Remarque anti-végane des plus récurrentes, celle concernant les similis (alternatives à la viande, au poisson, au fromage …). Typiquement : « Si les véganes refusent de manger de la viande, pourquoi mangent-ils des produits qui en imitent le goût ? ». Une question souvent teintée de provoc et de mauvaise foi, mais à laquelle on peut néanmoins tenter de répondre. Après tout, tant qu’à être végé, pourquoi choisir de manger un steak végétal plutôt qu’un bon dahl de lentilles par exemple ?
En réalité, la question du goût est déjà un peu à côté de la plaque. En effet, on ne devient pas végétarien par goût mais pour des raisons éthiques (éviter la souffrance animale), environnementales (lutter contre le réchauffement climatique), ou éventuellement de santé (éviter les maladies cardio-vasculaires par exemple). De fait, ramener la question du végétarisme à un problème de goût est souvent un moyen de fuir le débat de fond (sur la maltraitance animale, l’écologie) et ainsi éviter toute remise en question. Mais soit, continuons.
En intégrant la question du goût, on pourrait tout aussi bien se poser la question : « sachant qu’il existe des produits imitant le goût (la texture) de la viande mais sans son côté nocif (pour les animaux, la planète) pourquoi s’en détourner ? Certains argueront alors que la viande animale est un produit naturel, consommé depuis la nuit des temps, tandis que la viande végétale est un produit transformé (donc à priori à éviter). Ceux-là mêmes qui, sans doute, ne consomment aucune charcuterie, fromages, gâteaux, pains (produits ultra-transformés) et mangent uniquement des animaux nourris à l’herbe, sans compléments alimentaires, vaccins, antibiotiques. Bref.
Les steaks végétaux ne sont pas un totem de l’alimentation végétarienne : certains en mangent, d’autres non. Ni un mode de consommation uniforme : certains les achètent en grande surface (marques industrielles souvent), d’autres en magasin bio (steaks à base de tofu, seitan), d’autres encore les fabriquent eux-même (à partir de légumineux ou autres ingrédients de base). Bref, il n’y a pas de profil alimentaire type et on retrouve chez les végés la même diversité/problématique que dans le reste de la population : certains se gavent de produits transformés quand d’autres privilégient les aliments bruts.
Ceci étant dit, la question demeure. Puisque nombre de végétaux (lentilles, haricots secs, pois, fèves, soja, riz, blé, quinoa, amandes, noix) constituent d’excellentes sources de protéines, couvrant la totalité des acides aminés nécessaires à notre organisme et ayant pour certains des teneurs en fer, calcium, fibres, etc., supérieures à celles trouvées dans la viande, pourquoi les végés ne s’en contentent-ils pas ? Pourquoi certains continuent-ils à consommer/promouvoir des produits imitant le goût de la viande, plutôt que des aliments/plats ayant leur propre saveur ?
En réalité, le goût n’est pas quelque chose d’objectif, immuable, mais le résultat d’un conditionnement multifactoriel. Ainsi nos goûts alimentaires résultent-ils à la fois de critères innés (liés à l’évolution), d’un apprentissage opéré pendant les premières années de la vie (voire même avant, pendant la grossesse), de facteurs socio-culturels, familiaux, et même de données contextuelles à la prise alimentaire (humeur, émotions, stimuli externes).
Commençons par l’inné. D’où vient notre attirance pour le gras, sucré, salé ? Elle a permis à nos ancêtres, en des temps de précarité (incertitude) alimentaire, de favoriser les aliments à haute valeur énergétique, leur permettant ainsi de faire des réserves. Une attirance qui s’avère aujourd’hui inutile, voire défavorable (dans nos sociétés où la nourriture est disponible en permanence), mais reste ancrée dans nos gènes (probablement encore pour un bon moment). Même chose dans l’autre sens en ce qui concerne notre aversion pour l’amer, l’acide. Celle-ci nous a probablement protégé des nombreux toxiques présents dans la nature (qui ont généralement ce goût là), nous conférant là encore un avantage évolutif.
S’agissant de l’acquis ensuite, le conditionnement commence très tôt. Des études ont montré l’influence déterminante de la période entourant les premières années de la vie, et même de la vie intra-utérine, sur nos préférences alimentaires à l’âge adulte. Par exemple, des enfants nés de femmes ayant régulièrement consommé un arôme pendant leur grossesse (jus de carotte, vanille, cury), le rechercheront et en consommeront davantage par la suite. Autre exemple, des enfants exposés très tôt à une diversité d’arômes ou de saveurs se montreront plus enclins à « manger de tout » par la suite.
A cela, s’ajoute l’influence culturelle, sociale, familiale ; la composante affective et émotionnelle. « La viande, ça rend fort », « du lait pour avoir les os solides », « du poisson le vendredi », « le rôti du dimanche », « la dinde de noël », « l’agneau pascal », « une spécialité de chez nous », « le plat de ma grand-mère », « le barbeuc de l’été », « la raclette entre potes ». Autant de fléchages conditionnant nos habitudes alimentaires, comme la façon de percevoir ce que l’on mange.
Il y a aussi le contexte, les facteurs extérieurs. Des études ont montré qu’il était possible d’améliorer la perception d’un aliment/plat lorsque celui-ci était ingéré dans des circonstances favorables (belle présentation, lieu plaisant, ambiance chaleureuse …) ou au contraire de la dégrader dans des circonstances défavorables (suite à une intoxication alimentaire par exemple). Et ce, durablement. Aurions-nous le même goût pour la viande si nous l’avions découverte, enfant, sous forme de morceaux de cadavre, avec l’odeur du sang, plutôt que sous forme de steak-hachés, saucisses et autres nuggets ?
La plupart des végés ne sont pas nés comme tels. Ils le sont devenu suite à une prise de conscience et ont dû à un moment donné, se défaire de leurs habitudes. Avec les conséquences sociales que cela implique : « Tu ne manges plus comme nous ? », « On va lui faire quoi ? », « Et pour le restau ? » Qui est capable de changer du tout au tout, comme ça, du jour au lendemain ? Les similis permettent justement de faciliter cela. T’es accro à la viande ? Essaye les similis. Ton plat favori ? Végétalise le (avec un simili) ? Un végan à table ? Achète un simili. Invité à un barbeuc ? Amène des similis.
Les standards évoluent au sein de la société. La préoccupation monte sur les questions animale et environnementale (cf la proportion croissante de végés/végans chez les jeunes) et le statut même de la viande est en train de changer. Traditionnement associée à la richesse et à l’abondance (surtout pour des générations ayant connu le manque ou la privation), elle est aujourd’hui devenue synomyme de souffrance animale et de désastre environnemental. Il y a fort à parier que les générations futures, habitués aux protéines végétales dès leur plus jeune âge, ne rechercheront plus le goût de la viande. En attendant, pourquoi rejeter les alternatives ?
« La bouffe végan, c’est dégueulasse » disent certains. « Le tofu ça n’a pas de goût » prétendent d’autres. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Les steaks de quinoa/boulghour d’antan (10 ans c’est déjà vieux dans le domaine) n’ont rien à voir avec les steaks/saucisses/boulettes/nuggets de marques plus récentes (eux mêmes très différents entre eux), qui n’ont par ailleurs rien à voir avec le seitan ou les protéines de soja texturé. Quant au tofu, tout dépend de la manière dont il est préparé : ferme, soyeux, fermenté, fumé, arômatisé, il peut présenter une multitude de textures et saveurs différentes.
La plupart des gens parlent en réalité de produits qu’ils ne connaissent pas. Et qu’ils rejettent avant même d’avoir fait l’effort d’y goûter. Le « végan beurk » prête d’ailleurs à sourire quand on sait les déchets/chutes/minerais de viande (gras, tendons, ligaments, cartilage, peau, nerfs, viscères, ganglions, os broyés …) que l’on trouve dans les steaks hachés, saucisses, nuggets, boulettes et autres plats cuisinés (hachis parmentiers, lasagnes, raviolis …). Notons par ailleurs que ce sont les charcuteries carnées (jambon, saucisson) et non végétales qui sont sont vus épinglés par l’OMS, la ligue contre le cancer pour leurs additifs cancérigènes (nitrites, nitrates).
Bourguignon de seitan, Chili sin carne, blanquette de tofu, carbonara, couscous ou cassoulet végan. Beaucoup de végans ont leurs recettes/astuces pour végétaliser des plats traditionnels et leur donner un goût parfois très proche de l’original. Dernière expérience personnelle, une quiche lorraine végane et une tarte au « faux thon » confectionnées à l’occasion d’un buffet participatif ; parmi la multitude de non-végans qui y ont goûté, aucun n’a remarqué quoi que ce soit. « Très bonne ta quiche. – Merci, recette végane. – Nooon ! »
A ce moment là, certains me rétorqueront sans doute : « Ok mais si c’est si bon, pourquoi les gens ne changent-ils pas ? Pourquoi les gens de ton entourage, à qui tu fais goûter tous tes plats/produits, ne deviennent-ils pas tous végans ? » L’explication est probablement avant tout sociale. Elle renvoie à notre notre esprit grégaire (cerveau limbique), besoin d’appartenance au groupe (majoritaire/dominant), à l’influence sociale, au conformisme. Cf le principe de « preuve sociale », les expériences de Asch, Moscovici. Comme le résume Tobias Leenaert : « La plupart des gens mangent de la viande parce que la plupart des gens mangent de la viande ».
Des études de sciences humaines/sociales ont montré qu’une idée/cause juste, portée par une minorité d’individus convaincus et déterminés, finit toujours par s’imposer dans la société. D’autres études évoquent un « point de bascule », soit un pourcentage de la population à partir duquel les changements s’accélèrent et la minorité entraîne la majorité à rejoindre son point de vue. Les valeurs divergent (de 3,5 % dans certaines études jusqu’à 25 % dans d’autres) mais correspondent dans tous les cas à un petit pourcentage de la population.
« Point de bascule » à l’horizon ? La consommation de viande suit une tendance à la baisse depuis plusieurs années. En 2018, une étude publiée par le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), a montré que celle-ci avait reculé de 12% en dix ans. Encore plus significative, une étude pour FranceAgriMer (organisme public rattaché au ministère de l’agriculture) a montré une progression nette du végétarisme/véganisme parmi les nouvelles générations : 12% de végétariens/végans chez 18-24 ans, 11% chez les 25-34 ans, 6% chez les 35-44, 5% chez les 45-54 et 2% au delà (plus de 55 ans).
Il faudra peut-être attendre plusieurs générations avant que le le végétarisme s’impose comme une nouvelle norme de société. En attendant, les produits transformés (steaks végétaux), comme les aliments bruts (légumineuses) ou même la viande cellulaire (de synthèse) concourent à sa promotion. Il ne s’agit pas de tout mettre sur le même plan (une assiette de lentilles est sans doute préférable à un pavé de tofu/seitan, lui même préférable à un steak végétal de marque industrielle) mais de comparer ce qui est comparable. Qu’est-ce qui est le mieux : un aliment naturel (brut) avec ou sans souffrance animale/environnementale ? Un produit transformé avec ou sans souffrance animale/environnementale ?
Notons qu’il ne va plus forcément de soi, aujourd’hui, de considérer la viande comme un produit naturel, quand on sait les traitements pratiqués en routine dans les élevages : compléments alimentaires, hormones, antibiotiques, vaccins … Quant à ceux qui s’offusquent du côté technologique de la viande cellulaire, qu’ils se penchent sur les procédés mis en place depuis 60 ans pour augmenter les rendements animaux : sélection génétique, génomique, traitements hormonaux, sexage, mutilations, inséminations artificielles, trayeuses automatiques, vaches à hublot. (Cf les 60 ans de recherches à l’Inra dans ce domaine).
Le végétarisme ne pousse nullement à la consommation de produits transformés. Transitoire ou durable, l’attirance pour ces produits pourra dépendre d’habitudes de base (tendance alimentaire), de périodes de la vie (les jeunes ou les « nouveaux végétariens » consomment peut être plus de steaks végétaux que les autres) ou encore du contexte de la prise alimentaire (moments festifs, évènements, invitations). Quoi qu’il en soit, quelqu’un habitué à manger plutôt naturel/sain/équilibré pendant sa période non-vegé continuera probablement à le faire une fois devenu végé, et inversement.
Bref, pourquoi imiter le goût de la viande ? Par goût, habitude, pour élargir l’offre, faciliter l’adaptation vers un régime végétarien/végan, conserver du lien avec les non-végés. Au fond, rien de bien difficile à comprendre pour qui veut comprendre et ne cherche pas juste à « clasher ». A ce propos, il est souvent assez amusant de voir les poncifs anti-végés se contredirent entre eux. Ainsi l’idée du végan adepte d’ersatz, de nourriture industrielle, trouve-t-elle son pendant contradictoire avec celle du végan mangeur d’herbe ou de graines. Alors végan, graines ou produits transformés ? Peut-être tout ce qu’il y a entre les deux. Comme tout le monde.
Liens/références
Comment se développent le goût, les appétences alimentaires chez le nouveau-né, le nourrisson ?
Le goût, une histoire dès la vie prénatale
Conditionnement de l’aversion du goût
La construction du « goût » : ce que cela implique dans l’éducation nutritionnelle
Le goût de gras
L’acquisition du goût
Fetal or infantile exposure to ethanol promotes ethanol ingestion in adolescence and adulthood : a theoretical review
Influence of parental attitudes in the development of children eating behaviour
Préférences alimentaires et conditionnement évaluatif
Human food aversions : Nature and acquisition
The special role of nausea in the acquisition of food dislikes by humans
Is it the plate or is it the food ? The influence of the color and shape of the plate on the perception of the food placed on it
Tasting spoons : Assessing how the material of a spoon affects the taste of the food
Food likes and their relative importance in human eating behavior : review and preliminary suggestions for health promotion
Etude de la composition des saucisses, merguez, chipolatas : tendons, os, cartilage, glandes salivaires, ganglions …
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Baisse de la consommation de viande : quel impact sur l’agriculture ?
Taux de végétariens/végans selon l’âge, voir page 20
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir