Après la stupeur des attaques meurtrières du Hamas et alors que l’armée israélienne assiège Gaza, l’historien Dominique Vidal analyse pour basta ! la genèse et les suites possibles de ce nouvel et dramatique épisode du conflit israélo-palestinien.
basta ! : Quels sont les objectifs du Hamas ? Pourquoi s’attaquer à des kibboutz ou tuer systématiquement les civils israéliens rencontrés sur le passage de leurs commandos ? Pourquoi ne pas avoir ciblé spécifiquement des objectifs militaires ?
Dominique Vidal : En préambule, quiconque s’en prend à des civils, qu’ils soient israéliens ou palestiniens, que ce soit dans les kibboutz dont les habitants ont été massacrés ou sous les bombes israéliennes à Gaza, commet des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Quand on dit qu’il ne faut pas deux poids deux mesures, cela s’applique dans les deux sens.
C’est la première fois depuis 1948 que des combattants armés étrangers pénètrent sur le sol israélien. Cela ne s’était jamais produit, même en 1973 avec la guerre du Kippour – car c’est cette date, 50 ans après, que le Hamas a choisi pour déclencher son attaque. À l’époque, des soldats syriens et égyptiens ont attaqué le plateau du Golan [territoire syrien à l’époque occupé par Israël après la guerre de 1967, ndlr], et le canal de Suez, mais aucun n’a pénétré sur le territoire israélien en tant que tel. Donc ce qui s’est passé ce 7 octobre est vraiment sans précédent.
Cette opération aussi préparée, massive, brutale et sanglante répond à trois motivations. La première est de traumatiser les Israéliens. C’est à mon avis un raisonnement absurde, qui ne tient pas compte des leçons de l’histoire, y compris de celle du Hamas. Lorsque, pendant la seconde intifada (de 2000 à 2005), le Hamas a mené des attentats kamikazes – environ 600 à 700 Israéliens sont morts dans ces attentats –, cela a contribué à faire basculer une partie de la population israélienne, y compris celle plutôt favorable au « processus de paix », vers la droite et l’extrême droite.
La deuxième motivation du Hamas, c’est enfoncer l’Autorité palestinienne, son président Mahmoud Abbas et la direction du Fatah [le parti politique incarnant historiquement la lutte pour la libération de la Palestine, au pouvoir en Cisjordanie ndlr], déjà largement rejetée par l’opinion palestinienne, en particulier par les jeunes qui constituent plus de la moitié des Palestiniens. Comme en 2021, quand le Hamas avait tiré des missiles sur Jérusalem et Tel-Aviv, le but est de devenir le héros – et le héraut – des Palestiniens. Cela me paraît un objectif essentiel.
Le troisième objectif est d’empêcher l’Arabie Saoudite de se rallier aux accords d’Abraham [traité de paix entre les Émirats arabes unis et Israël, qu’ont rejoint le Bahreïn et le Maroc, ndlr]. On sait que Mohammed Ben Salmane, prince héritier et Premier ministre saoudien, hésitait encore, malgré la pression de Joe Biden. Dans le contexte d’un bain de sang en Israël et en Palestine, il est peu probable qu’il se décide à rejoindre ces accords.
Enfin, quand le Hamas a pris en otage le soldat Gilad Shalit [de juin 2006 à octobre 2011, ndlr], il a obtenu en échange la libération de centaines de prisonniers palestiniens. Donc, peut-être les dirigeants du Hamas se sont-ils dit que s’ils détenaient entre 100 et 150 otages israéliens – on ne connaît pas encore le nombre exact – Netanyahou sera obligé de négocier.
Quelle est la légitimité du Hamas auprès des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Cette légitimité peut-elle être remise en cause par la violence aveugle et les massacres de civils, et par le fait de sacrifier la population de Gaza aux représailles israéliennes ?
Après 75 ans de malheur, de persécutions, de guerres et de colonisation, beaucoup de Palestiniens n’ont pas manifesté d’émotions particulières à ce qui s’est passé ce 7 octobre. Et il est trop tôt pour en mesurer les répercussions sur l’image du Hamas. Tout dépend de ce que les dirigeants israéliens feront : une répétition des guerres de bombardement sur la bande de Gaza [cinq campagnes de bombardements entre 2008 et 2021, ndlr] ou lancer Tsahal, l’armée israélienne, dans une offensive terrestre, avec le risque d’affronter une guérilla urbaine.
Dans ce cas, la situation peut virer au bain de sang, au-delà des bombardements dans lesquels des centaines de civils palestiniens, dont des femmes et enfants, vont probablement périr. Le Hamas ayant fait fi du sort des Gazaouis, une partie de l’opinion palestinienne pourrait se retourner contre ses dirigeants. Tout dépend donc de ce qui va se passer dans les jours et semaines qui viennent.
Il ne faut pas oublier qu’il existe aussi un rejet du Hamas à Gaza. L’administration de Gaza par le Hamas prend la forme d’une dictature ultrareligieuse, ultranationaliste et extrêmement brutale. Le bilan de ce qu’a fait le Hamas pour les Gazaouis, depuis sa victoire électorale en 2006, est assez maigre.
Des élections devaient avoir lieu en 2021, mais le Fatah et le Hamas ont, d’un commun accord, décidé de leur report en prétextant le refus des Israéliens d’installer des urnes à Jérusalem-Est. Si ces élections s’étaient déroulées, on aurait peut-être assisté, selon certains sondeurs palestiniens, à une victoire électorale du Fatah à Gaza et du Hamas en Cisjordanie. Les deux mouvements sont décrédibilisés dans les territoires qu’ils administrent.
Pourquoi le Hamas ne s’est-il pas contenté d’obtenir des avancées en négociant avec Israël ?
C’est ce qu’il a fait jusqu’à ce 7 octobre. De bombardement en bombardement, d’attentat en attentat, on a quand même assisté à une forme d’alliance entre ces deux meilleurs ennemis que sont le Hamas et Israël. Les autorités israéliennes ont facilité la constitution du Hamas dès 1987 puis son développement pour qu’il puisse devenir un concurrent sérieux du Fatah, comme le raconte Charles Enderlin [correspondant de France 2 au Proche-Orient pendant plus de trente ans, ndlr] dans son livre Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical. L’objectif à l’époque était de diviser les Palestiniens pour les maîtriser plus facilement. Ce jeu s’est poursuivi avec Netanyahou pour affaiblir l’Autorité palestinienne.
Ce 7 octobre, c’est en quelque sorte le « Munich » du Hamas, en référence à la prise d’otages et à l’assassinat d’athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972. L’OLP (Organisation de libération de la Palestine) avait ensuite payé pendant des années l’horreur de Munich. Chaque fois que le mot « palestinien » était prononcé ressortait l’image de la tuerie des athlètes israéliens. Cela sera identique pour le Hamas. Beaucoup de gens auront en tête le carnage du 7 octobre et pas les morts palestiniens sous les bombes.
Entre le Hamas, avec sa dimension ultrareligieuse et sa stratégie terroriste aveugle, et le Fatah, décrédibilisé par la corruption et la bureaucratisation, des mouvements politiques alternatifs peuvent-ils émerger en Palestine ?
Je crois qu’il y a depuis quelque temps une majorité, aussi bien à Gaza ou en Cisjordanie, pour une autre voix. Pour l’instant, cette voix ne s’est pas structurée sous la forme d’un mouvement politique. En Cisjordanie et à Jérusalem, une majorité très nette des jeunes ne croit plus à une solution à deux États : ils prônent un seul État dans lequel Juifs et Arabes auraient les mêmes droits politiques et individuels. Cela peut paraître utopique, mais la solution à deux États est aujourd’hui tout aussi utopique. Deux millions de Palestiniens vivent en Israël et 700 000 colons juifs en Palestine.
Les colonies occupent à peu près 45 % du territoire de la Cisjordanie. Où faire passer une frontière dans ces conditions ? Il faudra bien un jour ou l’autre que cette évolution de l’opinion palestinienne trouve une traduction politique. C’est aussi la raison pour laquelle le Fatah comme le Hamas n’ont pas voulu organiser d’élections en 2021. Ils ont eu peur que se structure un mouvement alternatif autour, entre autres, de Marwan Barghouti [ancien dirigeant du Fatah, incarcéré depuis 2002 dans une prison israélienne, très critique envers la corruption au sein de l’Autorité palestinienne, et attaché à la relance d’un véritable processus de paix, ndlr].
C’est le gouvernement israélien le plus à droite, le plus sécuritaire et autoritaire, le plus anti-palestinien, qui s’est laissé surprendre de cette manière. Comment expliquer ce paradoxe ?
Sur la question de la surprise, ce n’est pas aussi évident. Le Hamas savait très bien que l’armée israélienne était essentiellement déployée en Cisjordanie pour protéger les colons, voire les aider dans leurs exactions contre les Palestiniens. La zone autour de Gaza était donc dégarnie, ce qui explique la facilité avec laquelle le Hamas a pu pénétrer dans les kibboutz et les villes et y commettre le carnage que l’on sait.
Il faut aussi regarder la politique que mène depuis janvier 2023 ce gouvernement de droite et d’extrême droite : avant ce 7 octobre, 250 palestiniens ont trouvé la mort dans de grosses opérations militaires en Cisjordanie, à Jénine ou Naplouse, ou dans des attaques organisées par les colons que l’armée laisse faire ; ajoutons les provocations du ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, sur l’esplanade des mosquées [Itamar Ben Gvir et son parti Otzmah Yehudit (« Force juive ») représentent une extrême droite religieuse, identitaire, raciste, homophobe et anti-palestinienne, ndlr]. Les dirigeants israéliens ne sont pas stupides, il était évident que cela entraînerait des réactions. D’autant qu’on sait désormais que les renseignements égyptiens ont prévenu leurs homologues israéliens, plusieurs jours avant le 7 octobre, que quelque chose d’énorme se préparait. Netanyahou n’en a tenu aucun compte.
Le mouvement de contestation contre Netanyahou et de défense de la démocratie israélienne est-il mort avec l’attaque du Hamas ?
Je ne dirais pas qu’il est mort, il est mis en pause le temps de la vengeance. Une fois la guerre terminée, il n’y aura plus de bouton pause. En plus de la contestation contre la réforme de la justice et le « coup d’État » de Netanyahou, il sera mis en cause pour n’avoir pas vu venir ce qui s’est passé. Après la guerre du Kippour de 1973, il y a eu deux temps. Les citoyens israéliens ont d’abord fait corps derrière leur armée. Ensuite, ils ont réfléchi à la manière dont elle avait été bousculée sur le canal de Suez et le Golan, et ont pointé du doigt la politique de la Première ministre de l’époque, Golda Meir, qui démissionnera. Quatre ans plus tard, pour la première fois depuis 1948, la droite gagne les élections et Menahem Begin accède au pouvoir[C’est lui qui négociera les accords de paix de Camp David avec l’Égypte en 1978, ndlr].
Je n’exclus pas que les Israéliens d’aujourd’hui, après un temps de réflexion, se retournent vers Netanyahou, qu’ils ont déjà fortement contesté dans les rues, et qu’ils mettent fin à sa carrière politique. Reste un immense point d’interrogation : quel type de guerre va se dérouler, une campagne de bombardements suivie d’un cessez-le-feu et d’un échange entre otages israéliens et prisonniers palestiniens, ou une guérilla urbaine de plusieurs mois qui serait un carnage ?
Des voix s’élèvent-elles en Israël contre une riposte aveugle qui causera des milliers de morts civils palestiniens à Gaza ? Ainsi que pour un règlement sur le fond du conflit ?
Cette question n’était pas absente du mouvement de contestation contre Netanyahou. Quand la guerre sera terminée, le problème est de savoir si la gauche israélienne sera capable ou non de formuler une alternative qui inclue la question palestinienne. Le Parti travailliste et le Meretz [les deux principaux partis de gauche israéliens, ndlr] ont oublié la Palestine depuis des années, alors qu’ils avaient longtemps incarné l’idée du dialogue et de création d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Cette gauche n’a pas été capable d’incarner une alternative et a été régulièrement happée par des gouvernements d’union nationale.
La débâcle de la gauche israélienne est aussi celle de la gauche arabe israélienne, totalement désunie, et concurrencée par Mansour Abbas, une sorte d’islamiste populiste de droite très proche des ultraorthodoxes juifs. Tout cela n’est pas spécifique à Israël. Partout où la gauche n’offre pas d’alternatives, ce sont les forces populistes et d’extrême droite qui l’emportent.
Quel rôle la communauté internationale peut-elle jouer, alors que les États-Unis ont annoncé le déploiement de deux porte-avions en Méditerranée et que l’Iran est accusé d’avoir joué un rôle important dans la préparation de l’attaque du Hamas ?
Les États-Unis ne veulent pas d’embrasement, leur principal « front » restant la Chine. C’est la même logique à Téhéran, l’Iran étant en train de normaliser ses relations avec l’Arabie Saoudite. Si les Iraniens ont vraiment coordonné l’opération du 7 octobre avec le Hamas, je ne comprends pas pourquoi le Hezbollah [mouvement politique et militaire libanais, soutenu par l’Iran, ndlr] ne bouge quasiment pas, excepté l’envoi de quelques missiles sur un territoire disputé entre Israël, la Syrie et le Liban.
Dans les pays arabes, contrairement à ce qui se dit ou s’écrit, il y a un soutien très fort des opinions à l’égard des Palestiniens. Une enquête de l’Arab Center for Research and Policy Studies [menée dans 14 pays arabes, de la Mauritanie aux monarchies du Golfe, auprès de 33 000 citoyens, ndlr] montre que sur le sujet de la Palestine, une très grande majorité des opinions (92 %) refusent la normalisation avec Israël tant qu’il n’y a pas de solution pour les Palestiniens [1]. Ce n’est pas refuser la normalisation tout court, c’est refuser s’il n’y a pas d’acquis pour les Palestiniens. Que des gouvernements de ces pays normalisent sans condition leur relation avec Israël dans ce contexte devrait faire réfléchir.
Quant à l’Europe, elle n’existe pas. Cela s’est pour l’instant résumé à une bataille entre le commissaire européen hongrois Oliver Varhelyi qui voulait couper les aides européennes à la société civile palestinienne, face à la France, l’Allemagne et l’Espagne qui ont finalement obtenu que cette aide soit poursuivie. Pour le reste, je n’ai pas entendu un mot qui permette à l’Europe de jouer son rôle.
Dominique Vidal est historien et journaliste, spécialiste des relations internationales et du Proche-Orient, collaborateur du Monde diplomatique, membre de l’Institut de Recherches et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir