populaire mondial russe à Moscou le 28 novembre – Ilnitski, le patriarche et Poutine inversent l’ordre de l’histoire. C’est désormais le char de l’idéologie russe qui tire le cheval des forces russes dans la bataille contre les Américains… »
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