Dans une interview menée en 2020 – présentée en deuxième partie de l’article -, l’universitaire et historien français Emmanuel Le Roy Ladurie répond à plusieurs questions sur « Le grand hiver » 1708-1709, en s’appuyant sur des données brutes issues de chroniques et de journaux conservés notamment à l’Observatoire de Paris. Les conséquences de ce « Grand hiver », qui s’installa littéralement du jour au lendemain, furent catastrophiques en Europe et particulièrement mortelles en France, le pays le plus touché par la terrible vague de froid et ses corollaires : plusieurs centaines de milliers de morts y furent recensés. Avec 20 millions d’habitants vers 1700, le royaume de France alors considérée comme un géant démographique, était, et de loin, le pays le plus peuplé d’Europe.
D’un point de vue plus global, il est essentiel de noter que « Le Grand hiver » se situe dans la période du minimum de Maunder (1645 – 1715) et que durant les années qui ont précédé la vague de froid, plusieurs volcans étaient entrés en éruption en Europe – ou à proximité de -, notamment le Teide sur les îles Canaries, le volcan de Santorin en Méditerranée et le Vésuve près de Naples. Il s’ensuivit que d’énormes volumes de poussière et de cendres avaient envahi l’atmosphère, réduisant de manière très concrète le rayonnement solaire.
Intéressant aussi, et issue de l’article « Thomas Forster, chutes d’empire et phénomènes remarquables », la liste des passages de comètes – et leurs corollaires – les années précédant cet hiver-là, qui, sans nul doute, ont pu largement contribué à une atmosphère saturée de poussière, voire à certaines épidémies – voir « Influence des comètes, phénomènes atmosphériques et pandémies » :
- 1695 – Comète le 17 novembre ; apoplexie épidémique, épizooties
- 1698 – Comète le 18 octobre ; grippe, épizootie des chevaux
- 1699 – Comète le 13 janvier ; peste éruptive, épidémies d’angines
- 1701 – Comète vue le 17 octobre ; épidémie des enfants en général
- 1702 – Comète vue le 13 mars ; éruption de l’Etna, petite vérole, fièvres et autres épidémies
- 1706 – Comète le 30 janvier ; temps pestilentiel, gros vents
- 1707 – Comète vue le 11 décembre ; éruption du Vésuve, grippe par toute l’Europe, etc.
Mais avant l’interview elle-même – présentée plus loin dans l’article dans un encadré gris -, voici un petit aperçu de ces fatales conséquences qui, comme le lecteur pourra le lire, furent largement étendues à toute l’Europe, y compris jusqu’en Italie et en Espagne.
« Il n’aura fallu qu’une seule nuit de l’année 1709 pour que le climat bascule. Le 5 janvier, les températures chutèrent, rien d’étonnant, a priori, aux premières heures de l’hiver en Europe, mais celui de 1709 n’avait rien d’une vague de froid ordinaire. Le lendemain, le soleil se leva sur un continent glacé de l’Italie à la Scandinavie et de l’Angleterre à la Russie, le surlendemain également, puis tous les jours pendant près de trois mois.
[…]
Sur l’ensemble du territoire français, les fleuves, les canaux et les ports furent figés par le gel et les routes bloquées par la neige. Dans le port de Marseille et à différents points du Rhône et de la Garonne, la glace supportait le poids des charrettes, ce qui situe son épaisseur autour de 28 cm. Dans les villes privées de provisions, des témoignages racontent que les habitants étaient forcés de brûler leur mobilier pour se réchauffer. À Paris, l’approvisionnement fut suspendu pendant trois mois.
[…]
Dans le reste de l’Europe aussi apparurent les étranges conséquences du froid. De nombreux témoins racontèrent comment la chute soudaine de température fragilisa ce qui était pourtant perçu comme robuste. Les troncs d’arbre se brisaient avec fracas, comme si un bûcheron invisible s’affairait à les abattre. Dans les églises, les cloches se fendaient au lieu de résonner.À Londres, où l’on parla plus tard de « Great Frost » (en français, le Grand Gel), la Tamise fut prise par les glaces. Les canaux et le port d’Amsterdam connurent un sort similaire. La mer Baltique se figea pendant quatre longs mois et les voyageurs, dit-on, la traversaient à pied ou à cheval depuis le Danemark pour rejoindre la Suède ou la Norvège. Le gel toucha la quasi-totalité des rivières de l’Europe du Nord et Centrale, même les sources chaudes d’Aix-la-Chapelle. Des chariots lourdement chargés se frayaient un chemin sur les lacs gelés de la Suisse et les loups rôdaient dans les villages à la recherche de quelque nourriture, jetant parfois leur dévolu sur les villageois morts de froid.
Dans l’Adriatique, une foule de navires furent piégés dans la glace et leurs équipages moururent de froid et de faim. À Venise, les habitants utilisaient des patins à glace au lieu des traditionnelles gondoles pour arpenter la ville. Rome et Florence furent coupées du monde par d’importantes chutes de neige. En Espagne, l’Èbre fut couvert de glace et même la douce Valence vit ses oliviers anéantis par le froid.
[…]
Cependant, tout aussi épouvantables soient-elles, ces conditions glaciales n’étaient que le premier événement d’une série de fléaux à s’abattre sur l’Europe cette année-là. Les températures restèrent anormalement basses jusqu’au mois d’avril, mais une fois la neige et la glace fondues, elles laissèrent place à des inondations.L’an 1709 vit également les maladies proliférer. Après l’émergence d’un virus à Rome, le froid et la faim du Grand Hiver en facilitèrent la propagation et entraînèrent une épidémie à l’échelle européenne en 1709 et 1710. Pour ne rien arranger, la peste frappa aussi cette année-là, venue de l’Empire ottoman via la Hongrie. »
Interview d’Emmanuel Le Roy Ladurie
Source de l’article publié en 2020 : Météo-France
L’hiver 1708-1709 a-t-il vraiment été particulièrement rigoureux ?
E. Le Roy Ladurie : Il a en tout cas été marqué par des périodes de froid exceptionnelles, pour autant que les données de l’époque nous permettent d’en juger. Au cours du XVIIe siècle, les premiers appareils de mesure de la température, apparus vers 1567, se sont perfectionnés et leur usage s’est répandu progressivement. Ainsi, pour 1709, on dispose de séries de mesures, notamment à Paris où le mathématicien et physicien Philippe de la Hire les consigne plusieurs fois par jour dans des « journaux » conservés à l’Observatoire de Paris. Le médecin et botaniste français Louis Morin établit pour sa part des relevés de températures, conservés à la bibliothèque de l’Institut, trois ou quatre fois par jour, du 1er février 1665 au 13 juillet 1716. Cependant, à l’époque, le point de référence pour le 0 °C, la valeur intrinsèque du degré, le type de thermomètre, les conditions de mesure et d’étalonnage… sont loin d’être définis. Les données brutes dont nous disposons doivent donc être « retravaillées » pour pouvoir être comparées aux mesures actuelles. Elles sont cependant cohérentes entre elles et avec les nombreux témoignages écrits dont on dispose. Elles confirment qu’un froid exceptionnel a régné certains jours, notamment le 6 janvier 1709. Mieux encore, elles mettent en évidence des alternances de périodes douces et de froid intense entre octobre 1708 et avril 1709.
Les travaux de Jean-Pierre Legrand et de Maxime Le Goff, chercheurs au CNRS, sur les mesures de Louis Morin, donnent une idée plus précise du froid qui a sévi. La vague de froid qui démarre le 6 janvier 1709 s’étend sur onze jours avec des valeurs minimales entre -15 °C et -18 °C à l’exception du 17 janvier où elle n’est que de -7,5 °C. Le dégel s’amorce le 24, avant une nouvelle vague de froid, du 4 au 10 février avec des températures minimales de l’ordre de -5 °C. Les températures remontent ensuite de manière spectaculaire pour atteindre 12 °C avant de rechuter entre le 21 février et le 3 mars avec un minimum de -13,5 °C le 24 février. Les observations de Louis Morin sont extrêmement complètes, puisqu’il indiquait également la pression (alors mesurée en pouces et en lignes) ainsi que le vent. On identifie ainsi des périodes anticycloniques associées à un vent d’est ou d’est-nord-est soutenu, qui sont sensiblement en phase avec le début des périodes les plus froides.
L’historien Marcel Lachiver a, pour sa part, en confrontant les témoignages oraux et les mesures disponibles à Paris, Montpellier, Bordeaux et Marseille, identifié sept vagues de froid successives. Il insiste sur le caractère extrêmement délétère pour la végétation de ces alternances de périodes de douceur et de grand froid.
Que nous apprennent les récits de l’époque ?
E. Le Roy Ladurie : Les témoignages écrits abondent dans les paroisses, les villes, les hôpitaux et à la Cour de Louis XIV. Le Duc de Saint-Simon qui, d’ordinaire s’attache plutôt à dépeindre la vie à Versailles, souligne, à plusieurs reprises, le caractère exceptionnel de l’hiver 1709 avec, par exemple, mention des rivières solides jusqu’à leur embouchure et [des] bords de mer capables de porter des charrettes. Pour donner une idée de l’intensité du froid, il précise que l’eau de la reine de Hongrie, les élixirs les plus forts et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles. Il insiste sur les pertes subies en matière d’arbres fruitiers y compris la vigne, sur la cherté du pain en accusant le contrôleur général des finances, Nicolas Desmarets, de couvrir les spéculateurs. Il raconte aussi comment la décision de semer de l’orge pour remplacer les blés d’hiver détruits permit d’éviter la famine. Les émeutes de subsistance sont commentées plusieurs fois dans ses écrits. Saint-Simon ne résiste pas au plaisir de nous conter la mésaventure de Monseigneur (le fils aîné de Louis XIV) dont le carrosse est assailli… par des femmes en grand nombre, criant du pain, alors qu’il se rendait à l’Opéra, et qui, du coup, n’osa plus se rendre à Paris. Le mémorialiste fait également état de la triste condition des Armées du roi : les officiers particuliers mouraient de faim avec leurs équipages. Dans La clef du Cabinet de mars 1709, qui ne traite habituellement que de politique étrangère, on trouve, outre une chronologie précise de l’arrivée du froid sur le royaume, cette mention : Il est mort partout une infinité de personnes de tout sexe & tout âge, principalement des enfants & des vieillards, parmi ceux qui n’avaient pas les commodités de se garantir contre un froid si extraordinaire, on a trouvé des familles entières mortes de froid…
Plus près du peuple, les registres paroissiaux abondent en descriptions apocalyptiques de la période. Ils insistent sur les difficultés à procéder aux enterrements mais ne manquent pas d’insister sur les œuvres de charité organisées pour subvenir à la détresse des plus pauvres, notamment les distributions des potages par les dames les plus aisées.
Quelles en ont été les conséquences démographiques ?
E. Le Roy Ladurie : Le nombre de décès liés à la crise de 1709 avoisine 600 000. Selon M. Lachiver, environ 100 000 personnes seraient mortes du froid au premier trimestre 1709, 200 000 personnes seraient ensuite décédées suite à la malnutrition jusqu’à l’automne 1709. On enregistre 300 000 décès liés aux épidémies (dysenterie, typhoïde, typhus, scorbut …) particulièrement meurtrières sur des individus sous alimentés jusqu’en 1710. Toutes les tranches de la population ne sont pas également touchées : les plus pauvres, les enfants et les plus âgés sont les plus vulnérables.
Ces chiffres, bien que très élevés, ne sont cependant pas comparables à ceux observés en 1693-1694. Sur cette période, les historiens s’accordent pour évaluer à plus de 1. 300 000, le bilan d’une hécatombe due à des récoltes catastrophiques en lien avec un printemps 1693 très pluvieux et un échaudage à l’été qui ruinent les moissons alors que celles de 1692 étaient déjà déficitaires.
Que fait Louis XIV face à cette situation exceptionnelle ?
E. Le Roy Ladurie : En 1709, la France est en guerre depuis février 1701 pour la succession d’Espagne et la situation économique du pays est loin d’être florissante. Cependant, le pouvoir politique, qui avait été pratiquement sans réaction lors de la crise de 1693-1694, prend des mesures : interdiction d’exporter du blé (décembre 1708), autorisation de re-semer de l’orge (avril 1709), recensement des stocks de céréales (avril 1709), contrôles visant à freiner la spéculation, châtiments exemplaires pour les contrevenants, expulsion des mendiants étrangers à la ville, contributions spéciales pour des bureaux de bienfaisance ou des comités de charité, distribution de soupes, ouverture d’ateliers publics…
Le pays va cependant connaître plusieurs émeutes de la faim à Paris et surtout en province, dès février 1709 et ce jusqu’à la fin de l’été. Jean Nicolas en dénombre 10 en février, 28 en mars, 57 en avril, 49 en mai, avant que leur nombre ne décroisse progressivement. Il insiste sur le fait qu’elles sont particulièrement violentes en province comme à Reims, Tours, Toulouse, Rouen, Caen, Saint-Flour… Les femmes, qui protestent contre le prix exorbitant du pain, sont souvent en première ligne, et la répression qui s’abat sur les manifestants ne les épargne pas. Une ouvrière en soie est ainsi pendue en représailles sur la place du grand marché à Tours. À Paris, les émeutes sont, paradoxalement, moins violentes, à l’exception de celle d’août 1709, où les autorités se retrouvent incapables de gérer l’affluence de volontaires pour effectuer des travaux de terrassement en échange de pain.
D’après Saint-Simon, le Roi semble avoir été affecté par les Placards affichés dans Paris et les pamphlets qui se multiplient. Pour autant, son principal souci semble avoir été d’arrêter une guerre qu’il n’a plus les moyens de continuer. Son « Appel au Peuple », lu, en juin 1709, dans les églises, et par lequel il justifie sa décision de poursuivre la guerre et sollicite le soutien des Français, traduit les limites de la monarchie absolue qu’incarnait jusqu’alors Louis XIV.
Pourquoi cet hiver a-t-il marqué la mémoire collective ?
E. Le Roy Ladurie : Cela peut paraître étonnant, car, il y a eu des hivers tout aussi sévères, voire plus, avant et après, d’un strict point de vue climatologique (températures, nombre de jours de gelée…). Citons, par exemple, les grands hivers du bas Moyen-Âge (1315, 1420,…) mais aussi celui de 1788-1789 où on enregistre le record historique du nombre de jours de gelée à Paris (86 jours de décembre 1788 à février 1789), les hivers 1829-1830, 1879-1880, 1916-1917, ou plus près de nous ceux de 1956 et 1963.
Pour autant, l’hiver 1708-1709 est resté dans la mémoire collective. Il a été abondamment décrit et étudié. Il intervient dans un contexte de guerre qui a appauvri la France et les Français. Les grands hivers qui suivront lui sont toujours comparés. Peut-être parce qu’il signe la fin des grandes mortalités : après 1709, les décès se compteront en milliers ou en centaines, plutôt qu’en centaines de milliers.
Bibliographie
- Legrand JP., Le Goff M., 1992. Les observations météorologiques de Louis Morin entre 1670 et 1713, Monographie de la Direction de la météorologie nationale, n° 6.
- Lachiver M., 1991. Les années de misère – La famine au temps du Grand Roi. Paris, Fayard, 566 p.
- Dupâquier J., 1991 Histoire de la population française – De la Renaissance à nos jours. Vendôme, Presses universitaires de France, 601 p.
- Le Roy Ladurie E., 2005. Histoire humaine et comparée du climat – Canicules et glaciers XIII°-XVIII°. Paris, Fayard, p. 509-518.
- Saint-Simon L, 1927. Mémoires, Editions commentées d’A. de Boislisle pour Hachette, Tome XVII.
- Revue « La clef du Cabinet » : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1050076/f167.image
- https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8614615k/f439.image
- Rousseau D., 2013. Les moyennes mensuelles de températures à Paris de 1658 à 1675 : d’Ismaïl Boulliau à Louis Morin, La Météorologie, 2013, n° 81 ; p. 11-22 https://doi.org/10.4267/2042/51098.
- Nicolas J., 2008, La rébellion française, Folio histoire, p. 355-367.
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