Le pays n’est pas habitué à fonctionner sans le soutien et l’indulgence des États-Unis. Il ferait bien de se dépêcher d’apprendre à s’en passer.
Le sort de la Palestine, qui abrite les lieux saints des principales religions du monde, est au centre des processus sociaux et politiques les plus délicats, non pas depuis des siècles, mais depuis des millénaires. Mais si nous ne remontons pas à l’Antiquité, et que nous nous concentrons sur les temps modernes, nous constatons que la question palestinienne, dans toute sa complexité, a été au centre de la politique internationale du XXe siècle. Nous voyons probablement la fin de cette période aujourd’hui, au sens politique.
Ce qui se passe aujourd’hui est le produit des événements les plus importants du siècle dernier, en fait depuis la Première Guerre mondiale qui a marqué le début de l’effondrement des empires européens et le redécoupage fondamental des frontières. À la suite de la Première Guerre mondiale, l’idée d’autodétermination a triomphé dans tout le Moyen-Orient, y compris en Palestine que plusieurs peuples considéraient comme leur patrie ancestrale. La Seconde Guerre mondiale, avec le cauchemar de l’Holocauste, a conduit les principales puissances mondiales à envisager la nécessité de créer un État juif, dont la configuration a fait l’objet d’un intense conflit dès le départ. Cela s’inscrivait dans le cadre de la « guerre froide », avec la répartition des sphères d’influence et, par conséquent, le patronage des superpuissances sur les différentes puissances régionales. Le monde bipolaire n’a pas apporté la paix au Moyen-Orient – les affrontements armés n’ont jamais cessé – mais il a fourni un cadre qui a évité la prolifération incontrôlée des protecteurs internationaux.
Avec la fin de la guerre froide, tout le monde a cru, un court instant, que le calme et la justice allaient prévaloir, ce qui a conduit au processus de paix couronné par le prix Nobel de la paix en 1994. La création de deux États en Palestine, déclarée par les Nations-Unies en 1948, a été annoncée comme un objectif réalisable, et a fait l’objet de beaucoup d’efforts. Cependant, il est vite apparu que le plan soigneusement élaboré se heurtait aux réalités historiques et sociopolitiques de la région, et l’élan initial en faveur de l’autonomie nationale palestinienne ne s’est pas transformé en un État à part entière. Il s’en est suivi une stagnation sur fond d’hypocrisie générale – personne n’a annulé le processus, mais il n’y a pas eu de progrès. La dernière nouveauté d’importance a été les « élections démocratiques libres » imposées à Israël et à l’Autorité palestinienne en 2006.
À l’époque, les Étasuniens pensaient que tous les problèmes du Moyen-Orient seraient résolus par la démocratie. C’est de là que vient l’actuel cataclysmique Hamas : d’abord, les États-Unis ont imposé les élections, qui ont été remportées par le Mouvement de résistance islamique, puis ils ont refusé de reconnaître les résultats. La prise de pouvoir violente du Hamas à Gaza a ensuite créé l’enclave à partir de laquelle Israël a été attaqué au début de ce mois.
Le leitmotiv de cette histoire complexe qui couvre une centaine d’années, est qu’elle s’est déroulée, peut-être pas sous le contrôle total, mais au moins avec la participation active de forces extérieures. La composition de ces forces a changé au fil des ans, mais ce sont toujours des acteurs extérieurs qui ont donné le ton. Le bouleversement qui est en train de se produire est colossal : cette fois les acteurs extérieurs sont obligés de réagir à des événements impulsés par les forces régionales. Leur réaction se base sur l’expérience accumulée, mais elle ne produit plus les mêmes effets. Le degré d’autodétermination des États de la région (appelons-le la poursuite des intérêts nationaux tels qu’ils les conçoivent) est beaucoup plus élevé que par le passé ; et les grands pays n’ont plus les moyens de coercition qui faisaient leur succès au vingtième siècle.
L’arrivée du président Joe Biden en Israël au milieu des violences pourrait être vue comme un acte de courage politique, s’il ne semblait pas que Washington ne mesure absolument pas l’urgence de la situation. Au lendemain de l’horrible tragédie de l’hôpital de Gaza, il est compréhensible que l’on assiste à une escalade brutale. Mais avant cela, les États-Unis pensaient probablement pouvoir se contenter de ne rien faire.
L’idée semble être de soutenir Israël en essayant de l’empêcher de commettre le pire, tout en rassurant les pays arabes – en particulier ceux du golfe Persique – sur le fait qu’on reviendrait à l’ancien statu quo, une fois les passions apaisées. Il s’agit également d’empêcher l’ingérence iranienne en faisant valoir qu’elle entraînerait une participation militaire des EU, mais que si, au contraire, Téhéran faisait preuve de retenue, un retour aux négociations sur le déblocage des fonds et des relations n’était pas à exclure. Enfin, Joe Biden souhaite garantir, à tous ses principaux clients militaires – Israël, l’Ukraine et Taïwan -, une forme d’aide financière qui ne permette pas de bloquer l’un ou l’autre d’entre eux.
À l’heure actuelle, la réalisation de ce plan délicat ne tient qu’à un fil. Et le problème ne vient pas d’éventuelles erreurs politiques et diplomatiques particulières, mais du fait que les États-Unis et les grands pays veulent gérer les évènements comme ils en ont l’habitude, et qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils en sont incapables parce qu’ils n’ont plus le même poids La situation a changé du tout au tout et les conséquences de ce changement sont imprévisibles.
Le passage d’une régulation externe de la région à un équilibre interne est douloureux et l’issue est incertaine. Le problème d’Israël est que l’avantage que lui a donné sa puissance écrasante pendant trois quarts de siècle a cessé d’être la garantie de sa survie dans la région. L’équilibre général de la région ne changera pas en faveur de l’État juif, et l’attention de son protecteur peut être détournée par d’autres crises internes et externes. Or Jérusalem-Ouest est habitué à dépendre des États-Unis et n’a aucune expérience de la manière dont il pourrait conclure des accords à long terme avec ses voisins.
La question qui se pose est donc celle de savoir si les Israéliens ont encore le temps d’apprendre à vivre autrement.
Traduction : Dominique Muselet
Fyodor Lukyanov est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du présidium du Council on Foreign and Defense Policy et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir