Dieu a bien fait les choses, soutient un dicton breton, d’avoir planté un si grand nombre de pommiers dans un pays où les habitants adorent à ce point le cidre. » Pour aviser les salariés de l’État qu’il serait pingre, François Legault n’est pas tombé dans les pommes, mais dans la bière. Il a bien fait les choses, dans une nation où chaque personne en boit chaque année 77 litres. La métaphore est d’autant plus bienvenue qu’il s’agit de liquidités.
Alors que les microbrasseries québécoises connaissent un âge d’or, le premier ministre a choisi une valeur sûre : il n’y aura pas, a-t-il dit, « de la Labatt Bleue pour tout le monde ». Là encore, un excellent choix.
Car il y a 20 ans, la marque se faisait mousser dans une campagne de pub aux accents politiques. Le candidat du « Parti bleu » s’engageait à augmenter le « fun national brut » en instaurant, entre autres, des fins de semaine de trois jours et la déductibilité de l’argent investi dans les tournées dans les bars. Maintenant que la Coalition avenir Québec (CAQ) utilise le bleu poudre comme couleur emblématique, on comprend que cette marque spécifique de bière lui soit venue en tête. Il y a quelque chose de très caquiste avec la Labatt Bleue.
Je note qu’il n’en avait pas parlé lors de la discussion du salaire des députés. Une augmentation de 30 000 $ d’un coup, ce n’est pas de la petite bière. On l’aurait davantage imaginé lançant : « du champagne pour tout le monde ! »
Et lorsqu’il a augmenté de 71 000 $ le salaire de son chef de cabinet, Martin Koskinen, il devait avoir l’image mentale d’une caisse de Château Mouton Rothschild. En juin, on annonçait que le nouveau président de la Société des alcools du Québec (SAQ) gagnerait 13,5 % de plus que sa prédécesseure (un demi-million par an). Sa prime annuelle peut atteindre 75 000 $. La modération n’est pas passée par là.
À Investissement Québec, en tout cas, aucune Labatt Bleue n’est en vue. On apprenait en juin 2022 que la rémunération de ses six cadres supérieurs avait augmenté de 12 % (même si la valeur du portefeuille n’avait crû que de 3,5 %).
Le p.-d.g., Guy Leblanc, s’était contenté d’une hausse de 5,8 %. En commission parlementaire, il avait admis : « J’ai un niveau de stimulation qui est au plafond. » Pourtant, sa rémunération a encore bondi de 19 % en 2023, pour dépasser la barre du million de dollars. Ne risque-t-il pas la surstimulation ? Ne prend-on pas un sérieux risque avec son système nerveux ?
C’est sans doute pour ne pas surstimuler les 600 000 employés de l’État que Québec ne prend pas le risque de leur offrir, à tous, ce genre de mégabouteilles. L’offre de départ, inchangée depuis maintenant neuf mois, prévoit 9 % d’augmentation sur cinq ans (pas par an, sur cinq ans au total) en plus d’un forfait de 1000 $ (assez pour acheter 35 caisses de 24 Labatt Bleue).
La capacité de payer de l’État n’est certes pas illimitée. Mais le robinet a coulé ces jours derniers pour les policiers de la Sûreté du Québec. Ils vont empocher, sur cinq ans, 21 %.
Vous le savez peut-être, le superhéros des buveurs est Barman. J’ai l’impression que le superhéros des stratèges du front commun est : LegaultMan. Il n’y a qu’une façon de comprendre sa stratégie salariale. Il souhaite secrètement donner aux employés de l’État une hausse historique.
Il juge que la résistance à ce grand projet est trop forte à la CAQ, dans le patronat et chez une partie de l’électorat. Il a élaboré avec Koskinen un plan machiavélique pour vaincre cette résistance. Il doit poser les conditions d’une crise sociale si forte que tous comprendront que la paix sociale nécessite qu’il cède. Mais comment s’assurer qu’une grève générale illimitée soit déclenchée ?
Il fallait faire graduellement monter chez les infirmières, les enseignants et autres salariés un sentiment de grave injustice. Les salaires scandaleux d’Investissement Québec, les primes répétées en haut de l’échelle, servaient à préparer le terrain. De petites flammes de la colère, placées pendant les préliminaires de la négo.
Puis, au printemps, l’inexplicable et totalement impopulaire hausse de salaire des députés et ministres tenait lieu de bûches alimentant le feu du ressentiment. Restaient, pour la rentrée, deux cartes à jouer au bon moment : juste avant le début des votes de grève.
D’abord, régler avec les policiers à un niveau 2,3 fois plus élevé que ce qu’on offre aux autres. Ça ne peut que faire péter les plombs dans les assemblées syndicales. Puis, faire une déclaration volontairement malhabile sur la pénurie de Labatt Bleue. Si on n’a pas de votes de grève à 80 % avec ça, c’est à désespérer de la provocation.
Il faut admirer la manoeuvre. On a parlé de la pub du « Parti bleu ». Mais tapi au fond des mémoires, on trouve aussi une autre pub de Labatt Bleue qui avait marqué les esprits. En banlieue (terre emblématique caquiste), un homme tentait de se faire donner une bouteille de cet élixir par son voisin, apparemment peu enclin à la générosité. « Qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas de Labatt Bleue ? » demande l’emprunteur. « On s’en passe », répond le voisin. « Eh bien c’est ça, réplique l’autre : passe-m’en une ! »
Il y a du subliminal dans l’opération. À la fin, c’est celui qui veut la bouteille qui gagne. C’est le plus malin. Legault l’aura, sa grève générale. Tous ses efforts seront récompensés. Puis, comme par magie, il y aura de la bière pour tout le monde. C’est ça, ou alors il nous prépare collectivement toute une gueule de bois.
Père, chroniqueur et auteur, Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. jflisee@ledevoir.com / blogue : jflisee.org
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