Un véhicule blindé arrive dans la rue Anwar al-Mofti (Mahmoud Bondok)
J’étais confus, mon cerveau s’est emballé, jusqu’à ce qu’une pensée devienne claire : cours Mahmoud.
Au moment où je me suis retourné et où j’ai commencé à courir, la première grenade lacrymogène a été tirée et est tombée à quelques mètres de moi.
Lorsque je suis arrivé à la tente, tout le monde était éveillé. On sentait la panique dans l’air. Avec agitation, des appels ont été passés pour réveiller nos parents et amis pour leur apprendre la nouvelle.
Zone de tentes donnant sur la rue Anwar al-Mofti alors que commence la dispersion (Mahmoud Bondok)
Des snipers et des membres des forces de sécurité sont apparus sur le toit du bâtiment militaire d’en face et ont commencé à tirer. À ce stade, notre cœur s’est arrêté et notre instinct de survie a pris le relai. Les gens couraient frénétiquement tandis que le gaz lacrymogène pleuvait sur nous. C’était le chaos.
Mes amis et moi nous sommes arrêtés pendant un bref moment pour reprendre nos esprits. Nous avons couvert nos visages pour éviter de respirer le gaz lacrymogène. Notre activisme en ligne pendant la révolution du 25 janvier nous avait enseigné que, pour désamorcer une grenade de gaz, nous devions la mettre dans une sorte de seau d’eau. Avec d’autres manifestants, nous avons commencé à rassembler tout ce qui pourrait être utilisé comme un seau et les avons remplis à un robinet dans un café à proximité.
La zone a commencé à se dégager à mesure que les gens cherchaient à se mettre à l’abri et tentaient de fuir le gaz lacrymogène. Soudain, un manifestant se tenant à quelques mètres de moi est tombé au sol, inerte. Nous n’avions pas de temps de regarder ce qui lui était arrivé : nous l’avons ramassé et l’avons porté à el-Nasr, la rue principale, où nous avons trouvé des gens à moto qui transportaient les manifestants blessés à l’hôpital de campagne.
C’était quelque chose qui avait été fait lors de précédents massacres à Rabia. Revenant en courant, je me suis aperçu que j’étais dans la ligne de mire d’une rangée de snipers sur le toit d’en face.
De retour dans les rues secondaires, nous avons continué à placer les grenades lacrymogènes dans les seaux d’eau. Les tirs se sont intensifiés. Ils tiraient désormais dans les petites rues. On entendait des coups de feu venant de la rue Anwar al-Mofti. C’était des tirs croisés. Les balles ricochaient sur les bâtiments à quelques mètres de nous. Nous nous sommes abrités dans une ruelle près du centre commercial. Nous étions coincés et encerclés.
Nous avons vite réalisé que la ruelle où nous étions avait une entrée facile d’accès pour les forces de sécurité. Nous devions partir le plus tôt possible, et le seul moyen de sortir était de courir à travers l’espace dégagé, devant les snipers.
À ce moment, avec la dernière barre de batterie de mon téléphone, j’ai passé ce que je pensais être mon dernier appel. « Cela a commencé », ai-je dit à mon frère aîné, qui était à Alexandrie à l’époque. Il était à moitié endormi et ne comprenait pas ce que je disais. « Allume la télé ! », lui ai-je dit.
J’ai raccroché et essayé d’appeler un ami proche à Londres. Pas de réponse. Je lui ai envoyé une capture d’écran de mon testament sur WhatsApp, notamment une liste de mes dettes et un message à mes amis et ma famille. J’avais commencé à le rédiger après le premier massacre dont j’ai été témoin sur la place. Je me suis dépêché de terminer le tout et l’ai envoyé.
Capture d’écran du testament envoyé via WhatsApp sur le téléphone d’un ami
Traduction : « Envoie un message à tout le monde, s’il te plaît. L’assaut est lancé. En ce moment ! »
Le temps passait et il n’y avait qu’un seul moyen de se mettre en sécurité. Sans chemin sûr pour partir, nous avons été contraints de nous enfoncer plus profondément dans la zone du sit-in.
Nous avons cherché refuge sous un escalier qui nous cachait à la vue des snipers sur le toit. Il y avait d’autres manifestants rassemblés là aussi. Un jeune homme se tenant près de nous s’est avancé un instant sur le chemin en face de nous pour jeter un coup d’œil à ce qui se passait. Il est tombé au sol instantanément.
Instinctivement, nous nous sommes précipités et l’avons attrapé. Nous avons remarqué qu’il avait été touché au cou. Le sang coulait partout. La balle avait arraché un morceau de son cou, mais il était encore en vie.
Notre priorité était de le garder en vie lui et les autres manifestants blessés qui étaient avec nous. Quelqu’un a utilisé un T-shirt pour faire un bandage de fortune et faire pression sur la plaie.
Nous devions bouger rapidement pour évacuer le blessé. Il a été porté par un groupe de manifestants, dont Saleh. Ils ont attendu que les coups de feu s’arrêtent pour courir.
« Maintenant ! », a crié l’un d’eux et ils ont couru pour traverser la ruelle et ont réussi à passer de l’autre côté. Ensuite, avec Amr, ce fut notre tour.
Je n’imaginais pas ne pas réussir à atteindre l’autre côté – mon cerveau s’y refusait. Sans échanger un seul mot, nous avons pris de profondes respirations et avons couru. Et nous avons réussi.
Alors que je fuyais les tirs croisés, ma poitrine s’est soudain comprimée et je suis tombé au sol. Je n’arrivais pas à respirer. J’ai commencé à cracher du sang. Le gaz lacrymogène avait rempli mes poumons, mais nous n’étions pas encore en sécurité.
« Je ne pense pas pouvoir bouger », ai-je dit à Amr. « Je n’arrive pas à respirer. »
« Nous ne pouvons pas rester ici, nous devons y aller », m’a-t-il répondu.
Il a levé ma tête contre le mur, mis son inhalateur dans ma bouche et m’a dit « respire ». Après deux bouffées, ma poitrine était beaucoup plus dégagée. Je respirais de nouveau. « Allons-y », lui ai-je dit.
Nous nous sommes dirigés vers l’hôpital au centre du sit-in qu’on pouvait atteindre par l’une des deux rues qui s’offraient à nous.
Lorsque nous nous sommes approchés de la première rue, une ruelle, un agent de sécurité masqué, tout de noir vêtu et tenant un fusil a tourné dans l’allée depuis une ruelle, à quelques mètres devant nous. Nos yeux se sont croisés pendant un moment, avant qu’il ne tourne de nouveau dans la rue latérale et disparaisse de notre vue.
Nous avons immédiatement fait demi-tour et cavalé vers la rue parallèle, le deuxième chemin.
Alors que nous pénétrions dans la ruelle, un groupe de manifestants a couru vers nous. « Demi-tour », ont-ils crié. « Ils [les forces de sécurité] arrivent. Demi-tour ! ». Nous étions encerclés et pris au piège.
Nous avons couru vers un bloc d’appartements et essayé d’ouvrir la porte pour nous mettre à l’abri. La porte était verrouillée. Ce fut à ce moment que la pensée que j’avais bannie de mon esprit ces deux dernières heures ne pouvait plus être occultée. C’était ça. La mort ou la détention.
Nous nous sommes assis, résignés, derrière un abri de fortune aux côtés d’autres manifestants, en attendant l’inévitable.
J’ai vérifié mes poches et ai été soulagé de constater que j’avais pensé à garder mon passeport avec moi, de sorte que, si quelque chose m’arrivait, ils seraient en mesure de m’identifier. La batterie de mon téléphone était morte et nous ne savions toujours pas où était Saleh.
Soudain, la porte du bloc d’appartements en face de nous s’est ouverte. « Entrez », a crié un homme.
Nous avons tous couru vers lui. À l’intérieur, nous avons trouvé des dizaines d’autres manifestants cherchant refuge, dont certains étaient blessés. L’endroit n’était toujours pas sûr et nous devions continuer de bouger. Nous avons monté les escaliers en courant, en silence. Au cinquième étage, nous avons trouvé un local de stockage vide d’environ deux mètres carrés : nous nous y sommes entassés à six et nous avons fermé la porte.
Il n’y avait ni lumière ni réseau et le local comportait une seule petite fenêtre. On entendait des coups de feu incessants venant des rues dehors. Des alarmes retentissaient. Nous entendions un hélicoptère survoler la place à basse altitude et le bruit du microphone sur la scène centrale. Nous savions tous que les forces de sécurité pouvaient à tout moment tous nous trouver et nous tuer. Nous n’échangions aucun mot de peur d’être entendus et trouvés.
Une heure s’est écoulée. Nous avons décidé de vérifier si la voie était libre dans le couloir. Il y avait du réseau dans le couloir ; Amr est allé sur Internet et a vu que plus de 300 personnes avaient déjà été tuées. Il était environ midi.
Un des manifestants qui était avec nous a appelé un ami qui vivait dans l’immeuble. Nous sommes montés à toute vitesse pour rejoindre l’appartement. Quelqu’un a ouvert la porte et mis son doigt sur ses lèvres pour nous demander de nous taire.
À l’intérieur, plus de quarante manifestants se cachaient déjà. L’ambiance était étrangement silencieuse. Les rideaux étaient fermés, il n’y avait pas d’électricité et la seule chose que nous entendions était le bruit du chaos à l’extérieur. Il y avait des enfants, des personnes âgées, des jeunes. L’homme qui a ouvert la porte a confisqué nos téléphones et nous a fait signe de nous diriger vers le séjour.
« Comment ça se passe en bas ? », a chuchoté un des manifestants alors que nous avions trouvé un endroit par terre pour nous asseoir. « Ont-ils déjà nettoyé le camp ou est-ce que nous arrivons à les refouler ? »
Je n’avais pas de réponse à cette question : je suis resté silencieux.
Certaines personnes sur le sol étaient blessées par balles, d’autres était aux prises avec les effets secondaires du gaz lacrymogène. Un médecin se déplaçait parmi les blessés et les traitait avec le peu de fournitures médicales qu’il pouvait trouver. Parfois, il disparaissait dans d’autres pièces de l’appartement où il y avait plus de blessés.
Nous ne savions toujours pas si Saleh s’en était sorti sain et sauf, ni où il pouvait se trouver. Nous pouvions entendre le bruit provenant de la scène centrale de Rabia ; cela signifiait que les forces de sécurité n’avaient pas encore nettoyé le sit-in et étaient toujours à notre recherche.
Aux environs de dix-huit heures, de fortes explosions ont secoué le bâtiment ; la scène centrale s’est tue. Nous savions que c’était fini. Ils avaient réellement nettoyé le sit-in.
J’oscillais entre éveil et sommeil, me réveillant au bruit d’explosions qui retentissaient au cours de la soirée. Alors la nuit avançait lentement, les coups de feu ralentissaient et l’hélicoptère semblait s’éloigner.
Le lendemain matin, à cinq heures, nous avons tous été réveillés par l’un des manifestants qui était parti pour savoir ce qui se passait.
Il nous a dit qu’ils avaient complètement écrasé le sit-in et que le couvre-feu avait été imposé et prendrait fin à sept heures du matin. La présence des forces de sécurité diminuait et il serait bientôt sûr de partir, a-t-il expliqué.
Il a conseillé à tous les manifestants portant une barbe de se raser, puisque selon ses dires, les forces de police présentes dans la zone ciblaient tous ceux qu’ils soupçonnaient d’être impliqués dans le sit-in.
Dès que je suis sorti du bâtiment, j’ai senti une odeur de brûlé. Il y avait des nettoyeurs qui balayaient les rues, collectaient des ordures et jetaient des tentes cassées.
Une vieille femme, debout à côté du bâtiment, m’a regardé. « Avez-vous besoin de quelque chose ? », m’a-t-elle demandé.
Je lui ai dit que j’avais perdu mes chaussures ; elle a souri et plongé la main dans un sac noir qu’elle portait. Elle a sorti une paire de tongs et me l’a donnée.
Nous sommes retournés à l’endroit où notre tente se dressait autrefois. Il y avait des flaques de sang sur le sol. Des chaussures, des tongs et des vêtements laissés à l’abandon étaient éparpillés dans la rue. Il y avait des douilles de balles partout.
Nous avons retrouvé la tente : elle était broyée. Des gens l’emportaient, nos effets personnels étaient jetés sur le sol. Nous avons retrouvé nos vêtements, j’ai retrouvé ma carte de métro londonien, ma carte universitaire et mes les clés de mon appartement britannique. J’ai jeté tout cela dans un sac JD Sports déchiré que j’utilisais pour ranger mes vêtements.
Nous sommes repartis. Nous avons trouvé un itinéraire pour quitter la place, conscients que nos chemises maculées de sang et notre apparence débraillée pouvaient trahir notre identité de manifestants.
Nous avons appelé Saleh pour vérifier s’il s’en était sorti vivant. Il avait survécu et il nous attendait dans l’appartement où nous sommes restés pendant notre périple. C’est à ce moment-là que nous avons appris la mort d’un de nos amis, Ahmed Sonbol. Il était assistant d’enseignement à l’université américaine du Caire, à seulement 24 ans, et avait passé son temps au sit-in pour prêter main forte dans l’hôpital de campagne.
Nous avons appelé un taxi et fait route vers l’appartement. Les retrouvailles avec Saleh étaient douces-amères. En l’espace de quinze heures, en plein jour, nous avons appris que des centaines de personnes avaient été tuées.
Il y avait tant de funérailles auxquelles assister ce jour-là, mais nous ne pouvions pas nous y rendre. Nous sommes restés silencieux la plupart de la journée, incapables de comprendre ce à quoi nous venions d’assister, en plein cœur de la ville.
Le Caire était retournée à la normale, comme si de rien n’était. Les gens allaient travailler comme d’habitude, les rues ont rouvert comme s’il n’y avait pas eu 1 000 morts sur ces lieux.
Dans la soirée, nous avons décidé de nous rendre dans une mosquée qui servait de morgue de fortune, après que la mosquée de Rabia a été incendiée par les forces de sécurité lors de la dispersion.
Lorsque je suis entré dans la mosquée al-Iman, une forte odeur me prenait au fond de la gorge, comme un mélange de sang et de sueur, une puissante odeur de brûlé. C’était une odeur que je pouvais littéralement avaler.
À l’étage, de l’entrée jusqu’à l’arrière de la mosquée, il y avait des rangées de cadavres enveloppés dans des linceuls.
Des listes de noms étaient disposées près de l’entrée pour que les familles puissent retrouver leurs proches. Il y avait des femmes assises à côté du corps sans vie de leur fils, mari ou père.
Des hommes éclataient en sanglots en trouvant leurs proches enveloppés dans un linceul. Il y avait un silence étrange, uniquement interrompu occasionnellement par les cris de choc ou les gémissements d’une personne dont le cœur venait d’être brisé.
Il y avait une section qui attirait le plus d’attention, entourée par des photographes et des journalistes. Lorsque je me suis approché, l’odeur de brûlé est devenue plus intense. D’énormes blocs de glace recouvraient les corps.
L’un des médecins a retiré le linceul de la tête d’un des corps – ou de ce qu’il en restait. La tête était noire, une partie du crâne manquait. Il m’a fallu quelques instants pour comprendre ce qu’il me montrait : ces gens étaient tous morts brûlés.
À ce jour, pas une seule personne n’a eu à répondre de ses actes à Rabia. En effet, l’homme qui a donné l’ordre de nettoyer la place, Abdel Fattah al-Sissi, alors commandant en chef de l’armée, est devenu depuis président de l’Égypte.
Deux ans plus tard, nous avons vu avec stupeur David Cameron dérouler le tapis rouge à Sissi à Londres, un homme responsable de la mort de nos amis et de milliers d’autres personnes, dont un ressortissant britannique, Mick Deane, un caméraman chevronné de Sky News.
Alors que la poussière était retombée sur la place Rabia, l’énorme cassure dans la société égyptienne était beaucoup plus profonde que nous aurions pu l’imaginer. Nous avons vu des amis, des membres de notre famille, des activistes et des personnes qui se présentaient comme des partisans des droits de l’homme applaudir le massacre, comme si le sang de leurs compatriotes ne voulait rien dire.
Ce fut une découverte dévastatrice. Ils nous ont accusés d’être des membres des Frères musulmans, ne comprenant pas que des personnes originaires de tous les horizons politiques s’étaient rassemblées à Rabia pour s’élever contre le coup d’État.
L’épreuve que j’ai traversée a cependant eu un bon côté : deux jours après le massacre, quelqu’un m’a envoyé un tweet d’espoir. Un an et demi plus tard, cette personne est devenue mon épouse. Pour nous, le 14 août sonnera toujours comme un rappel du jour qui m’a offert une seconde chance.
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Un compte rendu personnel du coup d’Etat de 2013 en Egypte
Par Le Cri des Peuples
Il y a 10 ans jour pour jour, j’ai adressé à Norman Finkelstein ce compte rendu du coup d’état sanglant de al-Sissi en Egypte, où je me trouvais alors. Je résidais dans le quartier populaire de Gizeh, non loin des pyramides. Bien que les politiques des Frères musulmans soient méprisables à plus d’un titre, la répression sanglante dont ils ont été victimes en défendant l’ordre constitutionnel et leur Président démocratiquement élu ne pouvait susciter que l’indignation. Je le traduis ci-dessous pour la première fois.
Source : normanfinkelstein.com, 19 août 2013
Traduction : lecridespeuples.fr
Ce que j’entends à Gizeh : le bâtiment du gouvernorat de Gizeh a été évacué par la police une demi-heure à peine avant d’être incendié, et ce sont des gangs travaillant avec les forces de sécurité qui ont fait le coup… tout comme ce sont eux qui brûlent les églises pendant que les forces de sécurité restent là sans rien faire, les imams et les leaders de la confrérie ayant appelé leurs masses à les protéger (confirmé par cet article). J’ai également entendu parler d’un officier de police tué parce qu’il avait refusé de faire ouvrir le feu sur les manifestants. Bien sûr, tout cela ne profite qu’au régime qui fait de son mieux pour dépeindre et transformer les Frères Musulmans en terroristes, tout comme Israël le fait pour les Palestiniens, comme l’indique cet excellent article de Fisk. Et bien que l’on puisse affirmer que les partisans des Frères Musulmans ne sont pas en état de penser et d’agir rationnellement, nous devrions toujours nous demander à qui profite le crime. Aucune preuve n’est apportée à toutes les accusations lancées contre les Frères Musulmans, et on ne leur donne aucune chance de s’exprimer. C’est bien pratique.
Vendredi, le métro fonctionnait mais pas dans toutes les stations, les stations Place Tahrir et Gizeh étaient fermées, comme toutes les stations sensibles. À côté de l’université du Caire, où se tenait le sit-in de la Nahda, j’ai été arrêté alors que je passais devant une sorte de poste de contrôle, on m’a demandé de montrer ma carte d’identité et comme il s’est avéré que c’était un passeport français, j’ai été emmené dans un poste de police, fouillé et interrogé par des policiers qui voulaient s’assurer que je ne participais pas à des manifestations ; ils m’ont demandé si j’avais une page Facebook et ont vérifié si mon téléphone portable contenait des photos ou des vidéos (ce n’était pas un smartphone). Leur bureau était rempli d’hommes en civil, armés comme s’ils partaient à la guerre. Ils m’ont dit de rentrer rapidement chez moi car la violence et les coups de feu allaient bientôt commencer. C’était juste avant la prière du vendredi. J’ai défilé devant des centaines de manifestants à Gizeh après la prière et, bien sûr, je n’ai vu aucune arme, pas même des bâtons.
Juste un jour avant la répression de Rabi’a al ‘adawiya, un de mes amis locaux a été invité par un habitant de la ville qu’il avait rencontré aux pyramides et qui voulait lui montrer que tout ce qui avait été dit dans les médias comme quoi les habitants locaux se plaindraient des manifestants était un mensonge, que la plupart des habitants les soutenaient et que leur protestation était légitime.
Il est incroyable qu’à l’exception de quelques chaînes de télévision consacrées à la diabolisation des Frères musulmans jour et nuit, on ne voit que des films, de la musique, des émissions comme si rien ne se passait. De toute façon, beaucoup d’Égyptiens ne font plus confiance à leurs médias nationaux et essaient de capter Al-Jazeera et d’autres chaînes qui sont régulièrement brouillées et décryptées, encore et encore.
J’ai été très choqué par les titres de la presse, inspirés de Goebbels… (« Les Frères musulmans détestent l’Égypte », etc.) comme si ce parti était à l’origine de tous les meurtres et que les morts étaient principalement les membres de la police et des civils opposés à lui (alors que la réalité est que c’est la police et l’armée qui tirent à balles réelles sur les manifestants pacifiques pro-Frères musulmans, qui défendent leur président démocratiquement élu face à un coup d’état sanglant). Il s’agit d’une apologie des crimes & massacres de Sissi. Certains ne se rendent tout simplement pas compte (ou s’en moquent) que les Frères Musulmans et leurs partisans sont des centaines de milliers d’Égyptiens, qui sont censés vivre dans ce pays, et qu’ils sont des êtres humains, même si l’on a beaucoup de raisons de s’opposer à l’idéologie et aux actions des Frères musulmans et même de les mépriser… en tant qu’hommes politiques. Mais aujourd’hui, un grand nombre de personnes se rangent de leur côté alors qu’elles s’y opposaient farouchement auparavant, tout comme moi. L’opposition au coup d’État va bien au-delà de l’appartenance ou du soutien aux Frères Musulmans, bien que les médias et le gouvernement fassent de grands efforts pour l’ignorer et le présenter de manière manichéenne. Mais même dans un quartier aussi populaire que les Pyramides, certains s’en tiennent à l’histoire officielle et accusent le parti de tous les maux. Mais ce n’est pas surprenant compte tenu de la partialité scandaleuse des médias, qui ne laissent passer qu’un seul son de cloche. La surprise est que la majorité est toujours contre Sissi et veut qu’il soit jugé et condamné pour ses crimes : j’ai entendu parler de la Cour Pénale Internationale dans les rues avant d’en prendre connaissance en ligne.
Depuis le coup d’État, j’attendais de voir l’émission du vendredi de Bassem Youssef, Al Barnamag, sur CBC. Il s’agit du satiriste télévisé le plus célèbre d’ici, qui ridiculisait sans cesse le Frères Musulmans et Morsi, les accusant d’être contre le pluralisme, contre la liberté d’expression, d’être des tyrans soutenus par des masses de meurtriers en puissance, etc. (à un moment donné, un avocat islamiste lui a intenté un procès, essayant d’interdire son émission, en vain puisque le tribunal a rejeté la plainte, mais Bassem Youssef est devenu un symbole de la liberté d’expression, et dans l’une de ses dernières émissions, Jon Stewart est venu le féliciter pour cela). Mais il ne s’est pas montré dans son émission télévisée jusqu’à présent, et je m’attends à ce qu’il devienne comme toute l’élite soi-disant libérale ici, un hypocrite aux proportions épiques (il a soutenu le coup d’État). Certains de ses articles, jouant un air de Baradei, publiés dans Al-Shourouq ont été traduits en anglais depuis l’arabe (voir en particulier l’ignoble « Et si Mursi était toujours président », une pure rhétorique à l’israélienne justifiant les crimes réels de Sissi destinés à prévenir des crimes hypothétiques qu’auraient soi-disant commis les Frères Musulmans si on les avait laissés au pouvoir.
Pourtant, sa voix compte parmi les plus modérées, et sa conscience semble au moins lutter, bien que sans grand succès jusqu’à présent. Même El Baradei, corrompu comme il l’est, est maintenant traité de lâche et de traître par ses anciens alliés. C’est vraiment une ère de pure folie où les vérités, les faits et les principes les plus élémentaires ne peuvent être exprimés alors que les mensonges les plus indécents sont criés partout.
Lorsque j’ai lu qu’El Baradei appelait indirectement au suffrage censitaire, réservé à une élite occidentalisée (il est amusant de constater que nombre de ces « analphabètes » locaux le méprisent et se moquent de lui parce qu’il ne parle même pas un arabe correct, tout comme Saad Hariri au Liban), j’ai pensé au mot de Périclès : nul doute que l’opportuniste lettré et éduqué à l’occidentale qu’est Baradei connaîtrait cet homme d’État et orateur grec : « Bien que tous les hommes ne soient pas capables de concevoir un projet politique réaliste, tous les hommes sont capables de l’évaluer. » Mais bien sûr, la seule démocratie que ces soi-disant libéraux défendent est celle qui leur permet de s’asseoir sur le trône.
Je ne comparerais jamais les Frères Musulmans à la Commune de Paris, mais il y a quelque chose de commun dans la haine viscérale et la répression la plus sévère auxquelles ils ont tous deux été confrontés, destinées à leur donner une leçon et à les écraser pendant des décennies, et peut-être aussi à compenser cette peur abominable chez les élites dominantes, à savoir que certaines personnes se pensent égales à elles et dignes d’exercer le pouvoir, sans commettre plus d’abus que leurs prédécesseurs ou opposants, mais en leur retirant certains de leurs privilèges (ce qui est le véritable crime impardonnable). Une seule caste est autorisée à gouverner – et à opprimer – l’Égypte.
J’ai rassemblé les titres des premières pages de certains journaux des trois derniers jours.
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PREMIÈRES PAGE DE LA PRESSE (seulement quelques-uns des titres principaux de la première page, spectaculaires dans leur inversion accusatoire)
17 août 2013
Al Shourouq
Un vendredi d’armes, de sang et de feu
Le peuple est réticent à affronter un scénario de chaos
Un journaliste du Shourouq a été témoin de tous les événements de l’éclatement de Rabi’a : les forces de sécurité ont ouvert le feu en réponse à la mort de 4 d’entre eux tués par des tireurs d’élite à 7h30.
Des cocktails Molotov ont mis le feu à la mosquée de Rabi3a… Et les tentes et le gaz ont contribué à l’embrasement.
Source militaire : l’armée n’hésitera pas à ouvrir le feu sur tout élément terroriste
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Al Ahram al masa’i
L’Egypte sous le bombardement du terrorisme de la confrérie : les milices armées de l’organisation transforment le Caire et les provinces en guerre de rue avec la participation d’éléments étrangers.
Féroce fusillade en plein centre de la capitale lors d’une tentative ratée de pénétrer dans le poste de police d’Azbekiya.
Des feux ont été allumés sur des magasins privés de la rue Ramses… et sur des bâtiments gouvernementaux à Fayoum, Ismailiya, Minya et Alexandrie.
Les éléments armés tirent des balles au hasard sur les citoyens dans de nombreux endroits.
Des dizaines de morts et des centaines de blessés, des bâtiments privés et gouvernementaux incendiés, tel est le bilan de la journée du terrorisme du parti des Frères musulmans.
Les partis appellent à une mobilisation nationale contre le terrorisme de l’Organisation et à le dénoncer publiquement.
Le Conseil des savants religieux désigne la confrérie comme « le groupe des apostats »… et condamne les actes de meurtre et d’incendie qu’elle perpètre.
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Al masry al yawm
Les milices de la confrérie se déchaînent dans les rues : les terroristes ouvrent le feu sur les citoyens et hissent des drapeaux d’Al Qaeda sur les places.
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Al Watan
L’Egypte est en proie aux feux de la « Confrérie armée » (avec des photos d’hommes armés dépeints comme des Frères Musulmans)
L’Occident donne le signal… Et « l’Organisation » s’exécute
Les terroristes portent des armes automatiques en public et ouvrent le feu au hasard dans les rues et attaquent les places publiques… Et 11 dirigeants de la Confrérie sont capturés
Des dizaines de martyrs et de blessés par les balles de la « Confrérie » dans les provinces… Et le peuple protège les églises
Pacifique, les Frères Musulmans ? Ils trainent et assassinent un chauffeur de taxi qui refusait de bloquer la Corniche à Alexandrie
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Akhbar al yawm
L’Egypte brûlée par les feux de la Confrérie
La Zone libre cherche à annuler les autorisations de la chaîne Al Jazeera
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Al Tahrir
Terrorisme de la confrérie en ce vendredi de tueries :
– Attaques organisées contre des postes de police et des églises
– Incendies délibérés sur la place Ramsès
– Incendie de 6 tribunaux dans les provinces
Marches armées en soutien à l’Organisation… Et des hommes masqués ouvrent le feu sur les gens du haut des ponts du 15 mai et du 6 octobre.
Les Frères tuent l’adjoint du poste de police de Mata à Minya et lui fracassent le crâne avec des pierres
Attaque des Frères sur la maison du Cheikh d’al Azhar à Louxor… Et le peuple confronte les criminels
Les feux de l’Organisation brûlent les provinces
Alexandrie : Un cortège de la confrérie ouvre le feu au hasard sur des citoyens… Des dizaines de morts et de blessés
Est : Des éléments de la confrérie ouvrent le feu sur une voiture des forces de sécurité et blessent un officier et 19 soldats
Fayoum : 13 morts dans les combats entre la confrérie et les forces de sécurité
Dumyat : 8 morts dans l’attaque d’une banque par la confrérie
[En plus de nombreuses images de manifestants armés, de foule, de bâtiments et de voitures en feu, le roi saoudien…]
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16 août 2013
Al Ahram al masa’i
Les milices de la confrérie déploient la tactique de la « terre brûlée ».
Le gouvernement dévoile un plan criminel de la confrérie pour brûler les postes de police et les hôpitaux afin de frapper les piliers de l’Etat.
Les érudits religieux : ce que fait la Confrérie est du terrorisme… Et les activistes des droits de l’homme mettent en garde contre une guerre civile… Et l’Organisation se prépare à un « jour de colère »…
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Al masry al yawm
Les milices de la confrérie détruisent les propriétés des gens
La confrérie attaque les bâtiments des gouvernorats et des commissariats de police et menace d’intensifier ses actions aujourd’hui.
Le bilan du massacre de Kerdasa s’élève à 11 morts
La bataille pour l’avenir : l’État ou la Confrérie
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Al Watan
La Confrérie : Aujourd’hui, c’est le « vendredi des tueries ».
L’Organisation fait couler le sang de l’armée et de la police… et vise les prisons, les églises et le Maspero après avoir brûlé le bâtiment du gouvernorat de Gizeh. Ministère de l’Intérieur : nous répondrons par des balles réelles
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Al Jumhuriyya
La confrérie brandit le slogan « terre brûlée »… Ils ont brûlé la mosquée Al rabi’a avant de partir… et ont également brûlé le bâtiment du gouvernorat de Gizeh.
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Al Akhbar
Le Guide et son organisation brûlent les mosquées et les églises
Les larmes des Egyptiens lors de l’adieu aux policiers martyrs
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Al Tahrir
La confrérie déteste l’Egypte
Politiciens et avocats : La confrérie est un groupe terroriste qui devrait être interdit et son parti interdit de participation à la vie politique.
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Al Destour
Hommage aux martyrs héroïques de la police et à tous les martyrs dont le sang a été versé pour la sauvegarde de l’Egypte
La Confrérie prévoit de brûler l’Égypte
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Al Wafd
Criminels de la confrérie
Le massacre de Kerdasa : témoignage de l’idéologie sanguinaire de l’Organisation
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15 août 2013
Al masry al yawm
La bataille du destin : l’État ou la Confrérie
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Al Ahram
Nettoyage du sit-in… Et la confrérie l’a brûlé
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Al Akhbar
L’Organisation se disperse… et brûle les églises, les écoles, les commissariats, les tribunaux et les propriétés privées et publiques
43 martyrs tombent des rangs de la police, abattus par des tireurs d’élite de la Confrérie
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Al Watan
La Confrérie brûle l’Egypte
Les milices de l’organisation attaquent les postes de police et brûlent 16 églises… La présidence déclare l’état d’urgence pour un mois… Baradei démissionne.
Pacifique, la Confrérie ? Armes automatiques, mitraillettes et fusils de sniper de fabrication israélienne et 2000 cocktails molotov…
L’Etat : le sang est la responsabilité de la Confrérie
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