Vendredi 13 octobre, Dominique Bernard, professeur de français, a été tué à coups de couteau par un jeune Ingouche fiché pour radicalisation islamiste. Trois ans plus tôt, le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire, était décapité à la sortie de son collège par un Tchétchène de 18 ans. Les résonances entre ces deux évènements sont tragiquement similaires : le mode opératoire, les cibles, l’idéologie des assaillants, leur origine et le contexte international.
Dans Crayon Noir (Studiofact, 2023), Valérie Igounet, historienne, journaliste et directrice adjointe de Conspiracy Watch et le dessinateur Guy Le Besnerais, reviennent sur l’engrenage fatal qui a coûté la vie à Samuel Paty. D’une justesse et d’une pédagogie remarquables, ce récit graphique, fruit de plus de deux années de travail, est un livre qui s’attache aux faits, à la vérité, sans jamais s’en écarter. Une démarche salvatrice tant les derniers jours de l’enseignant du Bois d’Aulne ont été marqués par le mensonge et la calomnie, amplifiés par l’inarrêtable flot des réseaux sociaux. Après sa mort, des marchands de doute sont allés jusqu’à contester la véracité de l’attentat.
« Ecrire sur Samuel Paty a été une urgence, doublé d’une évidence » écrit Valérie Igounet en préambule de l’ouvrage. L’actualité funeste ne peut que lui donner raison. Rencontre.
Conspiracy Watch : Quand avez-vous décidé d’écrire sur l’assassinat de Samuel Paty ?
Valérie Igounet : Dans les jours qui ont suivi. Quand j’ai appris pour Paty, j’étais sidérée, sans voix. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’il se passait. Mécaniquement, je me suis mise à dépouiller les posts complotistes concernant l’attentat. J’ai fini par tomber sur le message d’un neurochirurgien à la retraite, Philippe Ploncard d’Assac, qui avançait notamment qu’il était techniquement impossible que Paty ait été décapité par le type de couteau employé par l’assaillant. Dans son esprit, l’enseignant était toujours vivant. Ces propos ont certainement été le déclic. A ce moment, je me suis dit qu’il y avait urgence, qu’il fallait impérativement travailler sur ce sujet, écrire un ouvrage qui rétablisse la vérité, un roman graphique qui puisse être lu par le plus grand nombre. Dans la foulée, j’ai contacté Christophe Capuano, un ami de Samuel Paty, qui a accepté de m’accompagner dans un premier temps dans mon travail.
Guy Le Besnerais : Clarisse Cohen, l’éditrice de Valérie, m’a contacté pour me parler de ce projet alors que l’enquête était bien avancée. Je dois avouer que le sujet m’a fait hésiter : comme tout le monde, j’avais été frappé par la mort de Samuel Paty, mais j’avais plutôt essayé de l’occulter à cause de ses circonstances particulièrement horribles. Dès que j’ai compris la démarche de Valérie, sa volonté de parler d’abord du professeur Samuel Paty, d’éviter tout sensationnalisme sur l’assassinat, et en particulier de ne pas représenter la scène du crime elle-même, j’ai accepté. Je ne le regrette pas, même si cela n’a pas toujours été facile durant la réalisation de ce roman graphique. C’est une histoire terrible et complexe, qui nous a posé de nombreuses problématiques d’organisation, de graphisme, de choix des documents, des mots même de chaque protagoniste. Mais surtout, c’était pour Valérie et moi une grande responsabilité, il nous fallait être au niveau de la mémoire d’un événement comme celui-ci.
CW : Pourquoi avoir fait le choix du récit graphique ?
Valérie Igounet : Ma volonté était de laisser un objet mémoriel qui reste, qui soit palpable et surtout qui puisse être lu par la jeune génération dont nous savons que sa première source d’information est celle des réseaux sociaux.
Guy Le Besnerais : Dans l’album, il y a certaines phases, notamment toute la marche finale vers l’assassinat, qui se prêtent bien à une organisation de bande dessinée classique, séquentielle, avec des cases. Et il y a d’autres aspects – par exemple sur le parcours de radicalisation du terroriste, ses différentes connexions – qui appellent plutôt une organisation graphique en réseau, pour rendre compte de l’aspect tentaculaire. On a utilisé des doubles pages, avec beaucoup d’éléments, que le lecteur peut embrasser d’un coup d’œil puis parcourir plus attentivement ensuite. C’est là où le roman graphique offre une latitude que ne permet pas la BD classique.
Par ailleurs, j’ai appris, en travaillant aux côtés de Valérie, que Samuel Paty avait un sens de l’humour bien à lui, qui n’était pas forcément compris par tous d’ailleurs. C’est quelque chose qu’on a gardé dans certaines planches en accentuant des traits, en gardant une composante plus caricaturale. Cela offre une respiration, sachant que pour la grande majorité des dessins, j’ai porté une attention particulière à être le plus fidèle possible à la réalité.
CW : C’est d’ailleurs l’une des grandes forces de cet ouvrage, que l’on retrouve également dans le nombre de documents réels reproduits pour accompagner le récit, comme le carnet de classe de Samuel Paty, les messages du terroriste, les mails de la direction de l’établissement… Quelle importance cela avait pour vous de proposer un ouvrage axé sur le factuel ?
Valérie Igounet : Je suis historienne de formation. C’est mon boulot d’être fidèle à la réalité. Dans les livres et les essais que j’ai écrits auparavant, j’ai procédé de la même manière que pour ce récit graphique, c’est-à-dire que j’ai essentiellement basé mon travail sur des sources écrites et de nombreux entretiens. La seule différence, c’est qu’il fallait, dans ce cas précis, écrire quelque chose de relativement concis. Mais nous sommes allés très loin dans les détails : de la couleur de l’écharpe de Paty en passant par la météo, l’organisation de la salle des profs, les questions qu’il posait à ses élèves, etc.
Guy Le Besnerais : Parfois, la véracité d’un élément n’était pas forcément évidente à établir, notamment lorsque nous faisions face à des témoignages contradictoires. Dans ce cas de figure, on a voulu rendre compte de ces contradictions sous la forme de dialogues entre différents protagonistes. L’image permet aussi d’éviter les mots quand ceux-ci ne sont pas exactement connus, comme dans la scène où l’adolescente à l’origine de l’affaire fait un récit mensonger du cours de Samuel Paty à son père.
CW : Qu’est ce que ce tragique événement nous dit de notre rapport à la désinformation et aux conséquences que cette dernière entraîne ?
Valérie Igounet : Plusieurs aspects doivent être soulignés. Concernant le profil d’Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Paty, il est, comme la plupart des terroristes radicalisés, imprégné par les théories du complot. On le constate notamment dans les messages qu’il postait sur son compte Twitter ou les vidéos qu’il a regardées avant de commettre son acte.
Par ailleurs, il faut bien avoir en tête que, lorsque Brahim Chnina, le parent d’élève à l’origine de la campagne de diffamation qui a conduit à la mort de Paty, rédige ses premiers messages sur Facebook et WhatsApp, il nomme le professeur et donne l’adresse du collège. Or, cet homme était très apprécié pour ses actions caritatives et avait beaucoup de relais ainsi qu’un véritable pouvoir de persuasion. Très vite, Samuel Paty s’est retrouvé avec une cible dans le dos sur les réseaux sociaux… Et lorsque Brahim Chnina s’est allié à un activiste antisémite bien connu, Abdelhakim Sefrioui, leader d’un groupuscule islamiste et pro-terroriste dénommé Collectif Cheikh Yassine, un temps proche de l’histrion antisémite Dieudonné M’Bala M’Bala, l’histoire s’est encore plus accélérée jusqu’à arriver aux oreilles d’Abdoullakh Anzorov qui, rappelons-le, cherchait obstinément une cible.
CW : Ces mêmes réseaux sociaux qui occupent une place importante dans le récit…
Valérie Igounet : Dans cette histoire, les réseaux sociaux sont omniprésents du début à la fin. On a vraiment cherché à montrer que, en l’espace de quelques heures, de quelques jours, les rumeurs d’abord fallacieuses puis ensuite injurieuses et menaçantes sur Samuel Paty sont devenues incontrôlables. Je pense que l’on ne se rend pas compte des proportions démentielles que cela a pris… On a aussi mis l’accent sur les pratiques numériques des plus jeunes.
Guy Le Besnerais : Dès le début du récit, on illustre ces pratiques, les groupes snapchat des classes, la manière de se filmer et de communiquer par vidéo. A ce stade c’est banal. Mais lorsque le 13 octobre, soit trois jours avant l’attentat, un collégien filme Paty en live en le traitant de raciste pour diffuser cette vidéo à ses copains, on a franchi un palier qui nous semble évidemment très grave pour nous adultes, mais qui ne l’est pas forcément pour les plus jeunes. Dans le récit, j’ai choisi de représenter cette scène en faisant tomber le smartphone de l’élève dans une vague, empruntée à Hokusai évidemment, qui symbolise le déferlement d’injures sur Samuel Paty et sur le collège.
CW : C’est aussi pour cela que votre ouvrage peut être adapté à un jeune public ?
Valérie Igounet : Notre ouvrage s’adresse à tout le monde. Mais, évidemment, il était important pour nous de pouvoir produire un objet qui puisse servir d’outil pédagogique pour des collégiens ou des lycéens, de souligner l’importance des mots écrits sur un post qui, une fois lancé, peut avoir des conséquences dramatiques en raison notamment de son emballement et sa diffusion exponentielle sur diverses plateformes. Il est évident également nous avons accordé de l’importance au profil des différents protagonistes du roman graphique notamment à celui du terroriste islamiste Anzorov. Nous avons également reçu beaucoup de témoignages de professeurs bouleversés après leur lecture de Crayon noir.
CW : Comment sort-on de l’écriture d’un tel ouvrage ?
Guy Le Besnerais : C’est très compliqué de sortir de ça sans être frustré, sans penser qu’on a pas réussi à présenter tout ce qu’on voulait, qu’on a peut-être pas sélectionné les bons éléments dans la masse de documents qu’avait réunis Valérie. Il y a aussi des passages qui sont très durs à raconter, à dessiner. C’est le cas de la journée de l’assassinat, le 16 octobre 2020. Quand on doit mettre en image cela, c’est lourd à porter. C’est pour cette raison que l’on ne termine pas le récit par cette journée, qu’on présente ce qui se passe après, les hommages, la situation de ses collègues, la reprise des cours. Et surtout, l’épilogue offre une note d’espoir, en illustrant de la remise du prix Samuel Paty en octobre 2022, à des collégiens ayant travaillé sur la liberté d’expression. On a immédiatement pensé à cette cérémonie pour la scène finale. Cela permet de revenir vers quelque chose qui va vers la vie…
Valérie Igounet : Je ne sais pas si on en sort vraiment en fait. La consultation des sources et les différents entretiens ont été difficiles, notamment sur le plan personnel. Mais tellement essentielle aussi. Nous avons rencontré des personnes exceptionnelles qui nous ont fait confiance. Certaines de leurs paroles, de leurs réactions restent évidemment en moi. Comme le souligne Guy, nous avons tenté de terminer ce livre avec un certain optimisme, en parlant de la volonté des professeurs de continuer leur travail malgré tout, en montrant des travaux enthousiasmants présentés par leurs élèves. Bien sûr, c’est difficile de conserver l’espoir avec les événements de ces derniers jours, mais cela nous paraît pourtant essentiel pour soutenir l’institution scolaire.
* Propos recueillis par Victor Mottin.
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