par Stratediplo
Javier Milei, le diablotin sorti des urnes à l’occasion des élections nationales à blanc du 13 août en Argentine, est président du Parti Libertaire et de la coalition électorale La Liberté Avance. Cependant ce député au parlement national n’est pas un homme politique et encore moins un politicien, mais un économiste.
D’une manière générale le pays du bout du Nouveau-Monde, et porte du prochain (l’Antarctique), ne connaît aucun défi existentiel, n’est menacé par aucun ennemi, ne manque d’aucune ressource, n’est pas situé sur une frontière inter-civilisationnelle, n’est troublé par aucun déséquilibre interne et produit sept ou huit fois la nourriture qu’il consomme. Sa population a tout loisir de s’adonner à ses occupations favorites, panem et circenses soit la malbouffe et le football télévisé, et d’autre souci que le superflu, en l’occurrence la monnaie.
Pour se faire élire les démagogues n’y parlent pas de paix mondiale, de défense, d’ambitions séculaires ou d’éducation, ils promettent un ordinateur par enfant, un écran plat par chambre ou un stade par quartier. Si la profession la plus crainte et respectée est celle d’avocat, celle systématiquement mise aux commandes politiques est celle d’économiste, et les citoyens ne se reconnaissent pas dans des classes sociales mais strictement économiques. Même les idéologues en retard sur l’effondrement du communisme dans le monde ne sont élus que sur un discours rapportant tout à l’économie, c’est-à-dire marxiste.
Pur économiste entouré d’économistes, Milei a le profil pour exprimer en langage économique le las rejet du tout-économique en politique. Certes, sa sœur Karina, spécialiste en communication qui lui interdit de posséder un peigne et lui a remis ses anciens blousons de chanteur de rock, en a fait une bête de scène capable d’électriser les foules dégoûtées de la politique.
Sa crinière rappelle autant le rebelle Johnson que le hors-système Mujica, mais ce n’est ni un Bernard Tapie racheteur d’entreprises en faillite ni un Pierre Poujade défenseur du petit commerce, c’est un professeur d’université qui nie les dogmes macro-économiques du capitalisme et de l’économie dirigée, et croit au salut de la société par la liberté d’initiative individuelle imprévisible et incontrôlée. Milei est désormais un phénomène populaire et médiatique, comme d’autres ailleurs que les partis auto-reconduits par alternance programmée appellent «populistes», à savoir empêcheurs de se réélire en rond.
Car après le ras-le-bol du «¡que se vayan todos !» (qu’ils s’en aillent tous) qui avait suivi les cinq présidents de décembre 2001, le hirak argentin avait débouché sur l’habituelle confiscation de la politique par les politiciens, et le vote obligatoire n’avait pas empêché une inexorable montée de l’absentéisme.
Celui que la presse des autres pays occidentaux classe à l’extrême-droite pour effrayer l’électorat est tout sauf un conservateur. Comme la plupart des Argentins auxquels le gouvernement central a imposé la légalisation de l’avortement en violation des constitutions provinciales et des convictions chrétiennes majoritairement exprimées, Milei réprouve personnellement l’avortement, mais il n’a rien contre la récente innovation légale de l’appariement légal des homosexuels, dit mariage «égalitaire» afin de dévaloriser le vrai.
Connu pour ses positions en faveur de la déréglementation de tous les marchés, il a été coincé par un journaliste sur la question de la vente d’enfants, qu’il a repoussée en disant qu’elle ne se poserait pas avant deux siècles, alors qu’au moment du déclenchement de l’opération spéciale russe la presse faisait ses premières pages sur les couples argentins inquiets pour leurs commandes, puis partis prendre précipitamment livraison de bébés achetés en Ukraine.
À cette époque Milei avait suivi la mode irréfléchie en entrant au parlement avec un drapeau ukrainien, en cohérence certes avec son intention de déréglementer le commerce des organes humains, justement bien portant en Ukraine depuis la livraison des camions chirurgicaux allemands en 2014 au régime de Maïdan pour la mutilation à vif, sur commandes préalables, des soldats blessés et des civils kidnappés dans le sud-est.
L’Argentine n’a que faire de karcher mais Milei est célèbre pour ses appels à la politique de la tronçonneuse, destinée évidemment aux mammouths étatiques centraux. En bon disciple de l’école autrichienne d’économie, il professe le démantèlement de la pieuvre jacobine qui saigne le pays et l’endette régulièrement auprès de l’étranger. Un siècle et demi après la fin des guerres entre les Provinces-Unies et Buenos Aires, les tiraillements entre unitaires et fédéralistes restent vifs, comme on s’en rend compte à chaque fois que l’État fédéral tente d’imposer une unification institutionnelle (il y a dix ans Cordoba aurait fait sécession pour sauvegarder sa police) ou une uniformisation juridique (seulement deux provinces ont adopté le nouveau code «national» de procédure pénale).
Si le discours du Parti Libertaire a des motifs économiques, il trouve des échos politiques, constitutionnels, juridiques, culturels, sociaux et philosophiques dans toutes les provinces confédérées. Pour mémoire, parmi les trois dénominations en vigueur selon la constitution, celle de Provinces Unies du Rio de la Plata et celle de Confédération Argentine ne sont pas moins officielles que celle de République Argentine. Et paradoxalement, l’appel de ce Portègne à la libération des provinces trouve des soutiens même à Buenos Aires.
Dans cet esprit le projet d’un gouvernement fédéral réduit à huit ministères renvoie à la théorie moderne du principe de subsidiarité, ne déléguer à un niveau supérieur centralisé que les compétences difficiles à assumer au niveau naturel inférieur. Il renvoie aussi à la définition ancienne des fonctions régaliennes, depuis longtemps oubliée dans les grands États tentaculaires, et réveille les souvenirs constitutionnels de la France d’avant la dissolution des provinces et de leurs parlements, du temps où l’ancien domaine royal n’avait pas été illimité par une légitimité démocratique nationale à compétence universelle.
La dissolution de la Banque Centrale est, pour ce provocateur surpris de son résultat de dimanche dernier, aussi symbolique que l’image de la tronçonneuse. Car contrairement à ce que dénoncent ses détracteurs il ne prône pas l’élimination de la monnaie nationale (peso argentin) mais la libre circulation de toutes les monnaies, dont le dollar qui est déjà systématiquement utilisé pour toutes les transactions immobilières.
Dans l’ensemble les Argentins ont gardé un bon souvenir de la (trompeuse) stabilité monétaire des années quatre-vingt-dix due à la parité fixe avec le dollar, sans avoir tous saisi qu’elle portait en germe le décrochage inévitable de 2001 du fait de la baisse de compétitivité internationale due au renchérissement du dollar (il revenait moins cher d’importer un tracteur des États-Unis que de le produire en Argentine).
Le panorama est très différent aujourd’hui, d’abord parce qu’une baisse du dollar est inéluctable même avant son effondrement, et ensuite parce que l’Argentine commerce aussi désormais en euros, yuans, réals et autres roubles, avant même d’entrer dans le système financier des BRICS. Le pays où circulent le plus de dollars après les États-Unis doit en libérer la circulation, et mettre fin aux diverses formules gouvernementales (dollar soja, dollar tourisme, dollar thésaurisation) définissant autant de taux de change confiscatoires auxquels convertir en pesos les dollars entrant par la banque centrale pour le règlement des diverses exportations.
Milei entend aussi affranchir le pays de sa politique d’endettement, un projet issu évidemment de la théorie économique autrichienne mais qui aura des conséquences en termes de souveraineté politique. Les grands prêteurs du monde occidental prêtent toujours en dollars ce qui oblige à en obtenir pour rembourser, alors que l’Argentine exporte de plus en plus dans d’autres monnaies, comme elle l’a montré en remboursant récemment en yuans un prêt du Fonds Monétaire International.
Le porteur d’un tel projet rencontrera certainement de nombreuses embûches d’origine étrangère entre les urnes et la Maison Rose.
Il a défrayé la chronique en annonçant la fin de la «coparticipation», c’est-à-dire du budget redistributeur national, essentiellement financé par les impôts invisibles (à la consommation notamment) qui expliquent le triplement de la fiscalité en vingt ans, qui a fait passer l’Argentine d’un paradis fiscal au taux d’imposition des ménages et des entreprises comparable aux taux russes ou uruguayens, à quasiment la pression fiscale des grands monstres étatiques collectivistes à l’économie dirigée ou saignée, comme la France. Quelques provinces désertiques en souffriront si elles ne bénéficient pas d’aide exceptionnelle, et choisiront peut-être l’unification avec des provinces plus prospères et peuplées. Mais la majorité des provinces accueillera favorablement la fin de la gabegie démagogique fédérale, et la dénationalisation des ressources nécessaires à leur politique d’éducation, de transport, de sécurité ou de santé.
En fait, et bien que plus porté sur les questions économiques que de philosophie politique, Milei n’est pas un anarchiste au sens du rejet de toute organisation ou autorité, il serait de facto plutôt ce qu’on appelle aujourd’hui un souverainiste ou un régionaliste. La théorie économique autrichienne sur les effets pervers du parasitisme d’un appareil étatique puissant sur la société civile et productive engendre là sur le terrain la nécessité de relever les structures sociales de base, ce qui pousse à l’empirisme organisateur.
L’économiste pressentie comme futur ministre des affaires étrangères, Diana Mondino, est une immigrée bulgare, parlant russe et spécialiste des échanges avec la Chine. Il n’est pas impossible qu’en se penchant sur les questions diplomatiques elle en vienne à un certain réalisme politique.
Enfin la colistière candidate comme vice-présidente est Victoria Villarruel, présidente du parti démocrate. Cette juriste militante, fondatrice et présidente du Centre d’Études Légales sur le Terrorisme et ses Victimes, dévoue son énergie à la défense des victimes du terrorisme communiste des années soixante-dix, et accessoirement à la défense des anciens militaires persécutés par la politique de représailles des sympathisants de l’ancienne guérilla communiste.
Le premier gouvernement démocratique élu en 1983 après le retrait du régime d’exception militaire appelé par Isabel Peron en 1976 pour pacifier le pays a jugé et condamné les officiers généraux de ce court intermède que l’on a appelé le «processus». Le gouvernement suivant a jugé les colonels, et ainsi de suite, et quarante ans après le rétablissement de la démocratie les antimilitaristes revanchards en mal de têtes ne trouvent plus à condamner que des retraités de soixante-cinq ans qui avaient dix-huit ans en 1976, c’est-à-dire qui n’ont participé à la répression anticommuniste qu’au bas niveau de responsabilité d’un sous-lieutenant. En 2023 cependant, des hommes condamnés pour dix ans en 2011 ou 2012 (trente ans après la fin du régime militaire) attendent sine die leur libération «imminente». La société argentine, peu militarisée, l’ignore.
Par contre elle est beaucoup plus sensible à la question de la reconnaissance (sans rêver d’indemnisation) des victimes du terrorisme communiste, qui ont été plus nombreuses que les victimes de la répression militaire, en dépit du fameux mythe des 30 000 disparus entretenu par des associations revanchardes (comme les Mères de la Place de Mai dont la meneuse Hebe de Bonafini n’a pas connu ses petits-enfants puisque ses enfants exilés qu’elle proclamait disparus ne voulaient plus la voir) malgré l’établissement officiel, par un gouvernement de gauche (Kirchner), du bilan définitif de 13 000.
Villarruel, déjà qualifiée de «révisionniste», est certainement le membre de l’équipe Milei qui sera le plus attaqué en vue de l’élection présidentielle.
Qu’un grand pays envisage de mettre fin à l’exploitation de la société réelle et de l’économie productive par un appareil fiscal disproportionné au service du grand capitalisme apatride ou supra-étatique prêteur en dollars est un enjeu important pour le monde, et si l’Argentine choisit et applique ce projet (au-delà de quatre ans insuffisants) avec succès, elle fera école, au plus grand dam des actuels maîtres du dollar et du monde.
source : Stratediplo
envoyé par Dominique Delawarde
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