L’administration Biden n’a reconnu ni sa responsabilité dans l’attentat à la bombe contre le gazoduc, ni l’objectif véritable du sabotage.
Par Seymour Hersh
Journaliste d’investigation américain et lauréat du prix Pulitzer, Seymour Hersh a notamment révélé le massacre de Mỹ Lai au Vietnam, les actes de torture à Abou Ghraïb ou le fait que la guerre israélienne de 2006 contre le Liban était planifiée de longue date, et aurait été déclenchée même sans le prétexte de la capture des deux soldats.
Source : seymourhersh.substack.com, le 26 septembre 2023
Traduction : lecridespeuples.fr
Une capture d’écran de l’armée du Danemark montre la fuite de gaz des gazoducs Nord Stream explosés provoquant des bulles à la surface de la mer Baltique le 30 septembre 2022.
Je ne connais pas grand-chose aux opérations secrètes de la CIA —aucun non-initié ne peut le prétendre— mais je sais que l’élément essentiel de toute mission réussie est le déni total. Les hommes et les femmes américains qui se sont déplacés, sous couverture, à l’intérieur et à l’extérieur de la Norvège pendant les mois qu’ont duré la planification et l’exécution de la destruction de trois des quatre gazoducs Nord Stream dans la mer Baltique il y a un an n’ont laissé aucune trace —pas le moindre indice de l’existence de l’équipe— si ce n’est la réussite de leur mission.
Pour le président Joe Biden et ses conseillers en politique étrangère, il était primordial de pouvoir nier l’existence de l’équipe. Aucune information importante sur la mission n’a été enregistrée sur un ordinateur : tout a été tapé sur une machine à écrire Royal ou peut-être sur une Smith Corona avec une ou deux copies carbone, comme si Internet et le reste du monde en ligne n’avaient pas encore été inventés. La Maison Blanche était isolée des événements qui se déroulaient près d’Oslo ; les divers rapports et mises à jour en provenance du terrain étaient directement transmis au directeur de la CIA, Bill Burns, qui était le seul lien entre les planificateurs et le Président qui a autorisé la mission à avoir lieu le 26 septembre 2022. Une fois la mission achevée, les documents dactylographiés et les carbones ont été détruits, ne laissant ainsi aucune trace physique —aucune preuve à déterrer plus tard par un procureur spécial ou un historien présidentiel. C’est en quelque sorte le crime parfait.
Il y avait une faille —un manque de compréhension entre ceux qui ont mené la mission et le Président Biden, quant aux raisons pour lesquelles il a ordonné la destruction des gazoducs au moment où il l’a fait. Mon rapport initial de 5 200 mots, publié au début du mois de février, se terminait de manière énigmatique par la citation d’un fonctionnaire au courant de la mission qui m’avait dit : « C’était une belle couverture ». Le fonctionnaire a ajouté : « La seule faille était la décision de le faire. ».
Voir Seymour Hersh : Comment les Etats-Unis ont détruit le gazoduc Nord Stream
Il s’agit du premier compte rendu de cette faille, à l’occasion du premier anniversaire des explosions, et le Président Biden et son équipe de sécurité nationale ne l’apprécieront pas.
Inévitablement, mon premier article a fait sensation, mais les grands médias ont mis l’accent sur les dénégations de la Maison Blanche et se sont appuyés sur un vieux canard —mon recours à une source anonyme— pour se joindre à l’administration et démentir l’idée que Joe Biden ait pu avoir quoi que ce soit à voir avec un tel attentat. Je dois souligner ici que j’ai littéralement remporté des dizaines de prix au cours de ma carrière pour des articles publiés dans le New York Times et le New Yorker qui ne s’appuyaient pas sur une seule source nommée. Au cours de l’année écoulée, nous avons assisté à une série d’articles de presse contraires, sans sources directes nommées, affirmant qu’un groupe ukrainien dissident avait mené l’opération de plongée technique dans la mer Baltique au moyen d’un yacht loué de 49 pieds appelé l’Andromeda.
Je suis maintenant en mesure d’écrire sur la faille inexpliquée citée par le fonctionnaire anonyme. Cette question a été soulevée par Richard Helms, qui a dirigé l’agence pendant les années tumultueuses de la guerre du Viêt Nam et de l’espionnage secret des Américains par la CIA, ordonné par le président Lyndon Johnson et soutenu par Richard Nixon. En décembre 1974, j’ai publié dans le Times un article sur cet espionnage, qui a donné lieu à des auditions sans précédent au Sénat sur le rôle de l’agence dans ses tentatives infructueuses, autorisées par le Président John F. Kennedy, d’assassiner le Leader Cubain Fidel Castro. Helms a expliqué aux sénateurs que la question était de savoir si, en tant que directeur de la CIA, il travaillait pour la Constitution ou pour la Couronne, en la personne des Présidents Johnson et Nixon. La commission Church a laissé la question en suspens, mais Helms a clairement indiqué que lui et son agence travaillaient pour l’homme le plus haut placé de la Maison Blanche.
Revenons aux gazoducs Nord Stream : Il est important de comprendre qu’aucun gaz russe ne circulait vers l’Allemagne via les gazoducs Nord Stream lorsque Joe Biden a ordonné leur destruction le 26 septembre dernier. Nord Stream 1 fournissait de grandes quantités de gaz naturel à bas prix à l’Allemagne depuis 2011 et contribuait à renforcer le statut de l’Allemagne en tant que colosse industriel et manufacturier. Mais il a été fermé par Poutine à la fin du mois d’août 2022, alors que la guerre en Ukraine était, au mieux, dans une impasse. Nord Stream 2 a été achevé en septembre 2021, mais le gouvernement allemand dirigé par le chancelier Olaf Scholz l’a empêché de livrer du gaz deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Étant donné les vastes réserves de gaz naturel et de pétrole de la Russie, les Présidents américains, depuis John F. Kennedy, ont été attentifs à l’utilisation potentielle de ces ressources naturelles à des fins politiques. Ce point de vue reste dominant chez M. Biden et ses conseillers en politique étrangère, le secrétaire d’État Antony Blinken, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan et Victoria Nuland, aujourd’hui adjointe intérimaire de M. Blinken.
Les principaux gazoducs de la Russie vers l’Europe.
Je sais maintenant ce que j’ignorais à l’époque : la véritable raison pour laquelle l’administration Biden « a évoqué la neutralisation du gazoduc Nord Stream ». Le fonctionnaire m’a récemment expliqué qu’à l’époque, la Russie fournissait du gaz et du pétrole dans le monde entier via plus d’une douzaine de gazoducs, mais que les gazoducs Nord Stream 1 et 2 partaient directement de la Russie pour rejoindre l’Allemagne en passant par la mer Baltique. « L’administration a mis Nord Stream sur la table parce que c’était le seul auquel nous pouvions accéder et qu’on pourrait totalement nier toute intervention », a déclaré le fonctionnaire. « Nous avons résolu le problème en quelques semaines, début janvier, et en avons informé la Maison Blanche. Nous avons supposé que le Président utiliserait la menace contre Nord Stream comme moyen de dissuasion pour éviter la guerre. »
Le groupe de planification secret de l’agence n’a pas été surpris lorsque, le 27 janvier 2022, Mme Nuland, alors sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, assurée et confiante, a averti Poutine de manière stridente que s’il envahissait l’Ukraine, comme il en avait manifestement l’intention, « d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant ». Cette phrase a attiré l’attention, mais pas les mots qui l’ont précédée. La transcription officielle du département d’État montre qu’elle a précédé sa menace en disant qu’en ce qui concerne le gazoduc, « nous continuons d’avoir des contacts très forts et très étroits avec le gouvernement ukrainien » : « Nous continuons à avoir des conversations très fortes et très claires avec nos alliés allemands ».
Interrogée par un journaliste qui lui demandait comment elle pouvait affirmer avec certitude que les Allemands seraient d’accord « parce que ce que les Allemands ont dit publiquement ne correspond pas à ce que vous dites », Mme Nuland a répondu par un étonnant double langage : « Je dirais qu’il faut revenir en arrière et lire le document que nous avons signé en juillet [2021] et qui indique très clairement les conséquences pour le gazoduc en cas de nouvelle agression de l’Ukraine par la Russie. » Mais cet accord, qui a été présenté aux journalistes, n’a pas précisé les menaces ou les conséquences, selon les rapports du Times, du Washington Post et de Reuters. Au moment de l’accord, le 21 juillet 2021, M. Biden a déclaré à la presse que le gazoduc étant achevé à 99 %, « l’idée que quoi que ce soit puisse être dit ou fait pour l’arrêter n’était pas possible ». À l’époque, les Républicains, menés par le sénateur Ted Cruz du Texas, ont décrit la décision de M. Biden d’autoriser l’acheminement du gaz russe comme une « victoire géopolitique générationnelle » pour Poutine et une « catastrophe » pour les États-Unis et leurs alliés.
Mais deux semaines après la déclaration de Nuland, le 7 février 2022, lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche avec Scholz en visite, Biden a indiqué qu’il avait changé d’avis et qu’il se joignait à Nuland et à d’autres conseillers en politique étrangère tout aussi faucons pour parler de l’arrêt de la construction du gazoduc. « Si la Russie envahit —ce qui signifie que des chars et des troupes franchissent à nouveau— la frontière de l’Ukraine, a-t-il déclaré, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin ». Interrogé sur la manière dont il pourrait le faire puisque le gazoduc est sous le contrôle de l’Allemagne, il a répondu : « Nous le ferons, je vous le promets, nous pourrons le faire ».
M. Scholz, interrogé sur la même question, a déclaré : « Nous agissons ensemble. Nous sommes absolument unis et nous ne prendrons pas de mesures différentes. Nous prendrons les mêmes mesures, qui seront très dures pour la Russie et qu’elle devrait comprendre. » Certains membres de l’équipe de la CIA considéraient alors, et considèrent aujourd’hui, que le dirigeant allemand était parfaitement au courant de la planification secrète en cours pour détruire les gazoducs.
À ce stade, l’équipe de la CIA avait établi les contacts nécessaires en Norvège, dont la marine et les forces spéciales partagent depuis longtemps des missions de couverture avec l’agence. Les marins norvégiens et les patrouilleurs de classe Nasty ont aidé à faire entrer clandestinement des agents de sabotage américains au Nord-Vietnam au début des années 1960, lorsque les États-Unis, sous les administrations Kennedy et Johnson, menaient une guerre américaine non déclarée dans ce pays. Avec l’aide de la Norvège, la CIA a fait son travail et a trouvé un moyen de faire ce que la Maison Blanche de Biden voulait faire aux gazoducs.
À l’époque, le défi lancé à la communauté du renseignement consistait à élaborer un plan suffisamment énergique pour dissuader Poutine d’attaquer l’Ukraine. Le fonctionnaire m’a dit : « Nous avons réussi. Nous avons trouvé un moyen de dissuasion extraordinaire en raison de son impact économique sur la Russie. Et Poutine a agi en dépit de la menace ». Il a fallu des mois de recherche et de pratique dans les eaux tumultueuses de la mer Baltique aux deux plongeurs experts de la marine américaine recrutés pour cette mission avant qu’elle ne soit jugée concluante. Les superbes marins norvégiens ont trouvé le bon endroit pour poser les bombes qui feraient exploser les pipelines. Les hauts fonctionnaires suédois et danois, qui continuent d’affirmer qu’ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans leurs eaux territoriales communes, ont fermé les yeux sur les activités des agents américains et norvégiens. L’équipe américaine de plongeurs et de personnel de soutien à bord du navire-mère de la mission —un dragueur de mines norvégien— serait difficile à cacher pendant que les plongeurs feraient leur travail. L’équipe n’a appris qu’après le bombardement que Nord Stream 2 avait été fermé avec 1200 kilomètres de gaz naturel à l’intérieur.
Ce que je ne savais pas à l’époque, mais que j’ai appris récemment, c’est qu’après l’extraordinaire menace publique de Biden de faire exploser Nord Stream 2, avec Scholz à ses côtés, le groupe de planification de la CIA a été informé par la Maison Blanche qu’il n’y aurait pas d’attaque immédiate contre les deux gazoducs, mais que le groupe devait s’organiser pour poser les bombes nécessaires et être prêt à les déclencher « à la demande», après le début de la guerre. « C’est à ce moment-là que nous avons compris que l’attaque des gazoducs n’était pas une mesure dissuasive, car au fur et à mesure que la guerre avançait, nous n’en avons jamais reçu l’ordre », a déclaré le petit groupe de planification qui travaillait à Oslo avec la marine royale norvégienne et les services spéciaux sur le projet.
Après l’ordre de Biden de déclencher les explosifs placés sur les gazoducs, il a suffi d’un court vol avec un chasseur norvégien et du largage d’un sonar de série modifié au bon endroit dans la mer Baltique pour que l’opération soit menée à bien. À ce moment-là, le groupe de la CIA avait été dissous depuis longtemps. C’est aussi à ce moment-là que le fonctionnaire m’a dit : « Nous avons compris que la destruction des deux pipelines russes n’était pas liée à la guerre en Ukraine —Poutine était en train d’annexer les quatre oblasts ukrainiens qu’il voulait— mais qu’elle faisait partie d’un programme politique néocon pour empêcher Scholz et l’Allemagne, avec l’hiver qui approchait et les pipelines fermés, de se dégonfler et d’ouvrir le Nord Stream 2 », qui avait été fermé. « La crainte de la Maison Blanche était que Poutine mette l’Allemagne sous sa coupe et qu’il s’attaque ensuite à la Pologne. »
La Maison Blanche n’a rien dit alors que le monde entier se demandait qui avait commis le sabotage. « Le Président a donc porté un coup à l’économie de l’Allemagne et de l’Europe occidentale », m’a dit le fonctionnaire. Il aurait pu le faire en juin et dire à Poutine : « Nous vous avons dit ce que nous ferions. » Le silence et les dénégations de la Maison Blanche ont été, selon lui, « une trahison de ce que nous faisions. Si vous devez le faire, faites-le au moment où cela aurait fait la différence ».
La direction de l’équipe de la CIA a considéré les conseils trompeurs de M. Biden concernant l’ordre de détruire les gazoducs, m’a dit le fonctionnaire, « comme un pas stratégique vers la Troisième Guerre mondiale ». Que se serait-il passé si la Russie avait réagi en disant : « Vous avez fait sauter nos gazoducs et je vais faire sauter vos gazoducs et vos câbles de communication. Nord Stream n’était pas une question stratégique pour Poutine, c’était une question économique. Il voulait vendre du gaz. Il avait déjà perdu ses gazoducs » lorsque les Nord Stream 1 et 2 ont été fermés avant le début de la guerre en Ukraine.
Dans les jours qui ont suivi l’attentat, les autorités danoises et suédoises ont annoncé qu’elles allaient mener une enquête. Deux mois plus tard, elles ont indiqué qu’il y avait bien eu une explosion et qu’il y aurait d’autres enquêtes. Aucune n’a vu le jour. Le gouvernement allemand a mené une enquête, mais a annoncé qu’une grande partie de ses conclusions serait classée confidentielle. L’hiver dernier, les autorités allemandes ont alloué 286 milliards de dollars de subventions aux grandes entreprises et aux propriétaires qui ont dû faire face à des factures d’énergie plus élevées pour faire fonctionner leur entreprise et chauffer leur maison. L’impact se fait encore sentir aujourd’hui, alors qu’un hiver plus froid est attendu en Europe.
Le Président Biden a attendu quatre jours avant de qualifier l’attentat contre le gazoduc d’ « acte délibéré de sabotage ». Il a déclaré : « Maintenant, les Russes diffusent de la désinformation à ce sujet ». Lors d’une conférence de presse ultérieure, il a été demandé à M. Sullivan, qui a présidé les réunions ayant abouti à la proposition de détruire secrètement les gazoducs, si l’administration Biden « pensait désormais que la Russie était probablement responsable de l’attentat ».
La réponse de M. Sullivan, sans doute préparée, a été la suivante : « Tout d’abord, la Russie a fait ce qu’elle fait souvent lorsqu’elle est responsable de quelque chose, à savoir accuser quelqu’un d’autre de l’avoir fait. Nous l’avons constaté à maintes reprises au fil du temps. Mais le président a également précisé aujourd’hui qu’il restait encore du travail à faire dans le cadre de l’enquête avant que le gouvernement des États-Unis ne soit prêt à attribuer une responsabilité dans cette affaire. »
Il a poursuivi : « Nous continuerons à travailler avec nos alliés et nos partenaires pour rassembler tous les faits, et nous déterminerons ensuite la suite à donner à l’affaire. »
Je n’ai trouvé aucun cas où Sullivan aurait été interrogé par la presse américaine sur les résultats de sa « détermination ». Je n’ai pas non plus trouvé de preuve que Sullivan, ou le Président, ait été interrogé depuis lors sur les résultats de la « détermination » de la marche à suivre.
Rien ne prouve non plus que le Président Biden ait demandé à la communauté du renseignement américain de mener une enquête approfondie sur l’attentat à la bombe contre le gazoduc. De telles demandes sont connues sous le nom de « Taskings » et sont prises au sérieux au sein du gouvernement.
Tout cela explique pourquoi une question de routine que j’ai posée, environ un mois après les attentats, à une personne ayant travaillé de nombreuses années au sein de la communauté américaine du renseignement, m’a conduit à une vérité que personne, ni en Amérique ni en Allemagne, ne semble vouloir approfondir. Ma question était simple : « Qui a fait ça ? »
L’administration Biden a fait sauter les gazoducs, mais cette action n’avait pas grand-chose à voir avec la victoire ou l’arrêt de la guerre en Ukraine. Elle résultait de la crainte de la Maison Blanche de voir l’Allemagne hésiter et se détourner du gaz russe, et de voir l’Allemagne, puis l’OTAN, pour des raisons économiques, tomber sous l’emprise de la Russie et de ses ressources naturelles étendues et peu coûteuses. C’est ainsi qu’est née la crainte ultime : que Washington perde sa primauté de longue date en Europe occidentale.
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Source: Lire l'article complet de Le Cri des Peuples