Par Dmitry Orlov – Le 15 Novembre 2023 – Source Club Orlov
Lorsque j’étais un jeune homme de 20 ans, mon père m’a invité à lui rendre visite en Israël. Il était là pour se marier (pour la troisième fois !) avec une très bonne professeure de musique qui s’était retrouvée coincée en Israël pour faire de la thérapie musicale dans un hôpital psychiatrique. Ils se sont mariés, ont quitté Israël et sont restés ensemble jusqu’à la mort de mon père, des décennies plus tard. Mon père pensait que l’expérience d’un voyage en Israël me serait bénéfique – ce qui a été le cas.
Nous avons visité les sites ensemble. Il m’a emmené voir le mur des lamentations à Jérusalem. Qui étaient ces patients catatoniques se balançant d’avant en arrière devant ce qui ressemblait à un mur de soutènement en grès, construit à la hâte ? “Ils prient”, m’a dit mon père avec un sourire maussade et en roulant des yeux. Joli !
Nous avons fait le tour du pâté de maisons et la mosquée Al Aqsa était là, dans toute sa splendeur, belle et intacte. Mon père voulait que nous y entrions : “Ce sont les gens les plus gentils du monde. Il suffit de suivre quelques règles simples.” D’une certaine manière, je ne me sentais pas digne, pensant que je devais étudier ce que c’était avant de m’immiscer.
Dans l’ensemble, Israël m’a semblé plutôt pathétique : pauvre, grossier, minable et fortement militarisé ; plus un avant-poste colonialiste qu’un véritable pays. Rude et grossier – très grossier. Je me souviens avoir failli être renversé par un soldat qui se frayait un chemin à travers la file d’attente dans un magasin de falafels sur Rehov Byalik à Jérusalem. Comme je l’ai appris plus tard, il s’est en quelque sorte excusé en disant “slekha”. Le mot sonnait comme une claque dans le dos et, sur le moment, j’ai pensé qu’il avait dit “Va te faire foutre”. Une pensée m’est venue presque immédiatement à l’esprit à ce moment-là : “Ce ne sont pas des Juifs ! Ce ne sont pas des Juifs !” Du moins, ce n’étaient pas les Juifs que j’avais connus en Russie. Il s’agissait d’une tribu bizarre parlant une langue bizarre et agissant de manière abominable.
Il a fallu un certain temps pour mettre en ordre les papiers de la mariée de mon père. Mon père a passé le temps en effectuant des travaux de menuiserie de finition. Il a d’abord essayé de travailler pour les Israéliens, mais il les a trouvés désagréables en tant que clients : trop exigeants, querelleurs et marchandant implacablement. Il a donc commencé à travailler pour des Palestiniens en Cisjordanie. Ses amis palestiniens lui ont procuré des plaques d’immatriculation palestiniennes pour sa voiture (des plaques de couleur différente, à cause de l’apartheid) et il changeait de plaque dès qu’il passait le poste de contrôle israélien, afin que les enfants du coin ne jettent pas de pierres sur sa voiture. Mon père a trouvé ses clients palestiniens extrêmement polis, généreux et reconnaissants. Une fois les papiers en règle, lui et sa nouvelle épouse ont quitté Israël et n’ont jamais regardé en arrière.
Les Israéliens n’étaient pas exactement des Juifs, du moins pas au sens où je l’entendais. Les Juifs que je connaissais étaient des Juifs russes – médecins, scientifiques, savants, ingénieurs, écrivains et poètes, artistes, instituteurs, simples ouvriers d’usine… Il s’agissait de personnes qui avaient fui les shtetls1 de la Zone de Résidence2 juste après la révolution d’octobre 1917, qui avaient profité de la gratuité et de l’excellence de l’enseignement supérieur et qui avaient exercé des professions libérales dans l’économie soviétique en plein essor. Alors que les États-Unis et la majeure partie du “monde libre” étaient plongés dans la Grande Dépression, l’économie soviétique connaissait une croissance annuelle comprise entre 11 % (production de pétrole) et 17 % (production d’acier).
Ces gens étaient laïques, avaient laissé loin derrière eux les restrictions et les règles ridicules, les rituels dénués de sens et le zèle étouffant du shtetl (bon sang !), qu’ils considéraient comme arriérés et bizarres, bien qu’ils ne fussent pas nécessairement athées ou même agnostiques. Après la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle Staline (un séminariste chrétien orthodoxe) a rouvert les églises qui avaient été fermées par les fanatiques marxistes, dont beaucoup étaient des Juifs trop récemment arrivés du shtetl pour avoir perdu leur zèle judaïque et suivi avec empressement le dicton de Karl Marx “La religion est l’opium du peuple”, beaucoup de ces Juifs russes ont adopté le christianisme orthodoxe russe – non pas par le biais d’un quelconque endoctrinement, mais par affinité culturelle et appartenance spirituelle. Telle a été l’expérience de mes parents.
Note du Saker Francophone
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Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.
Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Notes
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