par Panagiótis Grigoríou
Août, est un mois chargé pour la mémoire historique grecque. En 1922, le pays connait sa plus «Grande Catastrophe» jusqu’alors, s’agissant de la défaite grecque en Asie Mineure et la reconquête de Smyrne par l’armée turque de Mustapha Kemal Atatürk, ce que l’historiographie turque retient depuis de son côté, sous l’appellation de «Grande offensive». La population grecque d’Asie Mineure, vieille de plusieurs siècles depuis les temps antiques, est d’abord largement massacrée par les Turcs, puis, ses rescapés sont expulsés vers la Grèce, suite à l’échange obligatoire des populations et du traité signé à Lausanne entre la Grèce et la Turquie en 1923.
Cet… énième conflit gréco-turc sur le sol anatolien d’Asie Mineure, s’inscrit dans la continuité de la Grande Guerre de 1914-1918 et des Guerres balkaniques des années 1912 et 1913. Son échec provoque l’arrivée en Grèce d’un peu plus d’un million et demi de réfugiés, faisant de 1922 un moment décisif de l’histoire grecque contemporaine, dont la portée m’a d’ailleurs interpelé dès les bancs de l’école à Athènes et ensuite en Thessalie, sans oublier que mes grands-parents y avaient participé en tant que soldats, mobilisés durant cette période.
Plus tard, dans les années ’90, mes recherches historiques et anthropologiques sur cette guerre ont abouti au mémoire de thèse sur ce sujet, soutenue en 1999 à l’Université d’Amiens sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et dont intitulé est, «Vie et représentations du soldat grec pendant la guerre gréco-turque en Asie-mineure, 1919-1922».
J’étais à l’époque le premier thésard de Stéphane et il faut dire que son encadrement, autant humain que scientifique, fut plus qu’exemplaire. Par ma méthode ainsi forgée, partagée entre l’histoire et l’ethnologie, je retrace depuis, l’univers quotidien et les représentations du combattant grec en privilégiant les «sources directes», lettres du front adressées aux marraines de guerre, gazettes et carnets personnels, documents photographiques. Les différentes facettes de la vie au front sont de ce fait saisies, allant de la sociabilité, aux moments de combat. Recherches, que d’ailleurs j’ai par la suite poursuivi durant les années 2000 et bien au-delà, entre autres, au Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, à l’EHESS à Paris et plus tard en Grèce, au CNRS d’Athènes, au Centre d’Études d’Asie Mineure, tout comme au sein de la Fondation d’Archives privées, Mnímes, [en grec Μνήμες].
Ce travail s’interroge autant sur la comparabilité de la situation du fantassin grec, à celle du soldat français de 14-18. Son axe central consiste à «historiser» la bataille, voire, proposer une explication à sa violence extrême en considérant par exemple la mise à mort, y compris par mutilations multiples pratiquées sur les soldats grecs et par conséquent le sort réservé aux blessés, aux prisonniers et aux civils dans une situation de «guerre totale». Notons que ce conflit, issu du contexte historique particulier entre les deux pays, toujours difficile, est vécu et «pratiqué» par le fantassin grec suivant des pratiques qui se réfèrent déjà à la dynamique et à la culture de guerre de 1912-1913.
Par une lecture «ethnographique» des sources et par le biais d’un dialogue constant avec les travaux analogues des historiens français sur le soldat de 1914-1918, mon ambition était déjà de rendre plus aisée la compréhension des moments de guerre en Europe au début du siècle passé.
Le texte qui suit de manière enrichie, résume ainsi certaines de mes recherches, il a été publié dans un premier temps au sein de l’ouvrage collectif, intitulé «14-18 Aujourd’hui. Démobilisations culturelles après la Grande Guerre», aux Éditions Noêsis en mai 2002.
*
«La Guerre gréco-turque en Asie Mineure 1919-1922 sous l’ombre de la Grande Guerre. Quelle culture de guerre ?»
«Constantinople le 21 Juillet 1921 – Mon cher Georges – Cela fait plusieurs jours que nous n’avons pas reçu tes lettres et nous sommes fort inquiets. Tu nous as gâtés et maintenant nous attendons une lettre tous les deux jours. Vendredi dernier je me suis rendu en compagnie de l’oncle Constantin à l’église de Saint Georges et nous avons prié pour que Dieu te garde. Nous t’embrassons, moi et la petite Lisa. Ton frère qui t’aime. Constantin Mágnis».
Par le Traité de Sèvres, signé en août 1920, la Grèce se voit attribuer une zone de 17 500 km2 de cette région en partie seulement habitée par une population grecque. Une nouvelle campagne de l’armée hellénique commence alors, par le débarquement à Smyrne des premiers soldats en mai 1919, dont la vraie motivation géopolitique, était de servir les seuls intérêts des Britanniques dans la région. L’essentiel combattant de cette armée grecque de 1919, avait participé aux Guerres balkaniques de 1912-1913 et elle provient autant de l’armée Vénizéliste de la «Défense Nationale» laquelle, en Grèce du nord dans la région de Macédoine, a combattu les Puissances Centrales aux côtés des alliés de l’Entente.
Car il faut d’abord préciser que l’entrée de la Grèce dans la Grande Guerre, n’a jamais fait l’unanimité à travers le pays au moment des faits. Il y a d’un côté Venizélos, l’homme politique inféodé à Londres et à Paris, alors Premier ministre proche de l’Entente Cordiale et en face, le roi Constantin, œuvrant pour la neutralité de la Grèce, une neutralité que l’on disait sitôt favorable aux Empires centraux et notamment à l’Allemagne.
Et c’est entre l’été et l’automne 1916 que les Vénizélistes, forts de leur armée dite de la «Défense nationale» font sécession depuis des territoires du nord du pays, en Épire, en Macédoine et notamment depuis Thessalonique, régions en réalité totalement contrôlées par les forces armées de l’Entente. Ainsi, une nouvelle armée grecque est rapidement formée, elle sera sitôt mise à disposition du commandement interallié franco-britannique. Un peu plus tard, en 1917 certaines unités de l’armée française débarquent même à Athènes, le roi Constantin quitte sous la force son palais d’Athènes pour la Suisse, suite aux ingérences il faut dire armées et aux pressions des pays de l’Entente.
La Grèce est alors «unifiée» sous le seul pouvoir des Vénizélistes et de ce fait, elle poursuivra la guerre comme… prévu par les maîtres de Venizélos. Inutile de dire que ce moment de l’histoire grecque est depuis appelé à très juste titre le «Schisme national». Cette déchirure, d’abord politique, elle est autant civilisationnelle et sociale, aux conséquences tout de même considérables pour la Grèce des années 1915 à 1940.
Comme il est également remarqué à juste titre par Élli Lemonídou, «l’un des deux pôles de ce schisme se forma autour du roi Constantin, défenseur de la neutralité du pays, qui s’opposa de manière forte et pendant trois ans à l’insistance d’Elefthérios Venizélos, partisan de la participation du pays à la guerre aux côtés de l’Entente. L’importance du rôle du roi de Grèce pour l’histoire de l’implication – ou non du pays dans la guerre requiert une étude plus détaillée de sa personnalité et de ses actions, à la lumière tant de ses mouvements tactiques pendant la guerre, que de son poids spécifique comme représentant d’une institution aux racines profondes dans la conscience collective des Grecs de l’époque».
Rapidement, à travers une Grèce unifiée… par la force des Puissances, sur le front Macédonien de la Grande Guerre, 90 bataillons sur les 280 dont dispose en 1918 Franchet d’Espèrey sont grecs. Une certaine osmose des troupes est alors inévitable, elle restera tout de même assez limitée, étant donné que certains épisodes violents n’ont pas pu être évités, opposant les troupes coloniales françaises et certaines unités de l’armée grecque, restées fidèles au monarque, Constantin Ier de Grèce.
«Nos villes ici sont les abris où nous avons collaboré avec nos Frères et Alliés, les Français, nos trottoirs sont nos belles tranchées et nos pâtisseries sont ces caisses qui contiennent les cartouches et les grenades. Les dragées sont les balles que les infidèles, nos ennemis, nous envoient pour nous faire peur».
Sur le plan opérationnel en Asie Mineure l’année suivante, autrement-dit, à partir de l’été 1919, la tactique grecque d’une pénétration limitée, au-delà des termes du Traité de Sèvres se transforme progressivement en une véritable grande campagne à l’intérieur d’Asie Mineure. Son but, briser les forces turques de l’armée kémaliste, qui se renforcent peu à peu.
L’échec stratégique des opérations menées par l’armée grecque au-delà du fleuve Sangários durant l’été 1921, à près de 40 km d’Ankara, conduira à l’élargissement du front, désormais étendu sur environ 600 km. Par l’éloignement des centres d’approvisionnement, la campagne d’Asie Mineure devint ainsi une aventure de plus en plus coûteuse aux forces grecques, dépassant de loin les objectifs initiaux, prétendument liés à la géographie et à l’esprit du Traité de Sèvres.
Après onze longs mois sans opérations d’envergure et d’ailleurs suite à la décision datant de mars 1922 prise à Londres quant à l’évacuation imminente de l’Asie Mineure, l’éclatement «programmé» des lignes grecques du 14 Août 1922, conduit à l’effondrement et à la déroute militaire. La capture et le massacre de milliers de soldats et de civils grecs par les Turcs, provoque ainsi l’exode de la totalité des populations grecques autochtones d’Asie Mineure. En juillet 1923, le Traité de Lausanne retrace la frontière gréco-turque et entre-temps, en janvier 1923, la Grèce et la Turquie conviennent de l’échange des populations, à l’exception des Grecs de Constantinople et des îles de Ímvros et Ténédos, ainsi que des musulmans de la Thrace occidentale. Le juriste Stélios Seferiádis, père du poète et diplomate Yórgos Séféris avait d’ailleurs rédigé un rapport sur la question, «L’échange des populations», paru à Paris en 1929.
Il faut dire d’emblée que cet affrontement, à la filiation à la fois de la Première Guerre mondiale, des Guerres Balkaniques et du contexte historique particulier entre les deux pays Grèce et Turquie, est vécu et pratiqué par le fantassin grec suivant des usages qui d’un tout premier abord semblent assez conformes à la culture de guerre de 14-18.
Pour bien des aspects, la vie du soldat grec de cette période présente des traits comparables à celle de son homologue français de 14-18 : gazettes du front, marraines de guerre, correspondance, brutalité du combat. De même à l’arrière, en Grèce continentale et dans les villes côtières d’Asie Mineure, les Grecs paraissent suivre la même matrice culturelle qui les oppose depuis les deux Guerres Balkaniques, puis sur le front Macédonien de la Grande Guerre, aux mêmes ennemis, Bulgares et Turcs.
La Grande Guerre entre souvenir et vécu
En 1919, le soldat grec se souvient de 14-18 et d’abord des Guerres Balkaniques. Ce souvenir récent et direct pour ces vétérans encore sous les drapeaux, est rapporté aux recrus des classes suivantes, pour être finalement amplement partagé par l’ensemble de l’armée grecque. Les écrits du front d’Asie Mineure entre 1919 et 1922 font d’ailleurs souvent allusion aux guerres passées de la période 1912-1918, manifestant une certaine préférence pour celle de 14-18. Ce conflit par sa brutalité et sa force, a indiscutablement imprégné le modèle combattant du soldat grec, qui n’ignore pas à cette date la nature et la culture des grandes batailles du front occidental. Ce dernier, se sert du modèle combattant de 14-18 tantôt pour se prouver égal au fantassin français, tantôt pour exprimer le supposé dépassement de ce même modèle. Les références les plus explicites évoquent surtout la bataille de Verdun et dans une moindre mesure celle de la Marne.
Tel un combattant grec évoquant la bataille de la Marne : «La lutte ici est acharnée. Notre franchissement du fleuve Sangários est une de plus grandes et terribles opérations militaires. Même la bataille de la Marne ne peut se comparer à cet exploit». Tel un autre soldat grec, qui compare le champ de ses batailles de l’été 1921 sur un sol anatolien immense et montagneux, à Verdun et en ces termes : «Ces endroits étaient minables, pourtant nous les avons défendues conformément à Verdun».
L’enfer quotidien de Verdun est connu et… même assimilé par le soldat grec jusqu’à ses détails, durant les batailles de l’été 1921 en Asie Mineure. «Le plateau de Sibatsi fut le Verdun de l’armée grecque, car nos artilleurs n’avaient plus d’obus, et tout moyen de transport de notre Division était affecté au ravitaillement en munitions». La mémoire donc de Verdun et du patriotisme français, dépasse les frontières et à la lumière des représentations du combattant grec, Verdun se place incontestablement parmi les plus grandes batailles, faisant partie intégrante d’une mémoire qui excède la stricte mémoire nationale. «Nos morts de la bataille de Sangários seront placés par l’historien du futur à la hauteur de ceux qui sont tombés lors des combats de géants à Marathon, à Alamána, à Kilkís et à Skrá, aux côtés de la Marne et de Verdun». Notons qu’Alamána est une bataille de la Guerre d’Indépendance grecque de 1821 à 1828, tandis que Kilkís et Skrá sont deux batailles respectivement des Guerres Balkaniques et de 14-18, en Macédoine.
Ces allusions faites à Verdun, écrites à cette date de 1922, évoquent indirectement l’état d’esprit qui domine alors l’armée hellénique. Le combattant grec ne doit pas ignorer qu’à Verdun, les soldats français «étaient maintenant revenus de leurs illusions de jeunesse ; ils ne s’imaginaient plus gagner la guerre en une seule bataille», comme nous le rappelait l’historien Marc Ferro. Après les offensives de 1921 qui n’ont pas amené la fin de la guerre en dépit des promesses du monde politique d’Athènes et de l’état-major, le soldat grec ne croit qu’à une solution du conflit par la seule diplomatie. Ceci quelque part, en anticipant la décision des Puissances, Londres en tête, une décision prise comme nous l’avons évoqué en mars 2022 et qui consistait à faire admettre et surtout appliquer «l’évacuation» des Grecs de l’Asie Mineure, armée comprise, sans jamais l’exprimer très ouvertement.
Le fantassin grec porte enfin, au-delà de la mémoire des grandes batailles, un jugement global sur l’ensemble de la Guerre de 14-18, en tant qu’événement d’une histoire presque immédiate, mais alors mutatis mutandis achevée. En ce sens, il prend position et il juge l’héritage culturel et social de la Grande Guerre sous un regard d’après-guerre, tout en menant son propre combat sur le terrain. Ainsi, les interrogations et les craintes sur l’avenir du monde, exprimées dans les lettres des certains soldats grecs, prédisent déjà un état d’esprit annonciateur des années 1930.
«Si quelqu’un voulait observer au-delà de son propre cercle patriotique, c’est-à-dire se placer au cercle plus large de l’humanité entière, il verrait certaines choses plutôt agréables. Des nationalités jadis soumises au joug étranger deviennent des états libres. Les irrédentistes de plusieurs nations, sont ainsi déjà couvés dans les bras de leurs mères patries. Les nations chauvines sont tombées, brisées. Les barbares ont reçu leur punition. En un mot, le grand problème social des nationalités a trouvé sa solution par la guerre qui vient de se terminer».
«Sauf que le drame humain n’est pas fini. En ce moment le drame semble entrer dans une crise et d’ici peu, la délivrance se profile avec violence. Celui qui lit fréquemment les journaux – et il dispose ainsi du monde entier sous ses yeux – est effrayé devant le spectacle donné par l’humanité. Des révolutions éclatent partout, tout comme des massacres et des affrontements. S’agit-il des restes de la grande agitation qui vient de se terminer? Non, ces événements progressent et ne peuvent pas être que les prémisses. J’aurais voulu évoquer autant les mauvais signes concernant les affaires de notre patrie. Mais il est pour certains inconvenant que d’évoquer un drame au bon milieu d’un mariage».
Il va de soi que les grands événements politiques, tels la Révolution russe de 1917 ou la montée du fascisme en Italie, ne passent pas inaperçus sur le front d’Asie Mineure et de Thrace. On note d’ailleurs pendant l’été 1922, la première apparition dans la presse grecque lors de certaines polémiques, du terme «fasciste», utilisé par les vénizélistes pour désigner leurs adversaires royalistes.
Néanmoins, si le quotidien de ce front évoque par certains de ses aspects quotidiens le conflit de 14-18, sa représentation du monde dans la guerre et de la société, approche alors plutôt ces temps… bien nouveaux. Signe évocateur, le succès encore limité des organisations communistes auprès des soldats grecs dans leur propagande de… cinquième colonne, histoire de saper le moral des mobilisés. D’ailleurs, sur le front de la guerre de propagande, les Turcs de Kemal ont souvent reproduit et propagé sur les lignes grecques et sous forme de tracts, de nombreuses pages entières issues du journal officiel du parti communiste grec «Rizospástis», parti résolument hostile à la Campagne d’Asie Mineure.
Cependant, dès les derniers mois de la Guerre de 14-18 sur son front d’Orient, et avant même leur débarquement en Asie mineure, les combattants se représentent leur mission en termes de libération de leurs frères, les grecs d’Anatolie, lesquels vivaient encore sous la domination turque.
«Nous apprenons aujourd’hui que la Turquie a accepté les conditions des Alliés et elle a signé la paix. Donc la Germano Autriche va se soumettre à son tour. D’une part nous avons de la joie car l’humanité se libère, mais d’un autre côté, nous sommes tristes car notre plan a échoué et nous n’avons pas eu le temps d’entrer par le combat dans Constantinople comme nous le pensions. Mais que Tonton Elefthérios Venizélos soit préservé ; lui il les aura, tous ces voisins ennemis».
Les soldats grecs poursuivent alors une ligne de justification de la guerre à la fois conforme au patriotisme hellène des guerres balkaniques, voire même conforme à la «Grande Idée», c’est-à-dire rendre à l’État grec tous les territoires proches où des Grecs vivaient encore en dehors des frontières, idée forgée tout au long du 19ème siècle. Il n’est pas moins vrai que cette justification de la guerre se double d’une notion partagée par tous les combattants Européens de la période ; celle «du combat de civilisation». Comme tout soldat français se croit dépositaire d’une civilisation menacée, pour laquelle se bat et meurt parfois, le combattant grec se voit en quelque sorte en «chevalier de la civilisation grecque et par extension européenne contre la barbarie turque».
Cette représentation de la guerre en termes de combat, est accentuée dans le cas gréco-turc, par le long clivage historique, alors même doté d’un aspect religieux. Car, si les principaux adversaires de la Guerre de 14-18 s’accusent mutuellement de barbarie – avec le cortège d’atrocités commises – ces nations demeurent cependant à l’intérieur du seul monde chrétien, certes divisé, tandis que le conflit gréco-turc quant à lui, il est ressenti par les deux nations comme étant de surcroit un conflit, entre le monde chrétien et le monde musulman. «Le dictateur Kemal est l’exterminateur du Christianisme», écrit par exemple dans une lettre le caporal Siafákas, Archives Mnímes.
En se tenant aux écrits du front, une abondance de termes utilisés, relate cette conception religieuse de la guerre et autant de l’ennemi. À ce propos, mis à part les fréquentes allusions à une guerre de civilisation, émerge sinon une deuxième sémantique, celle pour qui, l’ennemi est considéré et souvent traité comme un «infidèle». Il est tout autant révélateur des représentations combattantes grecques de la période, que certains soldats grecs utilisent même parfois le terme de «Soufi» pour désigner leurs adversaires turcs. Allusion faite à la doctrine mystique Islamique du Soufisme, au XIIIe siècle.
«Mon commandant, les Soufis nous attaquent et nous n’avons pas assez de cartouches ! – Si nous n’avons pas de cartouches nous avons nos pierres à leur lancer, répond le commandant».
D’autres débats passionnels, liés aux représentations de l’autre, tant exploités par la propagande des adversaires de 14-18, sont reproduits en Grèce entre le front d’Orient et celui d’Asie Mineure. Désormais, de telles controverses placées dans un cadre national, elles servent à alimenter les nombreuses polémiques politiques, purement grecques. Les accusations allemandes par exemple, portant sur l’emploi par les Français des troupes de couleur, sont pour leur part intégralement reprises en Grèce, notamment par le camp royaliste dans sa controverse contre les vénizélistes, alliés de l’Entente Cordiale, parfois cependant non sans un certain fondement.
«Tous ceux Vénizélistes, sont les entremetteurs des polices étrangères ayant abusé des Grecs, ces gens ont alors servi des guides aux Sénégalais à travers la Macédoine grecque. Ainsi, la bestialité et la débauche noire a pollué les filles grecques les plus blanches sur le lit même de leurs parents», s’agissant d’un article du quotidien royaliste régional «L’Épire», datant de janvier 1921.
Tous ces thèmes en vogue en cette Europe marquée par la Grande Guerre, animent également le front et l’arrière grec. La place de la femme dans la société en est un, parmi tant d’autres. Nombreux soldats du front se montrent notamment scandalisés du débat sur le droit de vote, possiblement accordé aux femmes. Une marraine de Guerre, «Sœur du soldat», demande ainsi à ses correspondants du front, officiers et soldats, leur avis sur la question.
Les réponses sont unanimes et sans surprise. Ainsi, à l’instar du combattant français de 14-18, le soldat grec reste très réservé quant à la place accordée ou revendiquée par la femme dans une société dont lui-même se sent exclu par la guerre, ou tout au moins éloigné.
«Tu m’écris et tu demandes mon avis sur l’affaire du vote des femmes. Puisque la nation grecque est en retrait par rapport au progrès, elle le sera encore plus si ce vote est accordé. Ce n’est pas encore le moment de donner ce droit aux femmes, car même s’il existe 5% de femmes instruites, personne ne peut trier ce pourcentage en lui accordant le droit de vote».
Ou encore comme l’écrit un peu plus tard ce même officier, dont la position sur le sujet se durcit d’ailleurs au fil des mois interminables au front. «Pour dire la vérité vous réclamez toutes vos droits, mais connaissez-vous, vos devoirs? Je voudrais bien savoir, qui parmi ces femmes émancipées, qui se contentent de faire l’amour sans limites, et qui disent – Moi je suis la femme nouvelle – connaissent un peu la vraie vocation féminine. Oh mes amies, laissez-nous tranquilles dans notre misère et dans notre malheur».
Les hommes en guerre ne peuvent donc ni saisir, ni accepter certains bouleversements d’une société civile en temps de guerre, au sein de laquelle d’ailleurs, ils ne peuvent guère intervenir. Suivant leur vision troublée, «le conflit a détruit l’ordre établi du monde, pour ce qui est des femmes en tout cas, car elles ont certes toujours eu la cervelle légère, mais heureusement cette cervelle était jusque-là contenue bien dans leur crâne. Maintenant, elle est sortie du crâne et elle est en train de voler au-dessus de leur tête, à tel point, qu’elles ne savent plus ce qu’elles veulent, et alors elles exigent le droit de vote».
Et quant à l’appréciation globale de leur temps de guerre, les combattants grecs nourrissent d’avantage que leurs homologues français de la Grande Guerre ces grandes angoisses eschatologiques de fin d’époque. Leurs termes toujours empruntés auprès d’un fond culturel religieux chrétien, s’avèrent parfois millénaristes, car à leurs yeux «cette guerre c’est l’enfer, c’est le Moyen Age, c’est le début de la fin du monde qui s’annonce pour le XXIe siècle».
Le prolongement douloureux du conflit en dépit des promesses des politiques, réconforte même davantage cette terminologie… apocalyptique, laquelle vers la fin de la guerre, devient de plus en plus fréquente aux écrits du front.
Combattre sur le front d’Asie Mineure
Peut-on vraiment comparer l’univers quotidien brutal du combattant grec en Asie Mineure, à celui du front occidental de 14-18 ? En quoi la situation matérielle, quotidienne du front d’Asie s’inscrit-elle, si ce n’est que partiellement, dans la même modernité que l’univers du soldat français de Verdun ou de la Somme ?
Il y a en premier lieu l’équipement de l’armée hellénique de la période qui reste proche du modèle français, d’abord, l’uniforme du fantassin et son casque sont d’ailleurs d’origine française. Le matériel de guerre et son usage sont donc essentiellement issus de la Grande Guerre. Entre autres, on y trouve le fusil Lebel ou Mannlicher, l’utilisation des mitrailleuses par petites unités, celle de l’artillerie lourde comme de l’aviation, la diffusion de tracts de propagande, avec en prime, l’emploi de l’artillerie de montagne et de la cavalerie.
Seulement, le matériel à lui seul ne suffit pas pour forger un combattant dans toute la spécificité de sa pratique de la guerre. Car la vraie confrontation du combattant grec à l’univers de 14-18 se fit sur le front d’Orient. C’est en Macédoine que les troupes grecques ont vu leurs alliés à l’œuvre, comme ils ont pu réellement prendre la mesure de leur spécificité culturelle. Tel est par exemple le cas du combattant Parthénios pour qui, combattre ensemble c’est une chose, mais combattre à l’identique en est bien une autre.
«C’est ici que nous avons vu pour la première fois l’armée franco-sénégalaise. Elle se trouvait à la droite du secteur de combat de la 5ème Compagnie. Jamais auparavant nous n’avions vu une armée alliée combattre l’ennemi si proche de nous. C’était la première et la dernière fois. C’est là-bas que nous avons compris qu’ils avaient leur manière à eux de combattre l’ennemi».
L’ancien combattant Stratís Myrivílis, écrivain grec connu par la suite, a laissé à ce propos un texte remarquable, illustrant la vie des soldats grecs sur le front d’Orient de la Grande Guerre, et dont la critique littéraire a sitôt salué la parution. «De Barbusse» «à Remarque» “et de «Latzko» à «Florian Parmentier», il n’a rien été écrit de plus poignant. Pourtant, l’ouvrage de Myrivílis est aussi spécifiquement grec que celui de «Pina de Moraes» est portugais», écrit Philéas Lebesgue dans les années 1930.
Commencé comme un carnet personnel depuis le front, son texte figure parmi les classiques de littérature mondiale de l’entre-deux-guerres. Car à sa lecture, on peut saisir l’univers des soldats grecs de 1917-1918, comprendre qu’ils s’apprêtaient à faire une autre guerre que celle des tranchées et de la boue, moins moderne et plus conforme à leurs stéréotypes de 1912-1913. D’où, selon Myrivílis, leur ennui et leur immense détresse. Notons que l’auteur a été par la suite dans les années 1920, l’initiateur et l’éditeur à Mytilène, capitale de Lesbos qui est son île, du seul journal qui se revendiquait ouvertement «resté au service des intérêts des anciens combattants», il était alors titré «La Cloche».
Du point de vue du combattant, on se place certes dans le schéma de la nouvelle brutalité inaugurée sur les fronts de 14-18, mais avec encore, de nombreux combats rapprochés à l’arme blanche bien plus fréquents, comme il était d’usage lors des Guerres Balkaniques. Combattre donc par tous les moyens disponibles, infliger si possible la mort au mépris de toutes les normes, voilà ce qui caractérise les batailles en Asie Mineure.
«L’ennemi est à ce stade du combat, vaincu. Les Turcs tentent de fuir en jetant leurs armes pour se sauver. Nos soldats les rattrapent dans leurs mains et les tuent à coups de pierres ou les écrasent sur les caisses à munitions; d’autres sont tués à la baïonnette. Ces moments sont féroces. Il y a tant de cadavres partout», écrit le capitaine Nikolópoulos à une marraine de guerre en octobre 1920, Archives Mnímes.
Cette manière de combattre relève d’ailleurs autant de l’héritage des guerres balkaniques que du front d’Orient de 14-18. Il en va de même si l’on considère le sort réservé aux prisonniers et aux blessés. Dans leurs lettres, les soldats grecs évoquent avec effroi la possibilité d’une captivité. Ils la situent plus haut que la mort sur l’échelle de l’abominable.
«Les Turcs ont attaqué vers 15 heures, pendant ce temps notre camarade et ami Kotsónis s’est éloigné de nos lignes pour aller chercher un sac oublié, il est tombé aux mains d’une patrouille turque et fut fait prisonnier. Comme il n’a pas voulu trahir notre position, les Turcs l’ont sauvagement égorgé car nous avons entendu ses cris épouvantables. Le lendemain lors de notre contre-offensive nous n’avons pas retrouvé son corps. Ce n’est que deux jours plus tard qu’il a été retrouvé par nos collègues du 4ème régiment d’infanterie dans un état pitoyable. Oh, quelle torture a dû subir le malheureux, sur sa poitrine il portait deux coups de sabre, ses bras étaient amputés tout comme sa jambe droite. Toute sa compagnie l’a beaucoup pleuré et elle a vengé sa perte le lendemain, lors de la prochaine contre-attaque».
La sociabilité du front à travers ses écrits
Les «temps libres à la guerre», remplissent alors de très longs moments d’accalmie, occupés ainsi par les moyens du bord à d’autres activités, en dehors de la stricte bataille. La similitude des activités liés à une sociabilité parallèle au combat, comme aux situations semblables du front occidental de 14-18, est l’élément qui rapproche sans doute le plus les deux mentalités combattantes. Une fonction notable est ainsi tenue par l’écriture.
Le soldat grec de cette période est partiellement alphabétisé et il écrit beaucoup. Il s’exprime par l’écriture et sur plusieurs niveaux, suivant une ligne de partage parfois assez subtile. Il écrit tout d’abord pour lui-même ses journaux personnels, souvent sur ses petits carnets qui conserve sur lui avec dévotion à travers les aléas des batailles. Pour ses semblables, il rédige de gazettes des tranchées, similaires par leur contenu à celles de 14-18, et à sa famille, il envoie nombreuses lettres et cartes postales. Cependant, une place de choix est tenue par sa correspondance avec les marraines de guerre. Par ce type d’écriture s’illustre mieux le dialogue possible entre l’avant et l’arrière, faisant surgir des lignes de rupture tout à fait similaires, des divisions entre l’avant et l’arrière français de 14-18.
Ces jeunes femmes, mobilisées au sein des organisations de «Sœurs du soldat», inventent et cultivent une forme de parenté symbolique qui réussit, permettent au combattant de s’exprimer avec une liberté de sentiments, rarement extériorisés lors des échanges entre le front et l’arrière. Par cette correspondance même, un échange significatif même d’objets, se poursuit tout au long de la période allant de 1918 à 1922.
Certains objets de la mort et du combat sont ainsi façonnés par les artisans du front et transformés en outils décoratifs, pour être offerts aux marraines de guerre. Telles les douilles d’obus turcs, sculptées, ou les balles qui deviennent ces bagues marquées, pour s’échanger aux objets courants de la vie civile devenus si rares sur le front. Les soldats réclament et reçoivent des marraines, cigarettes, sucreries, matériaux de correspondance, ancre – papier – enveloppes, miroirs de courtoisie et même certains journaux politiques nationaux. «J’ai reçu 30 paquets de cigarettes français, chacun contenait une petite photo… de femme nue, j’ai affiché ces 30 photos aux murs de mon abri».
C’est ainsi avec force parfois, que le détournement jugé excessif d’objets de la bataille, si significatif d’une généralisation de la culture de guerre, est alors stigmatisé par les soldats. Les combattants se montrent alors très critiques envers des pratiques qui selon eux, trahissent, voire insultent leur propre vécu. Tel ce soldat grec qui du front Macédonien de 1918 de la Grande Guerre, quand il écrit à une marraine de guerre pour dénoncer ces nouvelles modes. Son témoignage trahit d’ailleurs pour autant, le transfert en Grèce, de certaines pratiques françaises.
«J’apprends qu’à Athènes maintenant, c’est la nouvelle mode de porter des plaques d’identification comme nous sur le front, est-ce vrai ? Enfin, cette Guerre a créé des nouvelles modes. Au début on a eu les chapeaux de paille masculins avec un ruban noir, ces chapeaux ont été portés à Paris en signe de deuil, puis nous les Grecs nous en avons fait une mode, et tous les hommes portent un ruban noir autour du chapeau. Ensuite, les infirmières sur le front occidental ont porté des jupes plus courtes et des bottillons afin de faciliter le mouvement, les femmes grecques en ont encore fait une mode. De la même manière, les plaques métalliques que nous portons au combat ont leur signification. Un soldat peut d’un moment à l’autre recevoir un obus et mourir démembré, comment allons-nous ensuite l’identifier ? C’est pour cela que nous portons les plaques métalliques. Mais les demoiselles d’Athènes pour quelle raison les portent-elles ?»
Enfin, les fantassins grecs composent si possible, leur propre poésie. L’usage assez fréquent du langage poétique pour exprimer leur situation à la guerre et plus spécifiquement au combat, n’est guère étonnant. Pour raconter certains moments très particuliers du vécu individuel ou collectif, les possibilités à s’exprimer par une écriture «normale», s’avèrent de fait, limitées.
L’extériorisation de ces moments relève donc souvent du conte, du chant, ou du poème. Sur ce dernier point, les soldats grecs du front d’Orient et d’Asie Mineure ont laissé des écrits remarquables. Il s’agit des textes relevant de la poésie populaire traditionnelle, pratique déjà ancestrale pour remémorer les faits guerriers des combattants irréguliers de la Guerre d’indépendance de 1821-1828 et ensuite des Guerres balkaniques de 1912-1913. Plusieurs de ces textes de soldats sont en effet des chants funèbres, en évocation de la mort d’un camarade, ou des chants épiques qui exaltent la bravoure au combat.
Au-delà de l’écriture, les autres activités de loisir et de repos au front d’Asie Mineure, rapprochent la condition du soldat grec à celle de son homologue français de 14-18. Les combattants pratiquent tout une gamme de sports, allant de l’athlétisme classique au football et au basket. Ils montent leurs propres représentations théâtrales lorsque les comédiens d’Athènes délaissent le front ; il y a même le cas du 5/42 Régiment d’Evzones qui construit et équipe sa propre salle de projection cinématographique dans sa zone de repos, où les soldats peuvent suivre les actualités filmées et bien-sûr ils bénéficient de la projection de certains films de fiction. De ce point de vue, tout comme le reste des européens, le soldat grec se trouve déjà saisi par la culture de l’image filmée.
En guise de conclusion
La guerre grecque des années 1917 à 1922, demeure sous l’ombre de la Grande Guerre. De culture de guerre profondément balkanique, elle a aussi emprunté à 14-18, sans pour autant retenir toutes ses leçons. De 14-18, elle s’est sans doute inspirée de la brutalité et d’une relative modernité des moyens et des pratiques de sociabilité combattante. Mais ce qui anime avant toute chose le combattant grec de la période, sont ses représentations intrinsèques à l’identité nationale néo-hellénique, héritées du patriotisme des périodes antérieures.
Dans la structuration de ce patriotisme, nous devons souligner l’importance des Guerres Balkaniques, d’abord parce que de nombreux vétérans de 1912-1913 ont aussi servi en Asie Mineure, ensuite, parce que la masse des combattants de 1919-1922 fut prestement éduquée dans cette culture de guerre aux vecteurs puissants, via l’entourage familial, la presse et alors l’école.
On peut évoquer à ce propos, le manuel de lecture de la cinquième année de l’école primaire, agréé par le Ministère de l’Éducation nationale pour la période 1914-1918, intitulé : «Le Soldat». Sa couverture est décorée par l’aigle byzantin à double tête. Il serait même concevable pour l’historien, que d’élargir la chronologie purement événementielle de cette guerre, 1919-1922, pour suggérer ainsi un temps plus long, allant de 1912 à 1922 dans la perspective d’une longue durée guerrière, initiée dès 1912.
Puis, il y a… l’entre-trois-guerres grec et à la clé, la Deuxième Guerre mondiale en Grèce comme ailleurs, qui plongera pourtant le monde dans un univers nouveau, quand elle rapprochera davantage et par une violence inouïe, jusqu’à la confusion, l’arrière et le front. Sur les montagnes albanaises pendant que les Grecs repoussent l’armée italienne, il faut dire qu’en dépit des combats acharnés on y pratique déjà une bien autre guerre. Une génération plus tard, les soldats grecs de la Guerre gréco-italienne de 1940-1941 se représentent d’ailleurs ces deux moments guerriers, 1914-18 et 1919-22 en parfaite continuité, mais seulement chronologique.
«31 Octobre 1940. À notre unité de réservistes on distribue du matériel. Il y a aussi nos vieilles armes, celles qui ont servi nos pères lors de la dernière guerre 1914-1922. – 22 Mars 1941. Une trêve de six heures est décrétée sur notre secteur, suite à la demande des Italiens qui voulaient enterrer leurs morts. Les officiers italiens qui sont descendus dans ce ravin de la mort furent choqués du spectacle de quelque 800 morts italiens. Pendant cette trêve, soldats italiens et grecs des postes avancés, se sont pourtant serré la main. Il est vrai que nous ne ressentons pas de haine particulière vis à vis du peuple italien».
Autre engagement, autre guerre ?
source : Greek City
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International