Est-ce à cause du climat culturel qui règne aujourd’hui en Italie (1) ? En tout cas, on a pratiquement passé sous silence un livre humainement et politiquement bouleversant : La méthode Jakarta. La croisade anticommuniste de Washington et le programme d’assassinats de masse qui ont modelé notre monde [traduit et publié en italien en 2021]. L’auteur en est Vincent Bevins, un courageux journaliste étasunien très bien inséré dans le circuit de la presse mainstream nord-américaine.
Le livre consiste en une enquête qui a duré dix ans, et qui s’appuie sur des documents officiels, des informations déclassifiées, des opinions d’historiens, des témoignages directs. Il ressort de cette enquête que, dans 23 pays du tiers-monde, la Guerre froide fut en réalité et sans l’ombre d’un doute tout à fait chaude, causant la mort de millions de femmes et d’hommes de gauche, par l’œuvre directe et indirecte des États-Unis. Les communistes étaient évidemment la cible principale, et la méthode Jakarta doit son nom à la stratégie d’extermination totale des adversaires politiques mise en œuvre par Washington en Indonésie. Dans ce pays, fut éliminé de la surface de la Terre, entre 1965 et 1966, le troisième parti communiste du monde, qui comptait à l’époque environ trois millions d’adhérents. Cela peut sembler beaucoup, mais à l’époque l’Indonésie comptait environ 200 millions d’habitants.
Il faut préciser que le Parti Communiste indonésien ne programmait aucune prise du Palais d’Hiver, qu’il comptait au Parlement une petite escouade de représentants, avait accepté les règles du jeu démocratique et était autonome aussi bien par rapport à l’Union Soviétique qu’à la Chine. Il ne représentait donc aucun danger. En outre, la scène politique indonésienne était à l’époque dominée par le père de l’indépendance, Sukarno, leader jouissant d’un grand prestige international. Malgré tout cela, pour les dirigeants de l’administration étasunienne, les communistes indonésiens constituaient un problème, et ils optèrent pour la solution la plus inhumaine, en faisant massacrer, par des méthodes épouvantables, un million de civils, de la main de Suharto, un obscur général dont l’ascension jusqu’au sommet de l’armée indonésienne fut favorisée par Washington.
La machine de mort mise en route à Jakarta fit école, avec les répressions violentes qui suivirent en Amérique Centrale et du Sud, au Moyen Orient et ailleurs. La ligne politique était claire : faire table rase de quiconque parlait de justice sociale, des socialistes aux catholiques de gauche, des communistes aux syndicalistes. Il fallait créer une terreur généralisée capable d’annihiler toute velléité de changement. Tortures, massacres, disparitions, coups d’État furent des instruments utilisés avec une désinvolture absolue sous la direction de Washington. Ces incroyables crimes contre l’humanité furent de façon évidente commis et pilotés par les États-Unis avec la complicité des élites bourgeoises de chaque pays, soucieuses de conserver leurs privilèges. Mais surtout, et là réside la nouveauté introduite par la méthode Jakarta, ce furent les armées locales, opportunément entraînées aux États-Unis, qui se salirent les mains de sang, résolvant ainsi un énorme problème politique pour l’administration de Washington. Celle-ci était intervenue des dizaines de fois dans et hors de son « jardin privé », pour réprimer des révoltes populaires, défenestrer des gouvernements progressistes ou simplement indépendants de Washington – interventionnisme systématique et agressif qui avait rendu les États-Unis odieux à la majorité des pays qui venaient de sortir du colonialisme et qui s’étaient rassemblés dans le Mouvement des Pays non-Alignés.
Mais, pour Washington, ne pas être aligné sur lui n’était pas seulement inadmissible, cela signifiait faire le jeu de l’Union Soviétique ou en tout cas favoriser l’expansion des communistes dans les pays où ils jouissaient du consensus obtenu à travers des élections régulières. C’est ainsi que les États-Unis mirent sur pied un monstrueux réseau international de la Terreur, en une combinaison d’associations anticommunistes, guerres clandestines, pressions économiques, attentats, campagnes médiatiques, assassinats, coups d’État. Le but était double : d’un côté, éliminer physiquement quiconque s’opposait à l’ingérence étasunienne (et les communistes se trouvaient en première ligne, non tant au nom du socialisme que de la souveraineté nationale) ; de l’autre, liquider le front des pays non-alignés. Comme on sait, les États-Unis atteignirent leur objectif : en renonçant à l’éthique, ils révélèrent l’esprit du capitalisme.
Après le massacre des communistes, le Parti Communiste Indonésien fut mis hors-la-loi et l’Indonésie devint un des plus fidèles alliés de Washington. Le revers de la médaille c’est que l’Indonésie, naguère pays indépendant et à la tête du Tiers-Monde, cessa de compter sur l’échiquier international et, depuis lors, elle vit en liberté surveillée… par l’Oncle Sam. Il en est allé de même pour tous les autres pays où les États-Unis mirent en place des dictatures militaires. Au nom de l’anticommunisme, les États-Unis se sont libérés de rivaux économiques potentiels, comme justement l’Indonésie, puis le Brésil et l’Argentine ; ils se sont approprié leurs ressources énergétiques ; ils ont favorisé les élites nationales les plus réactionnaires, irresponsables et prédatrices ; ils ont jusqu’à aujourd’hui relégué ces pays et d’autres encore au rôle de comparses de l’Histoire.
Á la lecture de La Méthode Jakarta, bien des mythes étasuniens tombent comme des quilles, page après page. Un pays dont les représentants politiques, qui ne font, depuis toujours, que se gargariser de mots comme « liberté » et « démocratie » , se révèlent être des oppresseurs dénués de tout scrupule moral (frères Kennedy inclus) lorsqu’il s’agit d’empêcher l’autodétermination d’autres peuples. En une formule : vous pouvez être libres pourvu que ce soit nous qui commandions. Bevins arrive à la conclusion que les communistes ont vraiment cru aux mots de la démocratie, tandis que les États-Unis la piétinaient dans les faits. La presse étasunienne, si célébrée, en sort aussi mal en point. Sa complicité dans la réalisation des programmes de contrôle des pays du tiers-monde, de démolition du Mouvement des non-alignés et de diabolisation des communistes a été si manifeste qu’elle ne constitue un mystère pour personne (et, en tous cas, qu’il suffise de citer La fabrication du consentement, de Noam Chomsky et Edward S. Herman, traduit en français en 2008 chez Agone).
Le titre et le sous-titre du livre de Bevins traduisent fidèlement l’original anglais et sont riches de sens. Tout d’abord, l’anticommunisme se présente vraiment comme une croisade. En effet, de même que les fanatiques puritains qui avaient fui l’Europe exterminèrent les natifs américains au nom de Dieu, de la même façon les fanatiques anticommunistes de l’administration EU exterminèrent les communistes au nom de la liberté. L’expression « assassinats de masse » présente dans le sous-titre est, par contre, un expédient pour éviter de parler de programmes d’annihilation dignes de la solution finale perpétrée par les nazis. Du reste, c’est bien connu, pendant la Guerre froide, les nazis furent largement utilisés par la CIA en Amérique du Sud. Enfin, sans l’extermination des communistes à l’échelle internationale, le monde d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est – c’est-à-dire que la globalisation capitaliste sous direction étasunienne ne se serait pas affirmée.
Le livre de Bevins fait apparaître les États-Unis comme une puissance qui fait litière des valeurs qu’elle professe, utilise sans limites le langage de la violence, adopte une politique impérialiste et constitue la continuité historique du colonialisme européen. Dans le cadre de cette logique, le mépris des droits humains et des principes de tolérance les plus élémentaires est inévitable. En ce sens, l’enquête de Bevins secoue les consciences et contribue à donner une idée claire de la façon dont l’Empire américain s’affirme dans le monde en passant sur des montagnes de cadavres.
(1) Le livre ne semble pas avoir été jusqu’à présent traduit en français.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir