Nous devons reconfigurer notre pensée – sur le long terme – pour tenir compte de l’intrusion de dimensions changeantes dans la conscience.
Par Alastair Crooke – Le 6 novembre 2023 – Source Strategic Culture
Dominique De Villepin, ancien Premier ministre français, qui s’est illustré en menant l’opposition de la France à la guerre en Irak, a récemment décrit le terme “occidentalisme” (le sentiment qui prévaut actuellement dans une grande partie de l’Europe) comme étant l’idée que “l’Occident, qui a géré pendant cinq siècles les affaires du monde, pourra continuer à le faire tranquillement” . Il poursuit :
Il y a cette idée que, face à ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient, il faut pousser encore plus loin le combat, vers ce qui pourrait s’apparenter à une guerre de religion ou de civilisation.
Autrement dit, s’isoler encore plus sur la scène internationale.
Ils se sont engagés à fond dans un certain cadre moral et éthique du monde, et face à une situation où le tissu moral de l’Occident a été ouvertement exposé et réfuté, il leur est extrêmement difficile – et peut-être fatalement impossible – de se retirer.
Il en va de même pour Israël (qui est lié à l’Occident par un lien ombilical) : si Israël imaginait que ses anciens alliés arabes pourraient détourner le regard, alors que l’État juif tentait d’anéantir la résistance à Gaza, et s’attendait ensuite à ce que ces alliés aident à mettre en place et à financer un appareil de sécurité à Gaza, il se rendrait coupable d’un vœu pieux.
Et si Washington ou Israël supposaient que ce plan “d’après-Gaza” pouvait se dérouler au moment même où les colons militants de l’autre côté du terrain construisent leur royaume de colonies dans le but exprès de fonder Israël sur la Terre d’Israël (expurgeant ainsi complètement la Palestine), cette idée constituerait également une fantaisie, à la fois stratégiquement et moralement incohérente.
Cela ne marchera pas. Israël ne sera pas en mesure de générer les partenaires palestiniens, ni les alliés mondiaux dont il a besoin pour coopérer à un tel projet.
La situation au Moyen-Orient s’est radicalement transformée. Alors que la Palestine était une question de libération nationale, elle est aujourd’hui le symbole d’un réveil civilisationnel plus large – la “fin de siècles d’humiliation régionale” .
De même, alors que le sionisme en Israël était en grande partie un projet politique séculier (le Grand Israël), il est aujourd’hui devenu messianique et prophétique.
Le fait est que nous continuons à réfléchir à la question de Gaza à “l’ancienne manière”, c’est-à-dire à travers le prisme du rationalisme matériel séculier. Cela conduit à des conclusions telles que “le Hamas est objectivement plus faible que les forces de défense israéliennes” , et par conséquent, rationnellement, ces dernières doivent prévaloir comme étant la partie la plus forte.
Selon ce mode de pensée, il n’existe qu’une seule et unique réalité, dont seules les descriptions et les interprétations diffèrent. Pourtant, il y a manifestement plus d’une “réalité” , puisque nous progressons collectivement d’une conscience à l’autre. Dans un état de conscience, par exemple, “le Hamas est voué à l’échec” , et la discussion porte sur les notions américaines et israéliennes de “ce qui va suivre à Gaza” .
Dans un autre état de conscience cependant – de plus en plus répandu dans la région – la “réalité” est que tout compromis négocié “rationnellement” entre deux structures eschatologiques qui s’affrontent est impossible. C’est d’autant plus vrai si le conflit s’intensifie horizontalement, débordant les limites de Gaza.
D’autres “fronts” pourraient s’ouvrir, Gaza étant considérée – que le Hamas soit écrasé ou non – comme l’étincelle révolutionnaire qui allume une transformation dans la conscience du Moyen-Orient et du Sud global (voir la liste des États du Sud global qui coupent désormais leurs liens diplomatiques avec Israël).
L’Occident a toutefois choisi de se retrancher dans un silo qu’il a lui-même créé, comme le montre sa demande d’un message unique selon lequel toute l’Europe “se tient aux côtés d’Israël” , son refus de tout cessez-le-feu et son refus de toute limite à l’action d’Israël (sous réserve de la loi).
Un commentateur israélien chevronné explique à quoi nous sommes confrontés :
un cas où un pays (Israël) est tellement dévasté, choqué, humilié et naturellement consumé par la rage que le châtiment devient la seule issue. Le moment où un pays se rend compte que sa dissuasion a échoué et que la perception de sa puissance a été si gravement diminuée qu’il est uniquement motivé par la restauration de son image de puissance.
C’est un point dangereux où les décideurs pensent qu’ils peuvent se passer de l’axiome du théoricien militaire von Clausewitz : “La guerre n’est pas simplement un acte politique mais un véritable instrument politique, une continuation des relations politiques, une réalisation de ces mêmes relations par d’autres moyens.”
L’Europe, sous l’impulsion de Washington, ne fait que méconnaître l’axiome de Clausewitz, en s’associant sans réserve aux opérations militaires d’Israël, avec un risque réel de collusion avec tout ce qui peut s’y passer.
En clair, le commandement absolu d’une distinction sans ambiguïté entre la vérité et le mensonge et l’unicité de sens en ce qui concerne la question palestinienne, ainsi que l’absence de “messages pro-palestiniens” , reflètent une profonde insécurité en Occident – comme si un message unilatéral pouvait être le remède à un choc civilisationnel. Dans le climat actuel, le simple fait d’appeler à un cessez-le-feu peut entraîner la perte d’un emploi.
Au contraire, cette position ne sert qu’à isoler l’Europe de tout rôle sur la scène internationale – sauf celui de menacer l’Iran d’une escalade si le Hezbollah ouvrait un front nord contre Israël.
Ici, nous sommes également confrontés au problème de la “vieille pensée” rationaliste matérielle, qui considère le déploiement de porte-avions et la dispersion de défenses aériennes dans la région comme une manifestation d’une potentielle force si écrasante qu’elle constitue une dissuasion, tandis qu’Israël termine de réprimer les irruptions palestiniennes à Gaza et en Cisjordanie de manière ininterrompue.
Là encore, le mythe de la dissuasion a été supplanté par les tactiques asymétriques de la nouvelle guerre. Les conflits sont devenus géopolitiquement divers, technologiquement plus complexes et multidimensionnels – en particulier avec l’inclusion d’acteurs non étatiques militairement compétents. C’est pourquoi les États-Unis sont si nerveux à l’idée qu’Israël s’engage dans une guerre sur deux fronts.
L’“autre réalité” est que la puissance de feu infaillible n’est pas tout. La nouvelle dynamique réside dans la gestion d’une escalade contrôlée. Les États-Unis peuvent penser (de manière rationnelle sur le plan matériel) qu’ils sont les seuls à pouvoir dominer l’escalade. Mais est-ce le cas dans ce nouveau monde multidimensionnel et asymétrique ?
En outre, l’“autre” état de conscience pourrait interpréter les choses différemment : le pilonnage de Gaza par Israël pourrait s’avérer plus long que ne le prévoient les États-Unis, et son issue pourrait ne pas produire la restauration définitive de la dissuasion israélienne à laquelle la plupart des Israéliens aspirent. D’un point de vue dynamique, l’assaut israélien sur Gaza pourrait plutôt produire une nouvelle métamorphose de la conscience régionale vers la colère et la mobilisation, impulsant une nouvelle dynamique dans la “réalité” géostratégique.
Bien que la dissuasion soit présentée comme un objectif (permettant à Israël de trouver un nouveau paradigme de sécurité pour lui-même), l’escalade militaire n’apportera aucun accord durable permettant de diviser la Palestine mandataire en deux États. Elle ne fera que l’éloigner davantage de cet objectif.
L’agitation actuelle en Palestine pourrait-elle alors, simplement et tranquillement, cesser sous la direction de la Maison Blanche ?
Considérer la guerre entre Israël et le Hamas comme un événement local serait une autre erreur de la “vieille pensée” . Il s’agit désormais d’une guerre pour l’existence palestinienne, entre la vision hébraïque d’Israël et la vision islamique de sa propre renaissance civilisationnelle. Dans cette seconde vision, la blessure palestinienne constitue une lacune qui s’est envenimée depuis 75 ans, du fait de la mauvaise gestion occidentale.
La question palestinienne ne s’effacera pas maintenant – elle ne sera pas résolue par le rétablissement de l’Autorité palestinienne discréditée, ni par de vagues “discussions” sur un État palestinien “un jour” . Nous devons reconfigurer notre pensée – sur un plan plus long – pour tenir compte de l’intrusion de dimensions changeantes dans la conscience.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker francophone
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