Par Gordon Hahn – Le 30 octobre 2023 – Source Russian and Eurasian politics
La division du monde évolue rapidement vers quelque chose qui ressemble moins à une division – si l’on entend par “division” une division plus ou moins équilibrée entre deux parties – qu’à l’isolement d’une petite partie de la communauté internationale par rapport à une plus grande, significative ou largement majoritaire. En outre, cet isolement ressemble à une auto-isolation, et la partie qui s’isole est l’Occident. Il ne devait pas en être ainsi. Avant même la guerre ukrainienne entre l’OTAN et la Russie, Washington et Bruxelles se félicitaient d’avoir réussi à isoler la Russie, puis la Chine, de la “communauté des démocraties” (alors même que Washington abandonnait ce qu’il conviendrait d’appeler non pas un gouvernement démocratique, mais un gouvernement républicain). Au lieu de cela, c’est l’inverse qui se produit. Par son arrogance et son obstination, l’Occident, dirigé par Washington, se retrouve de plus en plus isolé.
L’isolement de l’Occident est en grande partie un auto-isolement accidentel provoqué par une série de choix politiques radicaux et une incapacité inquiétante, voire un refus, de faire des compromis non seulement avec les ennemis mais aussi, de plus en plus, avec les amis. Dans le même temps, l’échec de la tentative de l’Occident d’isoler Moscou et Pékin a incités ces derniers à collaborer très étroitement pour isoler de plus en plus l’Occident et attirer de leur côté le Reste du monde, dont certaines parties étaient autrefois fermement alliées ou avaient au moins de très bonnes relations avec l’Occident. L’éloignement de la Russie de l’Occident n’est pas un incident isolé. L’Inde, le Brésil, l’Égypte, l’Arabie saoudite et même la Turquie, la Hongrie et la Slovaquie, membres de l’OTAN, se sont détournés de l’Occident et rejoignent l’alternative sino-russe. Comment cela s’est-il produit ?
Tout d’abord, contre les souhaits clairement exprimés et fermes de la Russie et les propres promesses de l’Occident de ne pas étendre l’OTAN au-delà de l’Allemagne réunifiée, il y a eu l’expansion de l’OTAN, puis encore plus d’expansion de l’OTAN, puis la tentative d’expansion de l’OTAN vers la Géorgie et l’Ukraine, pays limitrophes de la Russie et situés dans des régions stratégiquement cruciales. La “promotion de la démocratie“, y compris le soutien, le financement et l’organisation de “mouvements démocratiques“, a donné lieu à des révolutions colorées – rose (Géorgie), orange et Maidan (Ukraine), ruban blanc (Russie), etc. – et l’expansion de l’UE a ouvert la voie à l’approche de l’OTAN. Lors de son sommet de 2007, l’OTAN a déclaré que la Géorgie et l’Ukraine rejoindraient un jour l’OTAN, malgré les objections répétées du président russe, dont la plus ancienne a été formulée par Vladimir Poutine lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007. La Géorgie a commencé à intégrer les programmes et les structures de l’OTAN, puis a attaqué la république séparatiste d’Ossétie du Sud, alliée de la Russie, tuant des centaines de civils et 19 soldats russes chargés du maintien de la paix. La Géorgie a été vaincue lors de la guerre des cinq jours entre la Géorgie, l’Ossétie du Sud et la Russie, en août 2008, et l’OTAN a opéré une retraite opérationnelle.
Vient ensuite le “printemps” arabe, soutenu par les États-Unis, qui porte brièvement au pouvoir la confrérie musulmane islamiste radicale, conduit à une guerre civile et à la destruction de Moammar Kadhafi et de son régime, et déclenche la guerre civile syrienne. Cette dernière a permis l’expansion du djihadisme au Moyen-Orient par l’intermédiaire de l’Irak et de l’est de la Syrie. Le djihadisme, sous la forme d’Al-Qaïda et d’ISIS, est né en “contrecoup” de l’engagement en Afghanistan contre les Soviétiques et s’est fait les dents au Moyen-Orient à la suite de l’invasion américaine de l’Irak après le 11 septembre 2001. La déstabilisation de l’Irak et de l’Afghanistan à la suite des invasions américaines de ces deux pays après le 11 septembre et les efforts bizarres de “construction nationale” et de promotion de la démocratie dans ces deux cultures anciennes ont fourni aux mouvements djihadistes des refuges, qui se sont répandus dans l’est de la Syrie, au Liban et dans d’autres parties du monde musulman. Le monde islamique traditionnel, qui est devenu la principale victime de la montée du djihadisme, n’a pu s’empêcher de considérer l’interventionnisme politique et militaire des États-Unis et de l’OTAN dans leurs régions comme un catalyseur de l’expansion du djihadisme dans leurs pays.
La révolte ukrainienne de Maïdan – peut-être la dernière révolution colorée des États-Unis – a répété l’expérience géorgienne, qui comprenait entre autres événements clés : une prise de pouvoir soutenue par les États-Unis et finalement exécutée par des éléments nationalistes anti-russes, une attaque militaire du nouveau régime pro-occidental contre une région pro-russe (le Donbass remplaçant l’Ossétie du Sud), des menaces contre une autre région pro-russe (la Crimée remplaçant l’Abkhazie), une forte implication de l’OTAN dans les forces armées, et une invasion russe. Il n’est pas surprenant que la répétition du scénario géorgien en Ukraine se soit poursuivie jusqu’à l’invasion militaire russe, d’autant plus que l’Occident a rejeté dans sa quasi-totalité la tentative de la Russie d’éviter la nécessité d’une invasion par le biais de ses propositions de décembre 2021 visant à créer une nouvelle architecture de sécurité en Europe et à mettre un terme à l’expansion unilatérale de l’OTAN.
La guerre entre l’OTAN et la Russie en Ukraine a obligé le monde à prendre parti, et seuls les alliés des États-Unis ont soutenu l’Ukraine : Les membres de l’OTAN, de l’UE et des Five eyes, ainsi que le Japon. Ce dernier est le seul pays non occidental à soutenir l’OTAN en Ukraine. Même la Turquie, membre de l’OTAN, a joué sur les deux tableaux ou a au moins adopté une position quelque peu neutre, bien qu’elle ait fourni des drones à l’Ukraine. Plus important encore, la guerre a renforcé la quasi-alliance sino-russe et a à la fois facilité et accéléré les efforts de Moscou et de Pékin pour créer un ordre mondial alternatif reposant sur les piliers des BRICS, de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), de l’Union économique eurasienne (UEE) et de l’initiative chinoise des “Nouvelles routes de la soie“. Les BRICS sont devenus les BRICS+, intégrant six nouveaux pays, dont les anciens alliés des États-Unis que sont l’Égypte et l’Arabie saoudite. La Russie a annoncé qu’elle intégrerait l’UEE dans le cadre des Routes de la soie. Les BRICS ont commencé à construire un ordre financier et monétaire alternatif pour abandonner le FMI, la Banque mondiale et le dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale.
Le développement économique de la Chine par les États-Unis, qui a alimenté sa montée en puissance, a peut-être été un échec géostragique encore plus grand que celui qui a poussé Moscou dans les bras de Pékin en élargissant l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. Ensemble, ces deux erreurs de calcul représentent peut-être la plus grande bévue de politique étrangère de toute l’histoire moderne, dépassant l’”excellente” guerre sur deux fronts d’Hitler et la campagne russe désastreuse de Napoléon pour étendre la communauté de la “liberté, égalité, fraternité“.
Puis vint l’attaque terroriste du HAMAS contre Israël et la réponse imprudemment disproportionnée d’Israël dans la bande de Gaza. Les États-Unis ont soutenu sans ambiguïté la réaction démesurée d’Israël et sa décision, qui n’a toujours pas été mise en œuvre, de mener une invasion à grande échelle de la bande de Gaza, en lui fournissant une assistance militaire. Cependant, Israël dispose de suffisamment de moyens pour paralyser sérieusement le Hamas sans massacrer de civils et, s’il ressent le besoin malheureusement trop humain d’exercer une vengeance, il en a déjà exercé plus qu’il n’en faut. Les États-Unis devraient déclarer que trop c’est trop. Israël a suffisamment endommagé le Hamas par des moyens militaires rudimentaires, et Washington devrait donc insister pour que son allié s’engage immédiatement dans un cessez-le-feu. Tout en fermant les yeux pendant une brève période sur les réponses israéliennes plus chirurgicales (opérations des forces spéciales, assassinats) pour finir d’affaiblir le Hamas, Washington devrait se joindre à la Turquie, à la Russie et au nouvel acteur mondial, la Chine, dans une conférence de paix pour parvenir à une solution à deux États, peut-être en plusieurs étapes : la création d’un État, puis le partage de Jérusalem. Plutôt que d’adopter une telle position de leadership mondial – une position désormais adoptée par la Chine et la Russie – les États-Unis consolident l’isolement de l’Occident en se rangeant du côté d’Israël et en soutenant ses opérations militaires contre le Hamas et les civils de Gaza.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est bien plus qu’Israël et Gaza. L’Amérique et le monde sont en jeu, car le conflit est sur le point de dégénérer en une guerre régionale, voire mondiale. Le monde musulman assiste quotidiennement aux bombardements massifs de Gaza par Israël, aux corps déchiquetés de nourrissons et d’enfants et donc, logiquement, à la rage et aux protestations de masse. Même les partisans des États-Unis parmi les États musulmans, comme la Jordanie, ont condamné la réponse disproportionnée d’Israël. L’Iran, l’Arabie saoudite et la Turquie ont adopté des positions analogues, le roi de Jordanie Hussein Abdallah II et d’autres États arabes refusant de rencontrer le président américain comme prévu après sa démonstration sans précédent de soutien sans équivoque à l’approche de Benjamin Netanyahou lors de sa visite en Israël. Le fossé entre sunnites et chiites est en train d’être surmonté en raison de la réaction excessive d’Israël et du soutien de l’Occident. Les responsables saoudiens et iraniens se sont rencontrés il y a deux semaines pour se concerter sur la guerre de Gaza. Sur le terrain, cela s’est traduit par la visite de représentants du Hamas et du Jihad islamique palestinien (PIJ) au Liban la semaine dernière pour rencontrer le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Au-delà des pays islamiques, le Sud est presque unanimement du côté de Gaza et des Palestiniens contre Israël. Même l’ASEAN (Association des États de l’Asie du Sud-Est), habituellement pro-américaine, a condamné sévèrement la politique et la guerre d’Israël à Gaza.
En fait, il s’agit d’une tendance mondiale. Ainsi, lors d’un récent vote du Conseil de sécurité des Nations unies sur une résolution brésilienne appelant à un cessez-le-feu et à des pourparlers en vue de trouver une solution à la question israélo-palestinienne fondée sur la coexistence de deux États, les États-Unis ont été totalement isolés. Ils ont été les seuls à voter contre la résolution, deux s’abstenant (dont la Russie, qui a sa propre résolution similaire) et douze votant pour.
Ainsi, Moscou, Pékin et un grand nombre d’États des cinq continents sont fondamentalement sur la même longueur d’onde en ce qui concerne l’Ukraine et Gaza. Les chiites et les sunnites du monde musulman sont unis sur Gaza, et même la Turquie, membre de l’OTAN, soutient Gaza et condamne Israël. Par le biais des BRICS+6, des Routes de la soie et même de l’OCS, Moscou et Pékin unissent le Sud mondial à l’Eurasie. En résumé, le monde est moins divisé qu’il ne l’était il y a quelques années. L’administration américaine de Biden est véritablement en train d’unir le monde contre elle. Le reste du monde prend ses distances avec l’Occident et commence à se retourner contre lui.
Gordon Hahn
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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