La beauté d’un ouvrage, technique ou artistique, découle du choix des matériaux utilisés pour le produire, de leur disposition harmonieuse dans un ensemble, de leur mise en forme ou stylisation; de tout cela se dégage une unité de structure ou de mouvement qui fait la grâce propre et l’attrait d’une création achevée. Ainsi, une maison sera d’autant plus belle que les matériaux pour la construire auront été bien choisis, bien assemblés et bien ouvrés. La même logique prévaut dans les domaines artistique et rhétorique.
L’œuvre d’art qui se dresse ou le discours qui se déploie, lorsqu’ils respectent certains principes d’ordre qui commandent l’entreprise poïétique, deviennent alors à leur tour, dans le prolongement de la création divine, non seulement une représentation réussie de la vie, mais une épiphanie de celle-ci; ils sont comme une éclosion de l’âme du créateur se prolongeant dans l’image qu’elle donne du monde et où s’opère une sorte de symbiose, qui fait aussi bien du monde représenté l’écho de l’âme que de l’âme le réceptacle du monde.
Il s’ensuit que la beauté peut être conçue comme un reflet du monde en sa vérité. Mais il convient que cette réflexion s’effectue sur le miroir d’une âme colorant elle-même l’image du monde, non pour la fausser, mais pour la charger d’une vision singulière, qui en fait ressortir un aspect méconnu méritant l’attention et le soin de l’homme, animal contemplatif et actif. Dans la subjectivité d’une âme résonne ainsi une part de l’objectivité du monde et inversement, sans que la totalité de l’être soit jamais englobée dans ses représentations.
L’ambivalence de la beauté
Mais on dit aussi que la beauté, au lieu de faire resplendir la vérité de l’âme dans la réalité du monde, après que la vérité du monde s’est imprimée dans la vie de l’âme, peut opacifier le réel, fourvoyer l’intelligence et détourner la volonté (l’amour du bien) de sa vraie fin (le bien de l’amour). Et c’est particulièrement ce que l’on reproche aux beaux discours et à une certaine littérature, car le langage qui, par nature, est censé se déployer en fonction d’un référent qu’il a vocation de reproduire dans la pensée, peut aussi, volontairement ou non, par excès de subjectivisme ou par défaut de réalisme, faire écran au lieu de faire miroir.
C’est là le grief qui s’exprime traditionnellement contre la rhétorique, qui est l’art de persuader par le bien dire, mais qui peut devenir, au mieux, l’art d’errer lorsque l’orateur s’enivre de son propre discours et se laisse séduire par lui au lieu de le conduire; et au pire, l’art de leurrer par de belles paroles. Et comme on soutient que la beauté découle d’une sélection, d’un ordonnancement, d’une stylisation des matériaux propre à tel ou tel type de création, on accuse l’art rhétorique d’appliquer ces procédés à la matière langagière pour produire de la beauté, mais une beauté funeste, mise au service de l’erreur ou du mensonge.
En somme, on blâme la rhétorique d’être, par l’usage pernicieux qu’elle fait des principes d’ordre dans le discours, un principe de désordre dans la vie. Plus spécifiquement, on l’accuse d’être un ferment de chaos dans les mœurs, qu’elle pervertirait par le gout des apparences et l’habitude du faux-semblant; un ferment de chaos dans l’esprit, qu’elle égarerait par la futilité de l’ostentation littéraire et par le mensonge; un ferment de chaos dans les passions, qu’elle exciterait et auxquelles elle donnerait toute licence, avec pour résultat un grave dérèglement de l’âme et, partant, des rapports humains et de toute la vie en société. Répondons à ces accusations : l’immoralité, le mensonge et la perversion du sentiment.
Vertu moralisatrice de la rhétorique
La rhétorique attenterait donc à l’humanité sur le plan moral. Comment? En moussant une culture du tape-à-l’œil (ou devrais-je plutôt dire du tape-à-l’oreille?) et de la superficialité, dominée par la recherche permanente de l’effet, au bénéfice du seul intérêt égoïste de celui qui le produit. De plus, elle instaurerait entre les êtres des rapports qui seraient en fait des non-rapports, dans lesquels l’image projetée, au lieu de révéler une part de l’être, ne ferait qu’en occulter le cœur, pour mieux leurrer les autres et en tirer avantage.
Mise entre bonnes mains, la rhétorique est, dans l’ordre pratique, un principe d’ordre et un moyen de promouvoir la vie morale là où elle fait défaut, et de la défendre là où elle est attaquée.
Il va sans dire que le talent, quel que soit le domaine professionnel où il s’exerce, et à plus forte raison quand il s’agit d’une profession qui exige une forme de représentation publique, peut faire écran et servir de façade à une vie par ailleurs déréglée, aux antipodes de l’exemplarité. On l’a vu par exemple avec l’écrivain André Gide (1869-1951), qui fut un temps l’incarnation même de la littérature (prix Nobel 1947), alors qu’en privé, il était devenu celle de la perversion (cf. Protée et autres essais (2001), de Simon Leys).
Mais cela ne change rien au fait que, mise entre bonnes mains, la rhétorique est, dans l’ordre pratique, un principe d’ordre et un moyen de promouvoir la vie morale là où elle fait défaut, et de la défendre là où elle est attaquée. Elle est principe, car, en tant que science de la parole persuasive, elle a vocation, sur le plan anthropologique, d’aider l’homme à adhérer à sa nature profonde, qui est morale, en aidant d’abord son intelligence à en connaitre le socle ontologique, puis sa volonté à en épouser le mouvement jusqu’à sa fin, qui est surnaturelle.
Elle est aussi un moyen de promotion de la vie morale, car elle est, comme le langage lui-même dont elle est une actualisation particulière, un instrument, et que par définition, l’instrument n’est ni bien ni mal en lui-même, mais l’est seulement par l’usage qu’on daigne en faire. Ainsi, tant que cet instrument sert à communiquer clairement du sens, à convaincre de la vérité avec force et à colorer talentueusement de passions nobles et authentiques la parole humaine, elle mérite nos égards, et même nos éloges quand elle atteint au sublime.
Quant au désordre moral qui pourrait découler de la représentation du mal à laquelle l’exercice de la rhétorique peut donner lieu, il est clair qu’il n’a rien de nécessaire, tant que l’orateur qui dépeint le mal le fait en ayant une véritable intelligence de ce qu’il est, de manière à en dégouter et détourner le public, plutôt que de l’y attirer et de l’y perdre. Ce faisant, loin de nuire à l’homme par la mise en scène du vice, il lui rend service, en gardant vive la conscience du mal, de son existence, de ses séductions, de ses effets funestes.
Puissances rationnelle et émotionnelle de la rhétorique
Si la rhétorique est source d’ordre dans les mœurs, il faut dire que c’est parce qu’elle l’est premièrement dans la pensée, puis dans les discours qui l’expriment et dans les représentations mentales ou les passions que ces derniers suscitent. Et cela lui vient de sa triple fonction de science, de technique et de pédagogie. En tant que science du bien dire, elle est principe d’ordre pour l’intelligence, puisqu’elle la guide dans l’analyse des situations rhétoriques X ou Y et dans le choix des arguments les plus appropriés pour chacune d’elles.
En tant que technique ou art du discours, elle donne les moyens de structurer la prise de parole, grâce à son plan classique en cinq parties: l’exorde (ou introduction qui dispose favorablement l’auditeur); la proposition (ou thèse défendue); la narration (ou exposé des faits); la confirmation (ou argumentation en faveur de la thèse); la réfutation (ou critique des arguments adverses); et finalement, la péroraison (ou conclusion), dans laquelle l’orateur tente une dernière fois, au moyen d’une prise de parole bien sentie, d’emporter l’adhésion.
Enfin, elle est, comme pédagogie, une école de l’imagination et des passions, puisqu’elle contribue à la formation du sens esthétique, mais aussi, concomitamment, de la sensibilité morale et religieuse de la jeunesse. Elle remplit brillamment cet office en disposant le cœur à chercher, à choisir et à chérir ce qui mérite de l’être par sa perfection esthétique, éthique et métaphysique; et en l’incitant à honnir, fuir et bannir ce qui ne le mérite pas, c’est-à-dire tout ce qui, au lieu d’édifier, abime, au lieu d’éclairer, abuse, au lieu d’élever, abrutit.
Si l’usage abusif de la rhétorique peut certes produire, par duperie, de la confusion dans les esprits; si le désordre involontaire ou la manipulation malintentionnée des idées ne peut qu’affecter négativement la pertinence, l’ordre et la clarté des arguments; si l’inversion des valeurs qu’induit l’usage perverti de la rhétorique fait craindre ce qui, en réalité, est désirable et désirer ce qu’il faut craindre, c’est, une fois encore, que la rhétorique elle-même peut, en tant qu’instrument à notre disposition, être corrompue et détournée de sa finalité humaniste.
Mais on aura compris qu’en tant que science, technique et pédagogie du discours persuasif, elle est un ordre (de la pensée, de la parole et même des passions qu’elle sait orienter noblement, dans le sens du bien authentique de l’homme); qu’en tant que système régulateur du discours, elle est appelée à instaurer l’ordre dans les esprits et les cœurs; et que lorsqu’elle y sème le désordre et le désarroi, c’est encore en se revendiquant fallacieusement d’un ordre factice, jamais en se targuant d’instituer le chaos, tant il est vrai que le besoin d’ordre demeure, à côté du besoin de stabilité, de beauté ou de nouveauté, l’un des plus fondamentaux auxquels l’intelligence humaine attend qu’on réponde.
Au service de la relationnalité humaine et divine
On ne verra jamais un ministre de la Sécurité publique aux prises avec des troubles et de l’instabilité nous promettre plus de désordre. Car l’homme désire naturellement la sécurité, la paix et le repos qui naissent du maintien de l’ordre social. De manière analogue, l’homme cherche dans le domaine des idées cette sérénité qui découle de la juste hiérarchisation et de l’harmonie des vérités, bref de l’ordre des idées. Dès lors, la meilleure façon de persuader un homme du bienfondé de nos opinions et projets est de lui faire expérimenter, au moyen d’un discours limpide, cette aisance d’esprit soudaine qui vient de la vision de la vérité.
À cette entreprise, la rhétorique est prête à contribuer en tant qu’instrument structurant mis à la disposition de la créativité humaine. Mais à la vérité, elle est bien plus qu’un simple outil au service de la rigueur intellectuelle et de la fantaisie langagière; elle est, au même titre que la parole dont elle est une mise en forme et une vivante efflorescence, une manifestation et une voie d’actualisation du potentiel relationnel de l’être humain, dont on sait qu’il ne s’épanouit pas en vase clos, mais à travers divers types de relations. Ainsi, en étant au service de la persuasion, la rhétorique est au service des relations humaines.
La rhétorique était dans l’Antiquité et demeure aujourd’hui, avec la philosophie, la fine fleur de l’humanisme, c’est-à-dire une promesse de maturité humaine fondée sur l’appropriation raisonnée du langage.
Et en étant au service des relations humaines, elle est au service de l’humanité de chaque homme, pour autant que chaque homme s’oriente, dans son développement, selon sa nature propre d’être rationnel autant que relationnel, et selon sa fin émotionnelle, qui est d’aimer Dieu et son prochain. En clair, la rhétorique n’est donc ni contre la morale, ni contre l’intelligence pratique ou théorique, ni contre l’éducation du cœur. Elle était dans l’Antiquité et demeure aujourd’hui, avec la philosophie, la fine fleur de l’humanisme, c’est-à-dire une promesse de maturité humaine fondée sur l’appropriation raisonnée du langage.
Elle peut aussi devenir, en contexte spécifiquement chrétien, une promesse de maturité spirituelle, pour autant que sa puissance de suggestion et sa force d’attraction soient mises au service de la connaissance et de l’amour de Dieu, en dirigeant toujours mieux l’âme désirante vers l’ineffable objet de sa quête et de sa foi. Elle le fera, à l’instar de Marie Guyart, au moyen de récits, descriptions et autres procédés littéraires. Ceux-ci feront alors bruler et danser sous nos yeux la flamme ardente de l’amour de Jésus pour ses disciples, de manière à susciter de la part des hommes un semblable élan d’amour pour le Sauveur.
Ainsi, l’alliance entre mystique et rhétorique pourra se concrétiser et donner son fruit de sainteté. Mais, avant même que la perfection du langage humain s’affaire à traduire les indicibles détours par lesquels la passion sainte fait passer l’âme afin de l’élever jusqu’à Dieu, elle aura, en d’autres domaines de la théologie, particulièrement dans le domaine de l’apologétique ou théologie fondamentale, à traduire en paroles intelligibles, au profit des incroyants et des chercheurs d’absolu, le sublime de l’amour de Dieu pour ses enfants et le pathétique de sa miséricorde infinie envers les pécheurs, que la beauté du pardon attirera.
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