Emiliano Alessandroni est un jeune philosophe italien, élève de Domenico Losurdo, et militant communiste du PCI. Il enseigne à l’université d’Urbino comme son maître. Alessandroni a repris les principales catégories de Losurdo (sur le libéralisme, la démocratie, l’impérialisme et la lutte des classes) et continue à les développer dans la lignée de Losurdo. Il est l’auteur d’ouvrages très intéressants sur Hegel, Lukacs et Gramsci.
Il y a aujourd’hui 150 ans que Lénine est né. Et comme d’habitude, toute la presse libérale se lance dans une campagne de diabolisation et de criminalisation du leader révolutionnaire.
Une campagne qui prend facilement racine même à gauche, où le léninisme devient souvent synonyme de violence et de penchant autoritaire, à opposer à la pureté du pacifisme gandhien.
Un schéma qui ne convainc toutefois pas Losurdo et qui, dans « La non-violenza. Una storia fuori dal mito » est largement remis en question.
Nous ne reprendrons ici qu’un extrait de ce qui est dit dans ce volume et la grande comparaison faite entre « le parti de Lénine » et « le parti de Gandhi ».
Au début de la guerre, bien que partant de positions très différentes, Lénine rend hommage aux milieux du « pacifisme anglais » et en particulier à Edmund Dene Morel, un « bourgeois exceptionnellement honnête et courageux », membre de l’Association contre la conscription et auteur d’un essai démasquant l’idéologie « démocratique » de la guerre agitée par le gouvernement britannique. A cette époque, le leader bolchevique est beaucoup plus proche du pacifisme que Gandhi, placé sur des positions antithétiques.
Obligé de constater que, malgré les intentions pacifistes combatives exprimées à la veille de la guerre, même le mouvement socialiste a fini par s’accommoder largement du carnage et de l’union sacrée patriotique appelée à le légitimer, Lénine constate avec consternation l’ »immense désarroi », l’ »immense crise provoquée par la Guerre mondiale dans le socialisme européen » et exprime une « profonde amertume » devant la « bacchanale du chauvinisme » qui fait rage à l’heure actuelle. Oui, « la perplexité était grande » parmi ceux qui identifiaient la IIe Internationale comme un rempart contre la haine chauvine et la fureur belliqueuse. En ce sens, « le plus affligeant dans la crise actuelle, c’est la victoire du nationalisme bourgeois », c’est l’attitude d’adhésion ou de soumission au bain de sang ; oui, « plus que les horreurs de la guerre », plus encore que le « massacre », ce qui est douloureusement ressenti, ce sont « les horreurs de la trahison perpétrée par les dirigeants du socialisme contemporain » qui, en revenant sur les engagements pris antérieurement, contribuent activement à la légitimation de la violence guerrière, à la barbarisation culturelle générale et à l’empoisonnement des esprits. « L’impérialisme a mis en jeu le destin de la civilisation européenne », et il a pu le faire en s’assurant la complicité de ceux qui étaient appelés à faire valoir les raisons de la paix et de la coexistence entre les peuples.
Pour confirmer son analyse, Lénine cite intégralement la déclaration des cercles chrétiens zurichois qui se désolent d’une vague chauvine et belliciste qui ne rencontre plus d’obstacles : « Même la grande classe ouvrière internationale […] s’extermine les uns les autres sur les champs de bataille ». Cinq ans plus tôt, en 1909, contre la « faillite » de « l’idéal belliciste de l’impérialisme », Kautsky avait célébré « l’immense supériorité morale » du prolétariat (et du mouvement socialiste), qui « hait la guerre de toutes ses forces » et « fera tout pour empêcher les passions militaristes de s’emparer de lui ». Ce précieux capital de « supériorité morale » est aujourd’hui honteusement dissipé.
Si, au moins dans leur première phase, la guerre et la participation à la guerre se configurent, dans le contexte d’une idéologie à laquelle même le premier Gandhi n’est pas étranger, comme une sorte de plenitudo temporum sur le plan moral (en raison de l’élan spirituel et de la fusion communautaire qu’elles impliquent), l’éclatement du conflit fratricide (qui lacère la classe ouvrière elle-même) apparaît au contraire, aux yeux de Lénine, comme quelque chose qui s’apparente à l’ »époque du péché achevé » : Je reprends ici l’expression que Lukács emprunte à Fichte en 1916, alors qu’il est déchiré par un profond travail destiné à déboucher, sur la vague de protestation face à l’immense carnage, sur son adhésion à la révolution d’Octobre. Manifestement, le révolutionnaire russe est trop laïc pour recourir au langage théologique. Pourtant, le fond ne change pas : au-delà de l’indignation politique, le déclenchement de la guerre provoque en lui une consternation morale.
L’espoir, moral avant d’être politique, semble renaître grâce à un phénomène qui pourrait peut-être enrayer la machine infernale de la violence : il s’agit de la « fraternisation entre les soldats des nations belligérantes, même dans les tranchées ». Cette nouveauté accentue cependant la déchirure du mouvement socialiste qui s’était déjà manifestée avec le déclenchement de la guerre. Contrairement à « l’ancien socialiste » Plekhanov, qui assimile la fraternisation à une « trahison », Lénine écrit : « Il est bon que les soldats maudissent la guerre. Il est bon qu’ils réclament la paix ». Au « programme de continuation du carnage » formulé par le gouvernement provisoire russe, dont les « anciens socialistes » faisaient partie, Lénine répond : « La fraternisation sur un front peut et doit devenir une fraternisation sur tous les fronts. L’armistice de fait sur un front peut et doit devenir l’armistice sur tous les fronts ».
Certes, la fraternisation constitue pour les bolcheviks un moment essentiel de la stratégie visant au renversement du système social responsable du massacre et donc à la transformation de la guerre en révolution. Mais ce passage est rendu inévitable par les « ordres draconiens » auxquels les deux camps opposés confrontent la fraternisation. Et c’est un passage qui, dès le début du gigantesque conflit, est supposé et, dans une certaine mesure, invoqué même par les milieux chrétiens suisses que Lénine opposait positivement aux socialistes convertis aux raisons du chauvinisme et de la guerre. En particulier, le révolutionnaire russe attire l’attention sur ce passage :
« Si la misère devient trop grande, si le désespoir s’installe, si le frère reconnaît le frère dans l’uniforme ennemi, peut-être que des événements tout à fait inattendus se produiront encore, peut-être que les armes se retourneront contre ceux qui incitent à la guerre, peut-être que les peuples, auxquels on a imposé la haine, l’oublieront, s’uniront soudain. »
Il ne semble pas que Gandhi se soit préoccupé du phénomène de la fraternisation, ce qui est d’ailleurs en contradiction avec ses efforts pour recruter des soldats et de la chair à canon pour le gouvernement de Londres —.
(Domenico Losurdo, La non-violenza. Una storia fuori dal mito, Laterza, 2010)
22 avril 2020
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir