Un véritable délire ! Ce soir du 4 septembre 1964, à Santiago du Chili, les gens s’embrassent dans la rue. Les clameurs montent : « Vive le président Frei ! Vive la Démocratie chrétienne ! »Eduardo Frei ? La revue américaine Look l’a récemment salué comme l’homme « le plus important d’Amérique latine ». C’est pour cette raison sans doute que le « monde libre » a suivi avec anxiété l’élection à la présidence de la République qui vient de s’achever. Dans ce pays foncièrement démocratique, « si le candidat du Front socialo-communiste Salvador Allende, ami intime de Fidel Castro, était sorti vainqueur, le Chili serait peut-être devenu un second Cuba et, par osmose, toute l’Amérique latine risquait d’être influencée [1]. » Le « monde libre » respire donc. La bourgeoisie chilienne aussi. Washington encore plus. Sans parler de la CIA, qui a investi trois millions de dollars pour influencer le cours de l’élection en faveur de Frei [2]. Il y a du bon Samaritain chez ces gens-là.
Pour qui aurait oublié ce détail, on rappellera que, le 29 novembre 1961, John Fitzgerald Kennedy (JFK) a brutalement limogé Allen Dulles, le chef de la CIA, à la suite du désastre de la Baie des Cochons, à Cuba. En lieu et place, il a nommé John McCome. En avril 1965, ce dernier a quitté à son tour l’« Agence » pour devenir administrateur d’une autre multinationale états-unienne : la International Telephone and Telegraph Corporation (ITT). Le plus important investissement américain au Chili après ceux concernant le cuivre.
On rappellera aussi que, du début de l’Alliance pour le progrès, lancée en 1961 par JFK, jusqu’à 1973, l’« Agence » sera autorisée à dépenser plus de 12 millions de dollars pour soutenir la démocratie chrétienne contre la coalition de gauche historiquement emmenée par le socialiste Salvador Allende. Au passage, en 1970, flairant le danger, la ITT a offert 1 million de dollars à cette même CIA pour qu’elle empêche Allende de devenir président. Comme elle est tout sauf avare lorsque ses intérêts sont en jeu, ITT avait préalablement versé quelque 400 000 dollars pour financer la campagne du républicain Richard Nixon, élu le 5 novembre 1968.
On rappellera enfin que, le 27 juin 1970, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité, un certain Henry Kissinger a déclaré : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester tranquilles quand un pays devient communiste à cause de l’irresponsabilité de son propre peuple. »
Il n’empêche… Le 4 septembre 1970, l’hiver austral touche à sa fin, dans tous les sens du mot. Au cours d’une élection triangulaire (sans deuxième tour), et avec 36 % des suffrages, Allende a été élu à la tête d’un ensemble de partis rassemblés au sein de l’Unité populaire (UP) [3]. Il n’a rien d’un boute feu. Certes ambitieux, son programme de « transitions vers le socialisme » a été préparé par des groupes d’experts internationalement reconnus, venant souvent de la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal) de l’Organisation des Nations unies.
Le 24 octobre, Allende occupe son bureau dans l’imposante construction de style néoclassique, le palais présidentiel de La Moneda. Portés haut par un Chili populaire en liesse, pancartes et calicots se balancent joyeusement. « J’étais le compañero Allende, je serai le compañero presidente », lance depuis le balcon de la Fédération des étudiants celui qui a été un sénateur forgé dans les luttes quotidiennes et particulièrement apprécié à gauche pendant vingt-quatre ans.
Faisant triompher le rêve de la mesquine réalité, Allende met en œuvre un programme à la fois anti-impérialiste, anti-oligarchique et anticapitaliste – le tout dans le cadre de la démocratie. La théorie selon laquelle seule la violence révolutionnaire ouvrirait la voie au socialisme lui a toujours paru dangereuse. Cela ne l’empêche pas, en novembre 1971, de rétablir les relations diplomatiques avec La Havane et de recevoir pendant vingt jours le proscrit continental Fidel Castro. Lequel, démontrant son souverain mépris du qu’en dira-t-on, lui offre une superbe kalachnikov AK-47 apportée de Cuba. Le cadeau ne plait pas à tout le monde, mais Fidel est comme ça. Ce qui n’a d’ailleurs qu’une importance relative : ces illusions romantiques n’étant plus de son âge, Allende range l’arme dans un coin. Manifestement pas ou mal informées, et avant que Fidel ne reparte dans « son île pourrie », les dames de la bourgeoisie, accompagnées de leurs filles (pas spécialement faméliques) et de leurs domestiques (en tablier blanc), défilent devant La Moneda en tapant sur des casseroles et en criant, alors qu’elles ne manquent pas de brioche, « nous voulons du pain ». Quelques décennies plus tard, dans des pays comme le Venezuela, le Nicaragua ou autres nations administrées par des gouvernements progressistes, on rebaptisera « société civile » ce genre de conglomérat levé contre des pouvoirs légitimement élus.
Quand, le 28 septembre de cette même année 1971, Allende annonce la nationalisation du cuivre – « le salaire du Chili », 80 % de ses exportations [4]–, il provoque une explosion de joie. Les murs se couvrent de slogans qui en disent long sur le sentiment de fierté retrouvée : « Désormais, le Chili porte des pantalons longs ». Au rythme de la nationalisation d’autres secteurs – charbon, nitrates, fer, banques, grande industrie –, d’une réforme de la Constitution, de l’activation de la réforme agraire (près de 2,5 millions d’hectares redistribués), de l’augmentation des salaires, du lancement de travaux publics à grande échelle, d‘un élargissement permanent de l’aire de « propriété sociale », le socialiste fait tout sauf trahir ses promesses de campagne. Certes, par nature faillibles, les systèmes conçus par des organisations ou des êtres humains ne sauraient être parfaits. A un moment ou à un autre, les problèmes ne manquent pas : ralentissement de la croissance, explosion des importations du fait de l’élévation du niveau de vie des secteurs populaires, déficit de la balance des paiements, inflation, acharnement des radicaux de l’UP à se montrer aussi avant-gardistes que possible… Mais, en 1971 et 1972, sur la base d’un fort soutien à la demande interne, liée à une redistribution des revenus et à un accroissement de l’intervention de l’Etat, la production industrielle augmente de plus de 10 % chaque année.
En ce temps-là, c’est-à-dire avant l’arrivée d’Allende au pouvoir, les entreprises étrangères, en particulier étasuniennes, tiraient du Chili d’énormes profits. Exploitant la majeure partie des gigantesques mines de cuivre, la Kennecott et l’Anaconda Copper Company (canadienne) y réalisaient respectivement 34,8 % et 20,2 % de leurs bénéfices annuels. Pour en revenir à elle, l’ITT Corporation, outre deux hôtels Sheraton, possédait 70 % de la Chitelco, la compagnie de téléphone chilienne, qui lui rapportait, en 1970, 153 millions de dollars par an [5].
La notion de démocratie n’est sans doute pas la même dans toutes les cultures. Dès le 5 septembre 1970, le lendemain du scrutin, l’ambassadeur des Etats-Unis au Chili, Edward Korry, câblait à Washington, très alarmé : « Mon pessimisme électoral de la nuit dernière s’est renforcé. Ni les politiques ni les forces armées ne se sont opposées à l’élection d’Allende ; nous n’avons plus la moindre parcelle d’espoir. Les Etats-Unis doivent commencer à prendre en compte la réalité d’un régime Allende. Nous ne pouvons compter pour l’instant sur les forces armées, chacun espérant qu’un autre prenne l’initiative et aucun n’étant prêt à assumer la responsabilité historique de faire couler le sang et de déclencher une guerre civile. » Convoqué à la Maison-Blanche, Korry saute dans un avion, atterrit à Washington, s’engouffre dans une limousine et gagne le 1600 Pennsylvania Avenue. Dans son bureau ovale, Nixon roule des billes hargneuses au possible. Son secrétaire d’Etat Henry Kissinger l’a déjà soigneusement briffé : « Allende est une menace parce qu’il a été élu démocratiquement ! Son gouvernement de changement, pacifique et utilisant des structures démocratiques, pourrait s’étendre à d’autres régions d’Amérique latine et d’Europe. »
De Santiago, arrivent en hâte d’autres émissaires. A commencer par Agustín Edwards Eastman, propriétaire du plus grand conglomérat économique chilien de l’époque, le groupe Edwards, et surtout du quotidien El Mercurio. Fort de ses 130 000 exemplaires, il s’agit de l’organe de presse le plus puissant du pays. Edwards déboule à Washington le 14 septembre 1970. Pas surpris le moins du monde, Kissinger organise séance tenante et par téléphone une réunion « au sommet ». Dès le 15 à 9 heures 15, Edwards se retrouve dans le Bureau ovale en compagnie du célèbre duo Nixon-Kissinger, du directeur de la CIA Richard Helms et… de Donald Kendall, « general manager » de Pepsi-Cola. Contrairement aux apparences, il ne s’agit nullement d’évoquer les mérites comparés des boissons sucrées gazeuses et du vin chilien. Edwards sollicite une action militaire empêchant Allende de prendre ses fonctions. Il complète par quelques informations confidentielles sur les officiers chiliens disposés à participer à la conspiration.
Trois jours plus tard, le 18, lors d’une autre rencontre avec les dirigeants de la CIA, Edwards avertit : « Il est peu probable que les chefs des Forces armées agissent sans un certain nombre d’assurances claires et précises, principalement de la part des Etats-Unis, parce qu’ils craignent qu’eux-mêmes et leurs familles paient un prix élevé s’ils agissent et ne reçoivent pas une aide immédiate, décisive et substantielle [6]. »
Il est à peine besoin de préciser que, quelle que soit votre motivation de départ, être payé est toujours intéressant. Au cours de quelques conciliabules discrets, auprès de la CIA, bien sûr, mais aussi d’Henry Kissinger, toujours conseiller à la Sécurité nationale, futur secrétaire d’Etat aux affaires étrangères [7], à tu et à toi avec le président, l’ITT a promis une « somme à sept chiffres » – genre un million de dollars, pour les béotiens – destinée aux caisses noires du Parti républicain, en échange d’une « mise hors d’état de nuire » du nouveau président socialiste. Difficile pour Nixon d’ignorer un tel altruisme. D’autant que, sous son mandat, l’application de la doctrine de sécurité nationale atteint son apogée. Pour lui comme pour Kissinger, Allende est l’ennemi principal, plus dangereux encore que Fidel Castro. En respectant le pluralisme, sa « révolution empanadas et vin rouge » [8] sort le socialisme du statut infâmant dans lequel le prétexte de la guerre froide l’a plongé. Que le Chili reste entre les mains de l’Unité populaire, et le Mexique, le Panamá, le Pérou, l’Argentine risquent d’ébaucher autour de lui un « front anti-impérialiste ». Et qui sait même si des pays comme la France ou l’Italie ne pourraient s’en inspirer…
Une première fois, une moue vicieuse a tordu la bouche de Nixon, quand, frappant son bureau du poing, il a crié plus qu’il n’a dit : « Il faut à tout prix écraser ce son of a bitch » – oui, « ce fils de pute », il parlait d’Allende, vous avez bien compris.
Il a re-convoqué le directeur de la CIA dans son antre : « Il y a peut-être une chance sur dix de réussir, mais il faut sauver le Chili ! Aucune importance en ce qui concerne les sommes dépensées. Dix millions de dollars sont disponibles, plus si nécessaire ! Prenez à plein temps vos meilleurs hommes. Règle du jeu : le minimum de bruit et quarante-huit heures pour présenter un plan d’action ! » A l’exception d’une opération de type République dominicaine où, en avril 1965, une intervention de « marines » a parachevé le coup d’Etat contre le libéral de gauche Juan Bosch, un peu trop connotée, tout ce qui peut être utile à une déstabilisation doit être considéré comme bon. A Langley, dans le dos du Département d’Etat et sous la supervision directe de Thomas Karamessines, le chef de ses opérations clandestines, la CIA entre en action.
Première victime : le général René Schneider. Commandant en chef des Forces armées au moment des élections, il a défini que la mission de l’armée consistait à faire respecter la Constitution. Le 22 octobre 1970 – deux jours avant la proclamation officielle de la victoire d’Allende par le Congrès –, il est mortellement blessé, alors qu’il se rend à son bureau du ministère de la Défense, lors d’une tentative d’enlèvement organisée par le groupe d’extrême droite Patrie et Liberté.
A chacun son job. Le numéro deux de l’ambassade des Etats-Unis à Santiago, Harry Shlaudeman, qui a participé à l’invasion de la République dominicaine en 1965, est chargé de la coordination entre la CIA et les militaires chiliens, qu’il convient de mettre face à leurs responsabilités. Les multinationales, elles, ne relâchent à aucun moment la pression. Dans un courrier de l’ITT adressé au ministre du Commerce américain Peter G. Peterson en septembre 1971, soit juste après qu’elle ait été nationalisée, on peut lire : « Il faut tout mettre en œuvre, sans éclat, mais par les moyens les plus efficaces, pour veiller à ce que Allende n’aille pas au-delà des six prochains mois, qui seront cruciaux ».En compagnie de la Kennecott, elle aussi nationalisée, l’ITT publiera bientôt un « Livre blanc » et, poussant au blocus, amorcera une campagne internationale contre Santiago.
A ce stade du récit, on observera une très courte pause pour un conseil pressant : hormis le dénouement hyper-violent du « golpe » ici décrit et sa composante militaire, qui appartiennent indiscutablement au XXe siècle, ce qui va suivre doit être soigneusement conservé en mémoire. On en retrouvera une décalque presque parfaite au XXIe siècle lorsque sera déstabilisée la République bolivarienne du Venezuela.
« Make the economy scream ! » Affinant sa pensée, Nixon a donné des instructions directes à la CIA pour faire « crier l’économie » chilienne. Les mesures de rétorsion se multiplient : blocage des biens et avoirs chiliens aux Etats-Unis, refus des machines et pièces de rechange pour les mines, manœuvres à l’international pour empêcher la consolidation de la dette de Santiago, pressions sur le cours du cuivre, saisie-arrêt des exportations de ce métal vers l’Europe… Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), organisme neutre dirigée depuis 1968 par Robert McNamara, l’artisan de l’escalade militaire contre le Vietnam, refusent tout prêt à Santiago.
Au passage, s’agissant de ces années 1970-1980 : qu’il s’appelle Jorge Videla (Argentine), Hugo Banzer (Bolivie) ou Augusto Pinochet, un dictateur n’a rien d’un malade mental qui, se levant un matin de mauvaise humeur, décide face à son miroir, en se rasant : « Tiens, aujourd’hui, je ferais bien un coup d’Etat ! »Celui qui, à la force des baïonnettes, va s’emparer du pouvoir, n’a rien d’un loup solitaire. Qu’il soit politicien en costume gris, chemise blanche et cravate, affairiste bourré aux as, chevalier d’industrie, patron de multinationale ou banquier, l’armée se tient en général au côté de celui qui lui accroche des médailles au cou. Les premiers étant conscients de leur côté que, sans l’appui des forces armées, un renversement du régime qui, pour une raison ou pour une autre, leur donne des boutons, ne peut se concrétiser. Sachant par ailleurs que ni Lénine ni Marx n’ont véritablement défini le rôle de la classe moyenne ou de certaines de ses factions dans une société capitaliste avancée. Et que ce ventre mou de la société qui, mal à l’aise avec les contestataires incorrectement habillés, fait sagement la queue en attendant de recevoir ses miettes du gâteau, oscille à droite, à gauche, en fonction de ses intérêts du moment. Bref, derrière les hommes en uniforme – les seuls dont souvent l’Histoire se souvient – se tiennent une multiplicité d’acteurs. Nul besoin que tout le monde obtempère, il suffit qu’à chaque fois un nombre suffisant de personnes réagisse « positivement ». Ainsi, donc…
Trois années d’une hostilité implacable. Dès l’installation d’Allende à La Moneda, des organisations d’extrême droite comme Patrie et liberté ou Ne livrons pas le Chili ont fait leur apparition. Des bombes explosent un peu partout. Préoccupés par les frais généraux, les salaires à payer, les impôts, « toutes ces merdes socialistes », les hommes influents se hâtent vers les banques pour retirer leur argent. Ouvertement organisée à grande échelle, la fuite des capitaux saigne le pays. Dans leur rôle de gardiens du temple, le Parti démocrate-chrétien (PDC) et le Parti national (PN) forment une Confédération démocratique du Chili ou CODE (quel que soit le sigle, ne jamais oublier d’y faire figurer le mot « démocratique »). El Mercurio se déchaîne contre l’Unité populaire. Mettez-vous à sa place : quand une officine de Washington dont les initiales commencent par un C et finissent par un A vous offre discrètement un million 665 000 dollars en deux ans (1971 et 1972), vous ne lésinez pas pour lui donner satisfaction. Donc le quotidien répand les rumeurs les plus alarmistes, chauffe l’opposition à blanc : « Des groupes armés envahissent le Chili » ; « Des milliers de Cubains préparent un auto coup d’Etat » !
En 1972, du fait des mesures sociales et de l’augmentation du pouvoir d’achat, la consommation populaire augmente considérablement. Suspendant la mise en vente de leurs stocks, retenant leurs marchandises, les entreprises privées provoquent des problèmes de ravitaillement. Des files d’attente interminables se forment à l’entrée des magasins. Elles permettent de faire de jolies photos. L’indispensable papier hygiénique vient à manquer (on se croirait au Venezuela dans quatre décennies). La majorité des biens de première nécessité ne se trouvent plus qu’au marché noir. El Mercurio se délecte : « Le socialisme c’est la pénurie ». Les chefs d’entreprises se mettent en grève pour défendre leurs acquis sociaux. Casseroles vides à la main, des milliers d’opposants parfumés et bien chaussés se rassemblent dans les rues.
Le 25 juillet 1973, c’est à son tour la puissante fédération des camionneurs qui déclare une grève illimitée. Des files interminables de bahuts se rangent sur le bord des routes. Dans un pays de 150 kilomètres de large, mais de 4 300 kilomètres de long, au pied des hautes montagnes et des pics déchiquetés surgis d’une brume bleue, c’est l’asphyxie. Pas pour tout le monde, n’exagérons rien. Chaque patron reçoit entre 40 et 160 dollars par camion et par jour d’immobilisation. Merci Langley [9] ! L’ennui, avec un certain type de guerre, c’est qu’elle détruit tout sens moral chez certains individus : les bahuts des non grévistes explosent mystérieusement. Des voies ferrées, des oléoducs, des pylônes à haute tension et des ponts également.
Créés par la base syndicale, les cordons industriels organisent des tours de garde pour prévenir les sabotages. La droite les dénonce comme tout autant de « milices ». Aidée par les deux Chambres du Congrès, la Cour suprême, les associations financières, industrielles et commerciales ainsi que par la majorité des médias, l’opposition réussit à mobiliser de vastes pans de la société – chefs des petites et moyennes entreprises, diplômés du supérieur, étudiants, femmes de la bourgeoisie – effrayés par l’instauration du « régime totalitaire sous tutelle soviéto-cubaine » annoncé. Le 22 août, la Démocratie chrétienne approuve une déclaration qui qualifie le gouvernement d’« illégitime », l’accuse de vouloir implanter « une dictature marxiste » et, de façon subliminale, en appelle à l’armée.
Les militaires ? Voilà au moins un motif de satisfaction. Certes, 55 % des officiers chiliens ont effectué des stages aux Etats-Unis et 18 % ont fréquenté l’Ecole des Amériques, centre de formation et d’endoctrinement US situé au Panamá. Mais on les cite en exemple dans toute l’Amérique latine. Ils continuent d’appliquer la « doctrine Schneider ». Après l’assassinat du général, son successeur Carlos Prats, symbole du légalisme, a maintenu le cap.
Alors, bien sûr, il y a eu le « tancazo » du 29 juin 1973 : un soulèvement du régiment blindé n° 2. Fausse alerte. Le « cuartelazo » a été réprimé par le chef de la place de Santiago, un officier inentamable, lisse, loyal, solide comme de l’acier, le général Augusto Pinochet.
Tandis que les uns défilent, chapelet au poing, les partisans de l’UP s’organisent dans les villes et les campagnes : on parle d’autodéfense, on réclame « la mano dura » – « une poigne de fer » contre la sédition. Le cadre de la « démocratie bourgeoise » s’y prête peu. En revanche, dans le camp d’en face, genre « toutes les options sont sur la table », les péremptoires appels à une intervention militaire se multiplient. Après une manifestation de femmes et de filles d’officiers supérieurs devant son domicile, le général Prats démissionne, le 23 août 1973, « afin de ne pas briser l’unité de l’armée » [10].Comment savoir ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? Allende le remplace par le général Pinochet.
En solidarité avec les malheureux camionneurs, la Démocratie chrétienne a appelé à la grève générale le 29 août. Quelques jours plus tard, dans les rues de Santiago, un million de poitrines clament leur soutien au président : « Allende, amigo, el pueblo está contigo [11] ! » C’est compter sans les bourgeoises qui, projetant un petit nuage de leur parfum personnel, manifestent à nouveau devant l’Université catholique. Dans des défilés de la haine, des étudiants d’extrême droite, armés, donnent le ton. Le 10 septembre, la DC propose la dissolution du Parlement et la démission du Président. Depuis les balcons où les opposants de la « société civile » tapent en rythme sur leurs casseroles à une heure convenue, les « cacerolazos »animent les soirées.
Le 11 septembre 1973 à l’aube, l’infanterie de marine se soulève dans le port de Valparaiso. A Santiago, des unités blindées prennent position autour de La Moneda. Allende organise immédiatement la résistance et distribue des armes à ses collaborateurs, une quarantaine de fidèles qui décident de rester à ses côtés. A 8 h 30, une première proclamation de la junte militaire exige sa reddition. Serein, déterminé, le chef de l’Etat oblige tous ceux qui ne sont pas utiles à la défense, dont sa fille Isabel, à quitter le palais. Beaucoup rechignent. Le fameux dilemme « combattre ou fuir afin d’assurer la survie ». Allende hausse le ton. Il a le sens du commandement. On lui obéit. Il était temps. Des unités d’infanterie attaquent, concentrant leurs tirs en direction du bureau présidentiel. Fidèles parmi les fidèles, des francs-tireurs se postent aux fenêtres et dans les immeubles voisins pour freiner l’avancée des mutins. Dans un grondement de chenilles, les tanks font leur apparition. Plusieurs sont mis hors de combat à coups de bazooka. En costume cravate, coiffé d’un casque militaire, le fusil d’assaut offert par Castro à la main, le « compañero presidente » fait une ultime apparition.
La phrase est attribuée au général Gustavo Leigh, l’impitoyable commandant en chef de l’armée de l’air chilienne qui, ce 11-Septembre, fait bombarder le Palais de la Moneda avant de devenir membre de la junte que présidera Pinochet : « Mieux vaut trente mille morts en trois jours qu’un million en trois ans, comme en Espagne ! » Ciel dégagé, vrombissements. Deux chasseurs bombardiers Hawker Hunter effectuent une passe de vérification, virent rapidement, basculent au-dessus du siège de la magistrature suprême, lâchent des roquettes. Criblé de balles, le palais présidentiel brûle, des colonnes de fumée s’élèvent du bâtiment. Sur la radio gouvernementale, solennel, digne, maître de lui, Allende s’adresse une dernière fois à la nation : « Je ne quitterai La Moneda qu’à la fin du mandat que m’a donné le peuple, je défendrai cette révolution chilienne et je défendrai le gouvernement car c’est le mandat que le peuple m’a confié. » Au-dessus de sa tête, les avions rugissent, en vol rasant. Impassible, de sa voix rocailleuse, Allende poursuit : « Face à ces événements, je peux dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas. Impliqué dans cette étape historique, je paierai de ma vie ma loyauté envers le peuple. Je leur dis que j’ai la certitude que la graine que nous sèmerons dans la conscience et la dignité de milliers de Chiliens ne pourra germer dans l’obscurantisme. Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais nul ne retient les avancées sociales par le crime et la force. L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la construit. »
C’est la fin. Masqués de foulards à cause des grenades de gaz CS qu’ils ont lancés autour de La Moneda, les soldats prennent position. Un peloton se rue à l’assaut de la porte d’entrée. En alerte, prêts à tirer, ses hommes pénètrent dans la cour centrale. Encerclé, épuisé jusqu’au tréfonds des os, le dernier carré des fidèles descend par le grand escalier. Les officiers aboient leurs ordres. Couchés sur le sol, des civils, dont pas un ne survivra, attendent d’être embarqués.
Un coup de feu claque. Dans le salon d’apparat, celui qui avait incarné l’espoir de la gauche de tout un continent se suicide plutôt que de se rendre aux félons, qu’il éclabousse de son sang.
Le lendemain, dans un document signé entre autres par son président, le sénateur Patricio Aylwin – premier chef de l’Etat « respectable » élu après la dictature militaire –, le Parti démocrate chrétien publie un communiqué appelant « à la patriotique coopération de tous les secteurs avec la junte ».
Le 18 septembre, à l’occasion de la fête nationale, les cloches sonnent sur Santiago. Les quatre membres de la junte en question, les généraux Gustavo Leigh (aviation), Augusto Pinochet (armée de terre), José Torribio Merino (marine), César Mendoza (carabiniers) se retrouvent pour le traditionnel Te Deum en la Basilique de la Reconnaissance nationale. Parmi les fidèles élégants, les dames chapeautées, les officiers en uniforme de gala qui, entre deux signes de croix et trois génuflexions, bruissent dans les travées, on reconnaît sans peine les anciens présidents de la République Gabriel González [12], Jorge Alessandri et Eduardo Frei. Dans le stade de Santiago transformé en camp de concentration, des milliers de militants de l’UP attendent la torture et pour beaucoup la mort. Caractérisées par leur radicalisme et leur brutalité, les conséquences de ce qui restera comme le prototype du coup d’Etat latino-américain ne font que commencer [13].
Sept jours après le 11 septembre, El Mercurio titre sur huit colonnes : « L’ex-gouvernement marxiste préparait un auto-coup d’Etat ». Une information terrifiante ! L’administration de Salvador Allende aurait fomenté un plan d’assassinat massif de militaires, de dirigeants politiques et de journalistes d’opposition, sans oublier les membres de leurs familles. Nom de code : « Plan Z ». Faux, évidemment. Mais qui permettra, durant les premières années de la dictature, de répondre invariablement à ceux qui osent manifester un certain désaccord avec les brutalités du régime : le plan Z aurait été pire ! D’après l’historien Jorge Magasich, « la portée du plan Z va au-delà d’un montage pour justifier le putsch. Il a constitué une pièce essentielle dans le conditionnement des militaires lancés contre l’“ennemi intérieur”. Pour que les soldats répriment sans pitié, il fallait qu’ils perçoivent les persécutés non comme des citoyens, éventuellement aux idées différentes, mais comme des assassins qui projetaient de les éliminer, eux et leurs familles. Déshumanisant l’adversaire, le plan Z inculqua aux militaires la haine indispensable pour torturer et assassiner [14]. » Plus sobrement, The Economist analysera, dans son éditorial du 15 septembre 1973 : « Le gouvernement technocratique qui est apparemment en train de prendre forme tentera de reconstruire le tissu social que le gouvernement Allende a détruit. Cela signifiera la mort provisoire de la démocratie au Chili, ce qui sera déplorable, mais il ne faut pas oublier qui a rendu cela inévitable »
Quelques derniers « détails de l’Histoire » …
Le 16 octobre 1973, à Stockholm, toujours à la recherche d’une brillante nouveauté, une poignée de têtes d’œufs vides de toute pensée attribueront le prix Nobel de la paix au criminel Henry Kissinger pour son rôle dans la négociation des Accords de paix ayant mis fin, à Paris, à la guerre du Vietnam. Il en fut pourtant l’un des principaux responsables, avec un bilan de l’ordre de quatre millions de morts, d’après les chiffres les plus communément admis [15]. Quant au Chili…
Patron d’El Mercurio, Agustín Edwards est mort paisiblement en avril 2017, à 89 ans. Mais son exemple n’a pas été oublié. Lors des déstabilisations et coups d’Etat qui agiteront l’Amérique latine en début de XXIe siècle (Venezuela, Honduras, Bolivie, Brésil, Equateur, etc.), les médias nationaux joueront le même rôle que le quotidien chilien en son temps. Au Nicaragua, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), la Nouvelle fondation pour la démocratie (NED) – créée en 1983 par Ronald Reagan pour se substituer à la CIA dans l’organisation et le financement des oppositions « amies » –, l’Institut national démocrate (NDI) et l’Institut républicain international (IRI), dépendants du Congrès américain, arroseront de la somme faramineuse de 76,4 millions de dollars les Organisations non gouvernementales (ONG), fondations, médias (La Prensa, Confidencial, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show, Café con Voz), ainsi que les plateformes digitales (100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica, Despacho 505) impliqués dans la déstabilisation du sandinisme et la tentative de renversement de Daniel Ortega en 2018.
Pour faire tomber Cuba et le Venezuela, les administrations étatsuniennes (Barack Obama, Donald Trump, Joe Bident) ont repris à leur compte la fameuse formule « faire crier l’économie ». Tandis que Trump imposait 190 nouvelles « sanctions » à La Havane en quatre ans, ce sont 927 mesures coercitives unilatérales qui, de 2015 à 2023, ont mis l’économie de Caracas à genoux.
Le 28 août 2023, après un demi-siècle d’impunité, la deuxième chambre pénale de la Cour suprême a condamné à de lourdes peines sept militaires à la retraite pour leur responsabilité dans les crimes d’enlèvement et d’homicide aggravés du chanteur-compositeur populaire Víctor Jara, icône musicale de l’UP, et d’Abraham Quiroga Carvajal, exemplaire avocat et directeur de l’administration pénitentiaire sous Allende. Après avoir été cruellement torturés, tous deux furent vilement assassinés.
Quelques jours auparavant, le 22 août, la même Cour suprême avait déjà condamné six ex-membres de la DINA, la police secrète de Pinochet, à des peines allant de 10 à 15 ans de prison pour le meurtre en juillet 1976 du diplomate espagnol Carmelo Soria, réfugié à l’époque au Chili.
Le 30 août enfin, dans le cadre des célébrations de ce funeste anniversaire, le président Gabriel Boric a annoncé le lancement d’un « Plan national de recherche de la vérité et de la justice » destiné à élucider les circonstances des disparitions et/ou des décès des victimes de la dictature.
Sauf accident, on n’a donc pas fini d’entendre parler des méfaits de l’ère Pinochet. Quant à Salvador Allende, le « compañero présidente », il demeure à jamais une référence pour tous les rebelles et gouvernements anti-impérialistes latino-américains et caribéens.
Ce texte reprend partiellement les chapitres « Guerre froide » et « Terrorisme d’Etat » de l’ouvrage Les enfants cachés du général Pinochet. Précis de coups d’Etat modernes et autres tentatives de déstabilisation (Maurice Lemoine, éditions Don Quichotte, Paris, 2015).
Maurice Lemoine
Illustration : Naul Ojeda / National Security Archives, George Washington University.
[1] Jean Toulat, Espérance en Amérique du Sud, Desclée de Brouwer, Paris, 1968.
[15] Aux morts vietnamiens on ajoutera 58 217 soldats états-uniens tués et 303 635 blessés. Le Duc Tho, qui présida la Délégation vietnamienne à Paris pour la Conférence de la paix, eut lui la décence de refuser ce prix Nobel.
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