« Touchez pas à nos enfants » scande la foule réunie, ce dimanche 17 septembre, au pied du Mont des Arts, un complexe urbanistique bruxellois. Perché sur une estrade improvisée pour l’occasion, Alain Escada, le boss de Civitas, s’apprête à prendre la parole. Face à lui, des mères de famille – un public quelque peu différent du parterre de militants royalistes et autres gudards devant qui il s’égosille habituellement – brandissent des pancartes incriminant l’ennemi commun : « Evras », le « cheval de Troie de la théorie du genre ». « Evras veut tuer mon innocence », « Evras : pédophilie déguisée » peut-on lire ailleurs…
Evras, c’est l’acronyme du programme d’Education à la Vie Relationnelle Affective et Sexuelle mis en place en Belgique. Ce guide de plusieurs centaines de pages est destiné à des professionnels chargés, selon un projet de décret adopté le 7 septembre par la Fédération Wallonie-Bruxelles, d’animer une séance annuelle de deux heures dans les classes de sixième et de quatrième pour répondre aux questions des élèves sur des sujets relatifs à la la gestion des émotions, l’estime de soi, le rôle de la famille, la gestion d’une séparation des parents mais aussi… la sexualité.
« Un nouvel ordre mondial sexuel »
Enfer et damnation. Si la plupart des médias, à commencer par Le Monde, ont rappelé que ce programme vise notamment à « prévenir la violence dans les relations amoureuses », « déconstruire les stéréotypes sexistes et homophobes », « prévenir les grossesses non prévues » ou encore « réduire les infections sexuellement transmissibles », Alain Escada et son auditoire, eux, ne l’entendent pas de cette oreille.
Ah beaux petits tropes antisémites (“projet pas belge mais mondialiste” etc. ) 1/2 pic.twitter.com/wtCbsvGqzn
— Jérémie Tojerow (@jeremietoj) September 17, 2023
« C’est un projet mondialiste qu’ils veulent vous imposer : un Nouvel Ordre Mondial sexuel, assure-t-il sous une salve d’applaudissements. Quel parent raisonnable voudrait que son petit garcon soit invité, comme s’il faisait un jeu, à devenir une petite fille », poursuit l’intégriste. Et ajoute, dans une tirade transphobe teintée d’un complotisme pour le moins décomplexé : « C’est une mutilation et une stérilité organisées, parce que tout ça n’est pas innocent, parce que tout ça est orchestré […]. C’est voulu à l’échelon mondial, c’est voulu au Forum économique de Davos, c’est un piège pour organiser la dépopulation. »
Des écoles incendiées
Extatique, le tribun appelle les parents d’élèves à désobéir et à s’organiser « en réseaux » sans pour autant opter pour l’action violente, « un piège pour placer vos enfants » selon lui. Trop tard. Dans les jours qui ont précédé le rassemblement, 8 écoles ont été incendiées ou vandalisées en Wallonie. Pour 6 d’entre elles, un lien a été établi avec la mobilisation anti-Evras. Des messages comme « No Evras, sinon les prochains, c’est vous » y ont notamment été retrouvés.
Ces actes font suite à une intense campagne de désinformation menée, depuis la rentrée, sur les réseaux sociaux et les boucles de messagerie comme WhatsApp. Aux commandes, des influenceurs complotistes, des militants d’extrême droite, des religieux conservateurs et des groupes de « défense » des enfants. La RTBF a ainsi identifié un réseau de 25 personnes actives depuis plusieurs semaines « pour mener l’opposition à l’Evras », parmi lesquels le média alternatif Kairos, la psychopathologue Ariane Bilheran, le sulfureux Karl Zero, l’Observatoire de la Petite Sirène, Civitas, Radya Oulebsir (soutien de l’imam frériste Hassan Iquioussen et l’une des plus anciennes opposantes à l’Evras), ou encore la « journaliste indépendante » (et surtout antivax) Senta Depuydt.
Ce n’est pas la première fois que les institutions scolaires font face à de telles attaques. Il y a dix ans, en janvier 2014, avaient lieu les premières Journées de Retrait de l’Ecole (JRE), un mouvement initié par Farida Belghoul pour protester contre la mise en place d’un programme expérimental dans les établissements scolaires : les ABCD de l’Egalité. Contexte.
« La colère de Dieu va s’abattre sur la France »
En mai 2013, la loi sur le mariage homosexuel est promulguée. Non sans heurts. Depuis plusieurs mois, des dizaines de milliers de manifestants battent le pavé pour s’opposer à ce projet au nom de la défense des valeurs de la famille et de la morale. Les cortèges sont hétéroclites : droite parlementaire, extrême-droite, religieux, conservateurs, intégristes, simples familles… Dans les rangs de cette « Manif Pour tous », des leaders émergent et font entendre leurs revendications. C’est le cas de Béatrice Bourges, Frijide Barjot, Christine Boutin, Tugdual Derville ou encore Camel Bechikh, président de Fils de France, une association prônant un « islam patriote » et respectueux des racines chrétiennes de la France. Arborant des goodies bleu-blanc-rose, et convaincus que « la colère de Dieu va s’abattre sur la France », certains des protestataires laissent libre cours à un discours homophobe. De son côté, Dieudonné ira jusqu’à qualifier le mariage gay de « projet sioniste qui vise à diviser les gens ».
Dans ce contexte tendu, le lancement des ABCD de l’égalité en septembre 2013 « va vite remettre une pièce dans la grande machine à fabriquer des paniques morales », comme le rappelle la revue La Déferlante en septembre 2022. Sur le papier, ce dispositif expérimental paraît pourtant anodin. Portés par deux ministères, les ABCD de l’égalité ambitionnent de lutter contre les stéréotypes filles-garçons et les inégalités qui en découlent. L’initiative n’en est pas moins fortement contestée. Qu’est-il reproché aux ABCD ? Détruire la famille, promouvoir une « société dégénérée », enseigner la masturbation aux enfants, préparer le terrain à la normalisation de la pédophilie… Here we go again.
De l’antiracisme à l’extrême droite
Dans ce cloaque informationnel, une figure se détache : celle de Farida Belghoul. La trajectoire de cette ancienne militante antiraciste est pour le moins atypique. En 1984, s’inspirant de la « marche des beurs », elle organise une action similaire dans le cadre de son association, Convergence 1984. Engagée à gauche, elle mène en parallèle une carrière de cinéaste et réalise des films sur le thème de l’immigration. Difficile, à l’époque, d’imaginer que la jeune femme s’associerait un jour – en affaire et en idées – avec l’extrême droite. Et pourtant.
Trente ans plus tard, Farida Belghoul s’affiche désormais sur le site Egalité & Réconciliation, navire amiral de la complosphère francophone. C’est d’ailleurs son fondateur, Alain Soral, qui lui offre une fenêtre d’exposition. En juin 2013, elle donne par exemple une conférence pour détailler son projet « d’éducation à domicile dans les banlieues françaises », aux côtés du polémiste antisémite et de Mathias Cardet.
Cette histoire #EVRAS en Belgique rappelle furieusement chez nous le mouvement «Journée du retrait des enfants» lancé par Fadira Belghoul en 2014 et soutenu par Boutin et Alain Escada de Civitas qui dénonçait déjà de prétendus cours d’éducation sexuelle en maternelle. https://t.co/cHdhOB90oe pic.twitter.com/mPDCCe3ZwV
— Tristan Mendès France (@tristanmf) September 18, 2023
À partir du mois d’octobre 2013, elle diffuse des vidéos dans lesquelles elle dénonce les ABCD de l’Égalité. En décembre, l’ex militante lance officiellement le mouvement des JRE afin de dénoncer l’introduction de la « théorie du genre » dans les établissements scolaires. Le principe est simple : inciter les parents à retirer leurs enfants de l’école une journée par mois.
« Vaincre ou mourir »
Le 14 janvier 2014, elle publie un texte sur Egalité & Réconciliation intitulé « Les premières Journées de retrait de l’école se dérouleront à Lyon et Paris les 24 et 27 janvier 2014 » dans lequel elle écrit :
« Nous nous battons pour sauver nos enfants. La victoire dépend de notre détermination. Aucun chef d’établissement n’a le droit de vous imposer son point de vue ou de vous harceler pour vous empêcher de participer à l’action nationale JRE. Les enfants n’appartiennent pas à l’État ; leur éducation appartient à leurs parents. Pour un ministère de l’Instruction publique ! Vaincre ou mourir ! »
La rumeur enfle, gagne les réseaux sociaux et est également relayée par SMS, notamment dans des fractions de la communauté musulmane. La machine est lancée et aboutit à une relative mobilisation.
Le 2 février 2014, le susnommé Camel Bechikh et l’avocate Hayette Hamidi se font les relais de l’initiative lancée par Farida Belghoul lors d’une énième marche de la Manif pour tous. Quelques jours auparavant, le ministre de l’Education Vincent Peillon adressait une lettre aux chefs d’établissements alertant sur ces « mouvements » qui « diffusent à grande échelle des mensonges et des rumeurs afin d’affoler les parents d’élèves ».
« Athées, illettrés, LGBT »
Il faut dire que Farida Belghoul n’y va pas avec le dos de la cuiller. A la même période, elle fait le tour des médias de la réinfosphère pour déplorer que « l’éducation sexuelle » soit « prise en charge par [le] lobby LGBT ». Une communauté envers laquelle elle nourrit une véritable obsession. Chez Soral – toujours lui – elle affirme qu’après avoir voulu rendre les enfants athées et illettrés, l’Ecole s’attache désormais à modifier leur orientation sexuelle. Et revisite, pour l’occasion, la devise de la République :
« L’histoire de l’école laïque, partie de la devise Liberté Egalité Fraternité, nous amène finalement à considérer qu’une autre devise se cache derrière ces trois mots magiques. C’est : Athées, illettrés, Lgbt. »
Dans cette optique, l’homophobie est considérée comme « une escroquerie sémantique qui consiste à cacher que celui qui est en danger aujourd’hui c’est l’homme, c’est la figure du mâle, c’est la virilité ». Mimant une émasculation, elle ajoute : « C’est l’homme qu’on veut châtrer en lui proposant, dès l’âge du primaire, en maternelle, dès trois ans, on lui propose de se transformer en fille en se cisaillant le… vous avez compris. »
Dans sa croisade, Farida Belghoul reçoit le soutien d’un habitué des paniques morales… Alain Escada. En mai 2014, les deux compagnons de route manifestent côte à côte pour rendre un hommage à Jeanne d’Arc. Les slogans sont évocateurs : « Chassons le Grand-Orient du gouvernement » [archive], « Ni laïque, ni maçonnique, la France est catholique », « France, jeunesse, chrétienté »… Devant la presse, le pourfendeur de la « cathophobie » appelle les français à retrouver « la force pour éliminer la décadence morale » et « défendre les enfants contre la théorie du genre », puis apporte son « soutien à la journée du retrait de l’école » programmée le lendemain.
En octobre 2014, la mobilisation connaît un coup d’arrêt après que l’Express a révélé que Farida Belghoul a été pacsée avec une femme. Farida Belghoul et Alain Soral se brouillent.
La postérité
Malgré un fort retentissement médiatique, les JRE n’auront concerné qu’une centaine d’établissements. Le mouvement a néanmoins contribué à l’abandon, au mois de juin, des ABCD de l’égalité, bien aidé par la polémique de Joué-lès-Tours survenue le mois précédent. Farida Belghoul avait accusé, à tort, une enseignante de pratiquer « la théorie du genre » et d’avoir demandé à un jeune garçon, ainsi qu’à une camarade, de se déshabiller pour se toucher les parties génitales. En 2016, elle sera condamnée pour « complicité de diffamation ».
Indéniablement, les campagnes de désinformation orchestrées par la complosphère et les réactionnaires de tous bords auront contribué au relatif succès des JRE. Mais ce n’est pas la seule explication. Comme le note la chercheuse en sciences politiques Fatima Khemilat, « ce qui sous-tend les mobilisations des JRE, c’est la croyance mais aussi le constat empirique, que l’école discrimine les enfants d’immigrés. […] Non seulement, pour elles et pour eux, l’école a failli dans sa mission première d’éducation mais en plus, avec les ABCD, elle sape les bases du socle familial ».
Surtout, Farida Belghoul et ses alliés ont contribué à créer un répertoire d’actions qui sera repris jusqu’à aujourd’hui avec les manifestations anti-Evras. En 2018, une fausse nouvelle avait par exemple circulé « annonçant que Marlène Schiappa avait généralisé des cours d’éducation sexuelle où l’on apprendrait la masturbation dès l’école maternelle » rapporte Libération. A l’époque, la conférencière soralienne Marion Sigaut lançait sur son blog un « appel à la résistance » invitant à manifester le lundi 3 septembre, jour de la rentrée scolaire, devant toutes les préfectures de France contre, notamment, la « légalisation de la pédophilie » (sic), l’« éducation sexuelle à l’école » et l’« obligation vaccinale ». Des influenceurs complotistes ont également fait leurs classes au sein des JRE. C’est le cas de Rémy Daillet-Wiedemann. L’instigateur de l’enlèvement de la petite Mia en 2021 a notamment été proche de Farida Belghoul et est l’auteur, avec sa compagne, d’un guide intitulé Je fais l’école à la maison (2012), qui prône la scolarisation des enfants à domicile. Selon son site, « l’école est un endroit dangereux : pédos, harceleurs, délinquants, dealers, labos et gouvernement sont les gros vecteurs du mal-être, du suicide, du meurtre, du crime courant ».
Les Patriotes, le micro-parti de Florian Philippot, s’est également doté de son Association de Défense des Élèves et Étudiants (ADEE). Durant la crise du Covid, ce collectif a organisé des rassemblements devant différentes écoles d’Ile-de-France pour « dénoncer la folie du tout vaccinal » ou le pass sanitaire. Depuis, la ligne éditoriale a changé mais les méthodes restent les mêmes, en témoigne leur dernier post sur Telegram : « Nos jeunes sortent de l’école, pour la plupart, sans connaître leur tables de multiplication et sans posséder la maîtrise du français, mais doivent connaître une éducation sexuelle très poussée, aux limites de la pornographie […]. Nos enfants ne sont pas un bien de consommation comme un autre ! »
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch