Marxismo Oggi est une revue en ligne qui a vu le jour ces dernières années, dans la continuité de la revue papier qui avait cessé d’être publiée plusieurs années auparavant. Il s’agit de l’un des sites qui tentent encore de poursuivre la pensée marxiste en Italie, en se concentrant sur l’aspect philosophique, l’aspect historique et le commentaire des principaux événements nationaux et internationaux. Michele Prospero est professeur de philosophie du droit à la faculté de sciences politiques, de sociologie et de communication de l’université La Sapienza. Auteur de nombreux essais, il collabore avec diverses revues scientifiques et journaux. Il s’intéresse principalement au système institutionnel italien et à la pensée politique de gauche. Il suo ultimo libro è La scienza politica di Gramsci, Bordeaux edizioni, 2016 [La science politique de Gramsci, non encore traduit en français]
Par la notion de bonapartisme, Marx entend une rupture au sein d’un système démocratique provoquée par la conduite déloyale d’organes de l’État qui, avec l’émergence de figures charismatiques, approfondissent les torsions autoritaires de l’ordre. L’analyse du coup d’État par lequel Louis Napoléon Bonaparte, un président élu directement par les citoyens, a interrompu la vie de la deuxième République française en 1852, suggère d’étudier le lien entre la mobilisation des masses et la chute du régime, la tension entre le présidentialisme et le parlementarisme.
L’effort analytique de Marx vise à écarter les concepts simplificateurs, à commencer par celui de « césarisme » qui n’apparaît que comme « une analogie historique superficielle ». Il y a une profonde diversité entre les conflits anciens et modernes, entre la politique romaine et la politique européenne qui exclut toute analogie hâtive sous le signe de César. Et puis la décision, la volonté, le calcul d’un seul acteur affectent les processus mais le font dans des circonstances données (faits, traditions, croyances, relations de pouvoir). Ce n’est que dans le cadre d’une imbrication complexe de phénomènes sociaux et politiques qu’il est possible de déduire la fonction du leader qui rompt la continuité des institutions.
Pour Marx, la notion de Cäsarismus est déviante ; il faut aller au-delà des formes phénoménales de la dispute et encadrer des aspects plus durables. Certes, dans sa conduite, le maître du coup d’État miniature révèle toute « l’incertitude pratique qui contraste de la façon la plus comique avec le style impératif et catégorique des actes gouvernementaux, servilement calqué sur celui de son oncle ». Mais cet aspect comique du personnage, dont la stature politique n’est pas exactement celle d’un homme d’État, ne doit pas occulter un fait, à savoir la coalition sociale que le chef, avec ses théâtres grotesques, organise et conduit au pouvoir.
La personnalisation du pouvoir (persönliche Gewalt) pour Marx n’évoque pas l’apparition de dirigeants aux qualités exceptionnelles. Au contraire, la chute des régimes libéraux se produit à la suite de manœuvres et de volontés de pouvoir qui voient s’agiter des personnages « médiocres et grotesques ». Dans les processus de crise de régime, explique Marx, « les peuples laissent étourdir leur crainte secrète par ceux qui crient le plus fort ». La démagogie, la simplification de l’argumentation, deviennent des véhicules politiques insidieux contre lesquels se heurtent les faibles phrases de la raison politique traditionnelle, incapables de mobiliser les intérêts dans une lutte politique de masse.
Dans la crise de la représentation sociale, qui a éclaté au sein de structures de pouvoir révélant un manque d’adaptabilité au changement, des candidatures pseudo-charismatiques émergent. La crise de régime attribue une fascination, par ailleurs injustifiée, aux personnalités qui accèdent au pouvoir par des simplifications, des raccourcis, des ruptures symboliques, des simulations de prise de décision, des démonstrations d’énergie. L’hypothèque du militaire ne manque pas, qui s’impose (dans un fréquent « appel public à la puissance militaire contre le pouvoir parlementaire ») comme un acteur pertinent (l’ »armée comme puissance décisive de l’État » s’impose) dans un rôle cependant d’un genre nouveau, celui du soutien à un leader qui ne se contente pas d’appeler à la répression et de caresser la foule. Marx parle des défilés de Bonaparte comme d’un « régime prétorien » dans lequel autorité, attentes, symboles, intérêts se confondent.
La république succombe au culte du chef parce qu’elle a dans son corps des connotations structurelles fragiles (à la fois dans la conception institutionnelle et dans la base de soutien au régime) qui détermineront son crépuscule. L’analyse de Marx suggère de ne pas lire les processus de chute du régime comme le résultat d’un magisme du chef qui déborde les événements, faisant plier les résistances. « Ce n’est pas une Circé, prévient Marx, qui a transformé le chef-d’œuvre de la république bourgeoise en un monstre comme un maléfice. Il existe des conditions politiques et sociales sous-jacentes dont la dégradation explique également l’émergence de tendances charismatiques, prêtes à exploiter les fragilités structurelles du système mis sous tension par la participation politique de millions d’électeurs.
Aucun système solide et fonctionnel ne se laisse tronquer par l’initiative énergique d’un leader ambitieux. La volonté de puissance d’un leader anormal réussit à s’emparer du pouvoir et à briser les toiles d’araignée constitutionnelles existantes parce que le système est fragile. Un politicien médiocre, que Marx dépeint comme une simple « réplique, un substitut de Napoléon », conquiert le pouvoir parce que la dégradation de la république est allée si loin qu’avec peu d’efforts, un dirigeant déloyal peut rompre le fil fragile de la constitution. Marx l’explique efficacement : « Il a suffi d’un coup de baïonnette pour que l’ampoule éclate et que le monstre apparaisse aux yeux de tous ».
C’est la faiblesse de la base sociale soutenant l’ordre républicain qui explique la montée victorieuse du moment charismatique qui arrive au pouvoir avec l’onction populaire et reste en place en brandissant l’épée et en montrant la carotte du plébiscite. En présence d’une séduction impériale, capable de faire revivre les symboles napoléoniens morts avec des mythes et des décors, Marx remarque l’ »exaltation inerte de l’avenir » réalisée par le camp républicain progressiste qui est brouillé par les processus.
Incapables de comprendre les processus réels et d’entrer en contact avec les masses, les démocrates n’ont pas su mobiliser les forces sociales indispensables. C’est pourquoi ils n’ont pas compris pourquoi leur raison modérée, si limpide et cohérente, n’a pas été reconnue comme elle le méritait par la foule ingrate qui cède devant la théâtralité d’ »un homme dont ses adversaires eux-mêmes reconnaissent qu’il n’est rien d’autre qu’un prestidigitateur ». Avec ses formules, ses mythes, un aventurier méprisé par ses adversaires gagne la bataille.
L’aventure parfois grotesque de Bonaparte n’enlève rien à sa signification politique. Sa saison est soustraite par Marx à l’indignation morale facile et insérée dans les régularités d’un système politique et social dont il analyse les composantes constitutionnelles, les figures économiques et les conflits de pouvoirs. L’aventurier gagne et devient un phénomène politique pertinent pendant vingt ans, car, outre le soutien des grandes puissances, il est fasciné par le passé. La légende devient réalité » et le neveu de Napoléon accède au pouvoir sur les traces de mythes qui enchantent à nouveau les masses rurales.
Les protagonistes de l’éphémère république n’ont pas compris le caractère encore mobilisateur de l’ancienne légende, dont l’exhumation n’apparaît pas comme un vain bavardage mais comme une richesse d’intérêts réels.
La tradition historique, note Marx, a fait naître chez les paysans français la croyance miraculeuse qu’un homme appelé Napoléon leur rendrait toute leur gloire. Et l’on a trouvé un individu qui, parce qu’il porte le nom de Napoléon, a pu se faire passer pour cet homme.
Pourquoi un « réplicant » gagne-t-il ? Pourquoi son récit tourné vers le passé est-il considéré comme une tendance qui affecte le présent ?
La réponse de Marx ne diffère pas de celle de Tocqueville. Le libéral français parle de Bonaparte comme d’un « prince d’occasion ». Et Marx, lui aussi, saisit les traits de la décision occasionnelle capable d’occuper un espace de pouvoir laissé indéfini par des antagonistes incapables, dans leur défense des institutions, de relier raison politique et intérêts sociaux.
Références bibliographiques
Karl Marx, Il 18 Brumaio di Luigi Bonaparte, a cura di Michele Prospero, Roma, Editori Riuniti, 2015.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir